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Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Russie-Ukraine : comment les néoconservateurs font la loi dans les médias français

Cela fait plus d’un an que la majorité des médias de grand chemin ont fait le choix du soutien à l’Ukraine et du dénigrement de la Russie. Pourquoi les VRP de l’atlantisme ont-ils si facilement porte ouverte dans les médias français ?

Une chose est sûre : traiter un sujet de façon binaire n’est jamais un signe de bonne santé intellectuelle. Et Natacha Polony, dans un récent édito sur le sujet, a bien raison de railler « un an d’escroquerie intellectuelle » offert par la classe médiatique française. Aussi, dans ce papier, un mot retient notre attention : « néoconservatisme ». La directrice de Marianne n’hésite alors pas à parler de « tribune libre » accordée aux « représentants les plus forcenés » de ce courant. Mais qui sont ces hommes qui ont leur rond de serviette dans les médias ? Et déjà, qu’est-ce que le néoconservatisme ?

L’Europe contre la nouvelle Carthage

Pour comprendre ce qu’est le néoconservatisme, il faut revenir sur l’histoire américaine. Si les occidentalistes aiment à répéter que les États-Unis sont un prolongement de l’Europe, ils omettent souvent de préciser que ce pays s’est aussi construit et pensé comme une négation de la terre de leurs ancêtres. Même s’ils sont partis avec toute une masse et une partie de la culture européenne, les États-Unis ont toujours eu, et cela depuis le début de leur existence, le désir de se scinder d’avec le Vieux Continent. C’est pour cela que Dominique Venner parlait de « bâtard enrichi et renégat ».

Considérant qu’ils habitaient une terre promise, ce sont les Pères pèlerins qui ont coupé les ponts avec l’Europe. Dans Our Country, un missionnaire du nom de Josiah Strong affirmait que « la race anglo-saxonne a été élue par Dieu pour civiliser le monde ». Le 2 décembre 1823, la déclaration du président Monroe qui affirme la volonté des USA d’écarter les puissances européennes du Nouveau Monde est un aveu de ce divorce à venir.

C’est en août 1845 que le journaliste O’Sullivan utilisa, pour la première fois, le terme de « destinée manifeste » pour légitimer la guerre que les États-Unis préparaient contre le Mexique. Il expliquait : « Notre destinée manifeste consiste à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence, pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année. » Bien qu’au départ les États-Unis se soient considérés comme le « village sur la colline », les premières décennies du XXe siècle symbolisèrent une rupture de ce principe. Dorénavant convaincus de leur rôle de « civilisateur », Woodrow Wilson et F. D. Roossevelt incarnèrent ces figures impérialistes d’une Amérique se projetant sur l’extérieur.

Bien que sa chute soit annoncée depuis 1945, les États-Unis sont objectivement une puissance exceptionnelle qui tient grâce à sa capacité d’innovation technique et son hégémonie économique mondiale. Sa force provient en partie de ces ambivalences : État-continent et maître de la thalassocratie anglo-saxonne ; nation superstitieuse faisant preuve d’un grand pragmatisme ; première puissance militaire et maître du soft-power ; île qui a le « don » d’ubiquité. Cette puissance lui a servi, depuis les trois derniers siècles, à promouvoir ces mythes et représentations qui donnent à ce peuple le sentiment qu’il est une « exception ». Le général de Gaulle disait en 1956 à Raymond Tournoux : « L’Amérique, c’est Carthage… Ce qui change tout, c’est que l’Amérique n’a pas de Rome en face d’elle. »

Néocons contre conservateurs old school

Depuis 1970, le néoconservatisme est une mouvance composée pour l’essentiel de journalistes, de politiques et de conseillers. Originaires du camp des démocrates, les « néocons » se rallièrent aux républicains lors de l’élection de Ronald Reagan. En revanche, il faut bien distinguer les néocons des conservateurs, car si les premiers sont partisans d’une politique étrangère interventionniste, les seconds penchent plutôt pour l’isolationnisme.

Tout part d’un constat : le système international est à l’état de nature anarchique (Hobbes). C’est pour cela que les États-Unis, dont la mission historique est d’exporter la démocratie, doivent instaurer un ordre planétaire d’inspiration libérale. Les deux figures modernes de ce courant, Robert Kagan et William Kristol, affirmaient dans un article de 1996 qu’il fallait une volonté politique pour établir « une hégémonie bienveillante des États-Unis ». Disciples du philosophe Leo Strauss – même si la lecture qu’ils en font est sujette à discussion –, les néoconservateurs sont partisans de l’usage de la force et considèrent avec dédain la morale qu’ils dénoncent comme une « superstructure » menteuse.

Chose importante : le néoconservatisme est le produit d’intellectuels urbains de Washington au contraire des hommes plus enracinés du parti conservateur. Les néocons méprisent les conservateurs qui restent attachés au « bon sens » de l’Amérique et qui se considèrent comme les représentants du « pays réel ». Si les néocons se sont montrés favorables aux dépenses militaires et au renforcement du dirigisme de l’État, les conservateurs, quant à eux, sont plus hostiles au centralisme de la capitale. Lors des dernières guerres menées par les USA, ce sont les libéraux, plus que les électeurs de droite, qui ont cautionné la politique étrangère musclée de ces idéologues.

