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Ronald Reagan a-t-il vraiment « gagné la guerre froide » ?

La chaîne Arte propose actuellement à ses spectateurs un documentaire réhabilitant la politique du président Reagan. Il veut démontrer que si l’homme fut raillé à l’époque, il remporta la croisade contre l’Union soviétique en l’asphyxiant économiquement puis en lui imposant des accords de désarmement. Au même moment, les États-Unis rendent hommage à George Shultz, qui fut secrétaire d’État de Reagan de 1982 à la fin de son second mandat en janvier 1989, et qui vient de décéder, le 6 février dernier, à l’âge de 100 ans. Or les nécrologies consacrées à M. Shultz affirment volontiers que c’est sa volonté de négocier avec Moscou qui a eu raison de la guerre froide. Deux versions contradictoires de la fin de la guerre froide sont donc en présence.

Au même moment toujours, nombre de stratèges et « thinktankers » aux États-Unis souhaitent devenir le nouveau George Kennan (le penseur du « containment » de l’URSS, lui aussi mort centenaire, en 2005), en élaborant une Grande Stratégie qui permettrait à leur pays de sortir victorieux de sa confrontation avec la Chine. Le conservateur Kennan insistait au début des années 1990 sur le caractère contre-productif de la politique de force de Reagan. Selon lui, ce sont la patience et les équilibres internationaux qui avaient eu raison du régime soviétique, lequel s’était effondré à cause de ses propres tares.

Le débat sur le rôle des États-Unis, et notamment de Reagan, dans la fin de la guerre froide a commencé très tôt. Si les historiens prennent aujourd’hui en compte l’ensemble des années 1980 et se focalisent sur le tournant de la période 1988-1991 et ses significations, les leçons qui sont tirées de la manière dont Washington a géré la fin de la guerre froide sont omniprésentes.

Dès les années 1990, s’est construit le récit de la victoire triomphale de Reagan grâce à sa politique offensive tous azimuts, s’appuyant sur Jean‑Paul II pour faire tomber la Pologne et sur l’Arabie saoudite pour faire chuter le prix du pétrole dont dépendait l’URSS. Les néoconservateurs, qui avaient soutenu Reagan au début de sa présidence puis critiqué son « amollissement » lors de son second mandat (voire son « appeasement » à l’égard de l’Union soviétique), militent lors du second mandat de Bill Clinton (1996-2000) en faveur d’une politique étrangère néo-reaganienne : l’Amérique, affirment-ils alors, doit éviter de s’endormir dans les délices de la mondialisation, face à des ennemis aux aguets. Ces néoconservateurs reviennent en force au début de la présidence de George W. Bush. À cause des (més)aventures militaires de celui-ci, le Reagan « diplomate » du second mandat sera ensuite loué par des Républicains « modérés », et même par Barack Obama qui prend l’exemple de la main tendue de Reagan à Gorbatchev pour justifier ses négociations avec l’Iran qui aboutissent à l’accord de 2015.

En France, la thèse de la grande victoire de Reagan par KO s’est imposée dans le sillage du grand « retournement » antitotalitaire du monde intellectuel des années 1980 et 1990, qui repose sur une convergence entre la droite traditionnelle et les anciens communistes ou militants d’extrême gauche, devenus aussi radicaux sur le camp soviétique qu’ils l’avaient été contre l’Ouest. Le documentaire Apocalypse : la guerre des mondes, déjà commenté, relève de cette vision de l’Histoire qui loue Reagan pour avoir achevé la bête soviétique expansionniste.

En Russie, les temps sont aussi à considérer que la politique reaganienne d’affirmation de la primauté des États-Unis et de refoulement de la Russie n’a jamais cessé ; Gorbatchev n’aurait pas été écouté avec son rameau d’olivier, ou bien aurait été trop naïf, entraînant la catastrophe des années 1990. Cette lecture est diffusée à l’Ouest pour jouer sur la russophilie assez généralisée à droite et à gauche, en particulier lorsqu’elle s’appuie sur une détestation de ce que les États-Unis font (et sont). Bref, ceux qui voient Reagan en Stallone le vantent ou le détestent. Mais les travaux historiques montrent depuis des années que cette vision relève du fantasme.

