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Roland Jaccard

Salut à Roland Jaccard

Ce n’était pas tant le suicide que l’idée du suicide qui consolait cet écrivain austro-hongrois de langue française et de nationalité suisse, essayiste et diariste dans l’âme. Comme Montherlant, Roland Jaccard s’est donné la mort à l’équinoxe de septembre la veille de son quatre-vingtième anniversaire.

« Merde !» me suis-je exclamé égoïstement en apprenant lundi matin la mort de Roland Jaccard. Nous devions nous voir ces jours prochains et je me réjouissais déjà de le retrouver, toujours aussi libre, drôle, élégant – d’une élégance un peu déglinguée, ce qui ajoutait au charme –, mélancolique, curieux, caustique et fraternel. Je savais que depuis quelques temps Roland pensait de plus en plus sérieusement à tirer sa révérence.

Le cynique Jaccard n’a jamais trahi pas le jeune Roland

Il avait annoncé à plusieurs reprises que sa mort serait volontaire et il supportait de moins en moins notre époque, ses pesanteurs et ses servitudes nouvelles. « J’ai bien peur que l’heure de la fermeture ait définitivement sonné dans les jardins de l’Occident », affirmait-il dans la dernière chronique publiée sur son blog. Roland Jaccard, je l’ai rencontré par l’entremise d’Alfred Eibel, et c’est d’abord une passion commune pour le western et le film noir qui a scellé notre amitié. Roland vouait à John Ford, à Anthony Mann, à Fritz Lang, à Raoul Walsh et à tous les géants de l’« ancien régime du cinéma » une passion qui n’avait pas faibli avec le temps et gardait sa juvénilité. On le constatera en revoyant l’excellent entretien qu’il nous avait accordé pour la série Cinéphile(s), le cynique Jaccard ne trahissait pas le jeune Roland qui, au début des années 60, aux premiers rangs des salles obscures de la cinémathèque de Lausanne, vibrait et désirait. Mais à l’enthousiasme, ce faux superficiel joignait désormais une intelligence critique aiguë et sans faiblesse.

Ses rencontres avec Lino Ventura

Lors de certaines de nos conversations, dont je me rappelle aujourd’hui avec gratitude et émotion, il dénouait les liens unissant cinéma et régimes totalitaires, psychanalysait Jean-Luc Godard autant que John Wayne ou Marlène Dietrich, évoquait avec ferveur sa chère Louise Brooks ou ses rencontres suisses avec Lino Ventura, et cela évidemment sans jamais poser au maître ou à l’érudit. Sous des allures de légèreté et de désinvolture, Roland était un être profond, et qui savait transmettre ses admirations et, j’ose user d’un mot qu’il détestait, sa sagesse.

Des imbéciles ont parfois dressé de Roland Jaccard le portrait d’un simple épigone de Cioran et de Gabriel Matzneff. Roland ne reniait jamais ces maîtres et ces complices mais il me semble aussi idiot qu’absurde de le présenter en imitateur servile, en écrivain mimétique. Il suffit de relire ses livres pour s’en convaincre – et j’y reviendrai plus longuement dans un prochain numéro d’Éléments – Roland était un être rare que l’on pourrait rapidement définir ainsi : Roland Jaccard, écrivain austro-hongrois de langue française et de nationalité suisse. Cela donnait à ses livres une saveur que l’on serait en peine de retrouver dans la plupart des essais et des romans français de ces dernières années. Roland ne cherchait pas solennellement et sacerdotalement à nous initier aux grands mystères du monde, à nous édifier et à nous catéchiser. Et c’était très bien ainsi, et l’on se sentait plus aérien, tout en prenant doucement de la hauteur.

Les dîners avec Jaccard – où les mondanités étaient toujours bannies – dans l’une ou l’autre de ses cantines italiennes ou asiatiques, restent pour moi des moments de joie incomparables, car j’y oubliais le bruit du temps et du monde. On y devisait du déclin de l’Occident aussi bien que de l’amour, des femmes et des âges de la vie, de la vieillesse et de la mort, des choses essentielles, avec drôlerie et lucidité, entre civilisés, sans jamais chercher à épater le bourgeois, à sermonner, à moraliser, à assommer. On y respirait ainsi un air de liberté et de civilisation, chose bien précieuse aujourd’hui lorsque « les lourds et les débraillés » empuantissent généralement l’atmosphère.

Ses admirations : Clément Rosset, Otto Weininger, Louise Brooks

Et puis le rare Roland évoquait souvent des amis et des admirations qui sont ou devraient être chers à tout honnête homme : Clément Rosset, Otto Weininger, quelques scénaristes et cinéastes méconnus, deux ou trois aphoristes autrichiens de la Belle Époque, des écrivains, des penseurs, des tueurs et un cannibale japonais trop amoureux. C’est cela qui rend sa mort particulièrement agaçante pour ses amis. Roland Jaccard disparu, le monde nous sera encore davantage odieux, hostile, insupportable de bêtise et de brutalité. Il nous restera au moins ses livres se dit-on pour se consoler. « L’homme de la modernité naît à l’hôpital, est soigné à l’hôpital quand il est malade, contrôlé à l’hôpital pour voir s’il est bien portant, renvoyé à l’hôpital pour mourir dans les règles – c’est à dire petitement et convenablement. » écrivait Roland Jaccard dans L’exil intérieur, un essai qu’il serait nécessaire de relire en cette époque psychotique. Saluons encore une fois Roland Jaccard pour avoir refusé de vivre petitement et de mourir convenablement.

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