Un des paradoxes de ce courant est qu’il prend sa source à gauche. « Le père fondateur du courant, Irwing Kristol, écrivait en 1983 être toujours fier d’avoir adhéré en 1940 à la Quatrième Internationale et d’avoir contribué à New International et Partisan Review », relève John Laughland. Ce tropisme de gauche est un marqueur de l’Internationale néoconservatrice. Par exemple, au Royaume-Uni, longtemps les deux « faucons » les plus durs de ce mouvement (Melanie Philips et Stephen Pollard) en étaient issus. En France, on rencontre le même phénomène avec des hommes comme Daniel Cohn-Bendit, Raphaël Enthoven, Romain Goupil, Pascal Bruckner, père et fils Glucksman et Bernard-Henri Lévy.

La lente soumission de la France à l’anglosphère

Winston Churchill avouait au général de Gaulle : « Rappelez-vous ceci, mon Général, entre l’Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand ! » La campagne d’Irak (2003) fut un parfait exemple de cet avertissement. En plus d’avoir rouvert les vannes de la francophobie après le veto français à l’ONU, l’envoi de troupes américaines, britanniques et australiennes symbolisaient cette volonté de faire naître une « alliance économico-politique essentiellement anglophone, mais à vocation mondiale » (Laughland).

Cela n’est pas nouveau. L’idée d’un « devoir d’ingérence »est au fondement de l’impérialisme américain qui, dès 1945, s’incarna sur le concept de « state building ». De l’Europe d’après-guerre jusqu’à l’intervention en Afghanistan, c’est sur la ruine des anciennes nations que l’Amérique misait pour mettre sur pied un « nouvel ordre mondial ». Après la chute de l’Union soviétique, un document du Pentagone (le « rapport Wolfowitz ») annonçait que Washington devait désormais « convaincre d’éventuels rivaux qu’ils n’ont pas besoin d’aspirer à jouer un plus grand rôle, régional ou global ». Depuis, plus rien n’arrêta les États-Unis qui enchaîneront, au mépris des États européens et de leurs adversaires (Russie, Chine, Iran), la guerre du Kosovo (1999), l’Irak (2003), le conflit Géorgien (2008) et l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

« Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans. » Cette phrase, même si cela paraît surprenant, fut celle du président Macron en 2017. Désirant revenir à l’héritage gaullo-mitterandien, voire chiraquien, Macron annonçait engager la France selon une autre voie que celle prise par ses prédécesseurs – notamment celle de Sarkozy en Libye et de la ligne Hollande-Fabius en Iran puis Syrie.

Or, depuis des années la France a accepté, sauf à de rares exceptions, l’abandon de son indépendance en suivant les interventions anglo-saxonnes. Si l’interventionnisme fut aussi une tradition française (RDC, ex-Yougoslavie et Côte d’Ivoire), on constate un changement depuis Sarkozy et Hollande. Depuis son retour dans le giron atlantiste, la France perd peu à peu sa voix dans le concert des nations. Si le gaullisme se caractérisait par une recherche d’équidistance entre les États-Unis et la Russie, depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien, cette tentative d’équilibre a sauté au profit d’un alignement sur l’Oncle Sam.

BHL et sa clique de va-t-en-guerre

Si le camp national oscille entre Kiev et Moscou – voir des personnalités comme Thierry Mariani, les souverainistes ou Pierre de Gaulle –, la gauche, quant à elle, a rejoint en masse le camp ukrainien, même si certains membres du parti communiste ou des individualités comme Emmanuel Todd portent une voix différente. En règle générale, le gros de la troupe de l’extrême centre (de EELV au LR) s’est drapé de l’étendard bleu-jaune. Mais c’est surtout la gauche libérale qui forme l’avant-poste des néocons français avec par exemple Benjamin Haddad, qui, avant de devenir député Renaissance, représentait les intérêts américains en Europe pour Atlantic Council.

Chef de file de cette coalition, BHL est l’incarnation de ces sonneurs de tambours de guerre. Promoteurs de toutes les dernières invasions américaines, ces « bonnes âmes » n’hésitent pas à en appeler à de nouvelles batailles et destructions. Tout le battage publicitaire autour du dernier film de BHL témoigna de la puissance de ce clan dans le monde médiatique, et gare au séditieux qui remettait en cause cette mobilisation en faveur de l’Ukraine. Attaquant en essaim sur les plateaux de télévisions (LCI, France 2), les matinales de radios (France Inter et RTL) et les éditoriaux des magazines (ParisMatch, L’Express), ces « intellectuels » enchaînent les diatribes bellicistes au nom des « valeurs de l’occident », de la défense de l’Europe et du « monde libre ». Dans un article pour Le Monde diplomatique, Serge Halimi et Pierre Rimbert parlent même d’un « ton de croisade » et d’une « absence de pluralisme ». Lacan aimait dire que Kant n’allait jamais sans Sade ; si les néocons sont moraux, c’est qu’ils y prennent sûrement du plaisir.

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