La victoire du « full-court press »
(« pressing » généralisé au basket-ball) de Reagan ?

La « Reagan victory school » affirme que la stratégie et l’objectif étaient clairs : condamner le communisme et clamer la supériorité des valeurs occidentales, profiter des vulnérabilités économiques soviétiques, saper la puissance géopolitique soviétique et le bloc soviétique, soutenir les « combattants de la liberté » qui résistent à l’Armée rouge (en Afghanistan) ou à un régime socialiste (Nicaragua).

Dans cette présentation des choses, l’augmentation massive des dépenses militaires, l’élaboration de plans militaires offensifs (pour les plaines d’Europe du Nord ou les mers bordant l’Union soviétique, ainsi que des plans nucléaires de combat, d’attaque-surprise et de décapitation du commandement soviétique), et la mise en œuvre de l’Initiative de défense stratégique (la fameuse « guerre des étoiles ») ont fait suffoquer l’Union soviétique dans la course aux armements et l’ont mise à genoux. Reagan a réaffirmé les valeurs américaines, a promu la démocratie, a utilisé les droits de l’homme comme une arme et a condamné le terrorisme d’État des pays communistes et de leurs alliés. Par conséquent, l’Union soviétique a été contrainte de se réformer, de promouvoir la détente et le désarmement, et de se retirer sur la scène mondiale. La politique de Gorbatchev n’était pas le résultat de son propre choix, mais d’une nécessité. En fin de compte, le leader soviétique a dû céder sur tout, naviguant de revers en revers jusqu’à la capitulation.

Cependant, cette version est fort discutable. Premièrement, la stratégie de Reagan était souvent incohérente et embourbée dans des luttes bureaucratiques internes. Il faut aussi rappeler que c’est Jimmy Carter qui a commencé cette politique dure à la fin de sa présidence, et Moscou préférait d’ailleurs Reagan à Carter pour l’élection de 1980. La fermeté militante de Reagan n’a en réalité connu un pic qu’en 1982-1983. Dans le tiers-monde, le « refoulement » ne prend de l’ampleur qu’après 1984. L’intervention de 1983 dans la petite Grenade, magnifiée dans le documentaire comme dans le film Le Maître de guerre, montrait surtout que les États-Unis faisaient de l’Amérique latine voisine – à moindre risque – le laboratoire de leur virilité retrouvée.

Au commencement, l’administration Reagan, dans son ensemble, ne pensait pas que les États-Unis étaient forts et l’URSS aux abois : à la fin des années 1970, il était question de supériorité soviétique et de « fenêtre de vulnérabilité » pour Moscou qui menaçait la sécurité du monde libre. Les États-Unis furent d’abord intraitables à l’égard du tiers-monde, en bloquant la conférence de Cancun de 1981 et en utilisant la crise de la dette qui commence en 1982. La stratégie de refoulement n’a pas été victorieuse en Afrique australe (où la plupart des pays sont encore gouvernés par des partis politiques qui ont fonctionné comme des mouvements révolutionnaires anticoloniaux soutenus par le bloc communiste), au Cambodge ou à Cuba. Elle a été très contestée aux États-Unis mêmes, notamment pour l’Amérique centrale. Le contre-choc pétrolier n’a pas été orchestré par la CIA, mais relevait de logiques de marché, et notamment de choix économiques de l’Arabie saoudite. Reagan n’a joué la carte des droits de l’homme et de la démocratie qu’après 1984, notamment à cause des pressions du Congrès et parce que les mouvements populaires s’en prenaient aux autocrates alliés de Washington du Chili et du Paraguay jusqu’aux Philippines et à la Corée du Sud.

La contre-culture que les reaganiens détestaient a sans doute davantage miné les pouvoirs dans l’Europe communiste que les grandes déclarations sur les valeurs, ou bien que le fameux discours de Reagan à Berlin-Ouest en 1987, vanté dans le documentaire, quand le président américain demanda à Mikhaïl Gorbatchev de « faire tomber le Mur ». Or cette chute fut avant tout une affaire allemande deux ans plus tard – et après que Bruce Springsteen eut souhaité en 1988 la fin des barrières devant un immense public de jeunes Allemands chantant « Born in the USA ».

Deuxièmement, le documentaire fantasme complètement sur la « guerre des étoiles ». C’est bien Reagan qui a voulu l’imposer, mais seulement parce qu’il voulait en finir avec les armes nucléaires. Homme de grandes idées simples, il détestait certes le communisme, mais aussi ces armes nucléaires. Il était un abolitionniste déterminé à sortir du chantage et du risque nucléaires. Ses conseillers ont dû le freiner lorsqu’il a voulu lancer le processus d’abolition avec Gorbatchev en 1986 – et les Britanniques et les Français, qui tenaient à leur arme nucléaire, ont eux aussi eu des sueurs froides. Les archives ont confirmé que Reagan était prêt à partager la technologie du « bouclier » antimissiles lors de ses négociations avec Gorbatchev en 1986-1987. Le volet « offensif » de l’Initiative de Défense stratégique fait partie des élucubrations de quelques « faucons », même si certains Soviétiques l’ont interprété ainsi. Mais ils n’ont pas paniqué, ni ne se sont engagés dans une compétition dans ce domaine. Ils doutaient (à juste titre) de la faisabilité du projet, et n’ont fait que réactiver quelques programmes de recherche antimissiles.

Troisièmement, la politique offensive s’est révélée coûteuse en argent et en victimes (notamment en Amérique centrale), et fut peut-être même contre-productive. En effet, il est possible que la guerre froide n’ait pas été gagnée grâce à cette stratégie, mais malgré elle, parce qu’elle a renforcé la main des faucons à Moscou. Cette politique n’a pas contraint Moscou à se retirer d’Afghanistan, à désarmer ou à se démocratiser. L’Union soviétique n’était pas à bout de souffle économiquement, comme le fait croire le documentaire. La politique de Reagan a sans doute rendu plus difficile l’évacuation de l’Afghanistan par les forces soviétiques, que Moscou avait voulue précocement. Cette politique a tendu les relations de Washington avec ses alliés, et amené la Chine à rechercher la normalisation de ses relations avec l’Union soviétique. Elle a plongé les États-Unis dans le gouffre des déficits budgétaires : au milieu des années 1980, il était davantage question des difficultés économiques américaines et de la surexpansion impériale des États-Unis que de la crise de l’Union soviétique, notamment dans le best-seller de Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances (1987).

Donald Trump commençait sa carrière en insultant l’allié japonais, ses excédents commerciaux, son rachat d’entreprises et d’immobilier aux États-Unis – avant de s’en prendre à la Chine trente ans plus tard. En revanche, il est sans doute excessif de considérer que cette politique reaganienne aurait pu mener à la guerre en 1983, et que c’est la crainte d’une attaque préventive de Soviétiques inquiets qui aurait poussé Reagan à adoucir sa politique. Elle a montré aux Soviétiques que la corrélation des forces ne leur était pas favorable, et confirmé que leur puissance n’était plus adaptée aux temps nouveaux.

La victoire du « second Reagan » ?

À la fin de son deuxième mandat en 1988, le président Reagan pensait que la guerre froide était terminée. Il ne considérait plus l’Union soviétique comme l’empire du mal. Jack Matlock, spécialiste soviétique au Conseil de sécurité nationale (1983-1987) puis ambassadeur à Moscou (1987-1991), a écrit à plusieurs reprises que psychologiquement et idéologiquement, Reagan et Gorbatchev avaient tourné la page de la guerre froide en 1988, sans vainqueur. Mais le nouveau président, George H. W. Bush, ne croyait pas encore que la guerre froide était terminée, de même que la plupart de ses collaborateurs estimaient que le véritable objectif de l’offensive de paix de Gorbatchev était de mettre en péril les liens transatlantiques et de mettre fin au rôle des États-Unis en Europe.

La politique de Reagan après 1985 a permis d’établir un « lien de confiance » avec Gorbatchev qui a mis fin au dilemme de sécurité (la certitude que l’adversaire est un ennemi absolu et agressif) et a conduit à des accords de désarmement audacieux : Gorbatchev n’a pas été « manœuvré » par Reagan. Les deux hommes voulaient aller encore plus loin vers l’abolition des armes nucléaires. Nous savons maintenant que Reagan a commencé à tendre la main à Moscou au cours de son premier mandat, avant que Gorbatchev ne devienne secrétaire général en mars 1985.

Le passage à une approche coopérative s’est produit lorsque George Shultz a remplacé Alexander Haig au poste de secrétaire d’État en 1982, dans la continuité de la politique de détente, voire au tout début de la présidence Reagan. En même temps, la politique offensive dans le tiers-monde continue lors du second mandat, et il faut attendre la fin 1985 pour que Washington envisage vraiment des discussions sérieuses avec Moscou. Leur mise en place fut complexe et émaillée de nombreuses batailles internes à l’Administration. Il y a de nombreuses formes de continuité entre les deux mandats de Reagan.

La succession de sommets américano-soviétiques à partir de 1985 n’est pas, comme le laisse supposer le documentaire, orchestrée par Reagan face à un Gorbatchev qui serait « aux abois » et à qui il pourrait « porter le coup de grâce », multipliant les « coups de bluff » pour « mettre l’URSS à genoux ». À ce moment-là, Gorbatchev semblait le plus hardi, et il captivait les foules en Occident, après une succession de gérontocrates au Kremlin, tandis que le président Reagan semble usé, empêtré dans l’affaire des ventes d’armes à l’Iran en 1986, et dans un pays en difficulté économique (notamment lors de la crise de 1987).

Le discours de Gorbatchev en décembre 1988 aux Nations unies semble indiquer qu’il n’y a pas de victoire des États-Unis dans la guerre froide, mais des deux Grands sur la guerre froide, Gorbatchev étant de loin le dirigeant le plus visionnaire. Mais la fin de la guerre froide fut bien un exercice d’improvisation), loin des « Grandes Stratégies », des « coups » et des grands calculs trop souvent imputés aux dirigeants. Et les Européens de l’Ouest ont eu un rôle majeur, par leur diplomatie, leurs dialogues et échanges avec l’Est (sans parler du Deutsch Mark devenu indispensable en RDA). Les travaux sont nombreux sur le rôle de la RFA, de l’Autriche, mais aussi de Thatcher et de Mitterrand qui ont cru en Gorbatchev sans baisser la garde. Et n’oublions pas bien sûr populations et une partie des élites d’Europe de l’Est qui ont mis fin aux régimes communistes.

Paradoxalement, l’histoire retient que le président Bush a bien géré la guerre froide à partir de 1989, ne criant à la victoire qu’après la guerre du Golfe, et en vue des élections de 1992. Mais il est de plus en plus critiqué soit pour avoir été trop prudent, ou surtout pour avoir été trop soucieux d’empocher les gains en profitant de la détresse de Gorbatchev. Ce qui semble certain, c’est que la vraie crise généralisée de l’Union soviétique ne commence qu’après la présidence Reagan. Gardons-nous de penser qu’un président des États-Unis, par sa seule volonté, a mis fin à la guerre froide et à l’Union soviétique ; surtout si cela donne l’illusion d’une semblable omnipotente à l’égard d’autres pays aujourd’hui.

Pierre Grosser,
Professeur de relations internationales
, Sciences Po

Source : The conversation

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