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Corentin Moutet

Roland Garros : le malheureux génie de Corentin Moutet

Le tennis résistait, tant bien que mal au déclin du savoir-vivre. Mais tout change, à Roland-Garros comme ailleurs. Les sportmen et les gentlemen ont peu à peu été remplacés par des mufles dépourvus de savoir-vivre, qui sifflent, huent et conspuent comme n’importe quel public de foot. Restait aux joueurs à se mettre au diapason. C’est ce qu’a entrepris de faire Corentin Moutet, starlette française classé au 79e rang de l’ATP, éliminé en huitièmes de finale par Jannik Sinner. Érigé en chouchou de Roland-Garros, le bad boy de Neuilly-sur-Seine enchaîne les performances et les contre-performances, mais comme un artiste contemporain de la petite balle. Ses coups droits sont des coups tordus. À défaut d’un champion, notre époque s’est trouvé un symbole. Formé à l’école de journalisme d’« Éléments », Tom Benejam lui distribue coups droits et revers bien sentis.

Le monde change, c’est indéniable ; et pas seulement parce que BNP Paribas le clame sans relâche dans chacune de ses publicités depuis des lustres. Alors forcément, le monde du tennis change avec lui. « Transmutation épocale ! » s’exclamerait avec jubilation notre nouvel Homais, en grand dispensateur national de vaseline pour postmodernité triomphante. À Roland-Garros, pourtant, certains joueurs semblent encore demeurer relativement hermétiques aux joies de la sociologie maffesolienne. Et ces jours-ci, quelques-uns d’entre eux n’auront eu d’autres choix que de passer aux confessions. « Le public a changé », a-t-on alors commencé à entendre… Mais comment ça a « changé » ? Quelque chose aurait-il bel et bien été remplacé quelque part ? Certains, les yeux plus en face des trous que la moyenne, avaient déjà quelque peu pressenti l’étendue des dégâts. À demi-mot, on constatait que les spectateurs hurlaient de plus en plus volontiers entre deux services ; et l’on observait, sceptique, cette foule qui s’était subitement mise à applaudir les doubles fautes…

Et tout à coup un joueur belge, David Goffin, étrangement peu enclin à prendre la chose avec humour, venait briser la glace en conférence de presse. Reconnu de tous pour son comportement exemplaire sur les courts, il regrettait ce jour-là qu’un spectateur décomplexé lui ait volontairement craché son chewing-gum au visage. Dans les diverses tribunes du tournoi, on ne comptait plus ces drôles d’individus dispersés çà et là, qui dans un langage familier, et désormais en toute décontraction, n’hésitaient plus à s’en prendre verbalement à ces maudits joueurs, il est vrai vicieusement attelés à cette immonde tâche consistant à leur faire perdre l’intégralité de leurs paris sportifs. « La vérité, zeubi, tu pouvais pas m’faire ça… Déjà que j’galère… » À Roland Garros comme ailleurs, les fils à papa de Neuilly et les « jeunes défavorisés » du « 9-3 » rivalisent avec un mimétisme assumé dans une même défaite anthropologique. J’entends par là, bien sûr, dans l’accomplissement d’une même transmutation épocale.

L’autre pandémie

Alors oui, le monde change ; et voilà le vieux Roland-Garros contraint de changer avec lui. Quelques grands étonnés auront beau se charger comme ils le peuvent de se choisir une figure bien contrite, se demandant le plus sincèrement du monde, où donc a bien pu passer ce sympathique petit savoir-être qui semblait aller si gentiment de soi, ce dernier ciment d’une civilisation qui avait naïvement songé jusque-là pouvoir renier tous ses fondements un à un, en toute impunité, sans provoquer jamais le moindre effondrement sur sa base. Si j’avais à ma disposition une lanterne – mais en existe-t-il encore ? – et surtout les moyens de me payer un billet pour Roland-Garros avec aller-retour pour Paris, c’est bien dans les tribunes de la porte d’Auteuil que j’errerais alors actuellement, criant à tous les badauds qui voudraient bien l’entendre que l’Homme est mort ; et que c’est nous qui l’avons tué, dans une gigantesque farce interminable, meurtriers des meurtriers des meurtriers…

Mais à l’heure où j’écris ces lignes les divers experts en la matière tâtonnent encore, et peinent à déterminer avec exactitude la date de l’avis de décès de notre savoir-vivre. Faudra-t-il, pour cela, remonter à notre chute de l’Éden, à Caïn et Abel ou au fin-fond de notre histoire républicaine ? À la décapitation du bon vieux Louis XVI ou aux pantalonnades du mois de mai 68, pour retrouver, enfin, la source de tous ces maux s’abattant si violemment sur nous sans prévenir ? J’allume la radio, et de l’avis général, comprends que l’opinion opterait pour sa part plutôt en faveur d’une date légèrement plus récente : le 17 mars 2020, premier jour de confinement national face au COVID-19. Avant la pandémie, demeuraient paraît-il, çà et là, quelques bribes résiduelles d’une loi non écrite, vestige d’un ancien joug patriarcal, et qu’une humanité étrange, certes déjà bien fatiguée, mais intarissablement rongée par un immense désir d’émancipation définitive, se bornait malgré tout encore à respecter, dans un ultime sursaut d’humilité inattendu. Sans prendre trop de risques, n’écoutant par-là que son pessimisme habituel, Michel Houellebecq rejouait une fois de plus à peu de frais les prophètes de malheur : « Le monde après le coronavirus sera le même, en un peu pire. » Les tribunes de Roland-Garros, la France entière le découvrait, c’était le fruit d’une humanité déconfinée, bien décidée à en découdre.

Le folklore de la rébellion

C’est dans l’effervescence de ce contexte de transmutation épocale, pour la plus grande joie d’un public parisien qui l’attendait comme son messie, que l’étonnante figure de Corentin Moutet aura ainsi été révélée aux yeux du monde entier. Surdoué depuis son plus jeune âge, alternant depuis lors les exploits et les déconvenues, Corentin Moutet, en postmoderne paroxystique, ne pouvait forcément qu’être gaucher ; c’est-à-dire tout à la fois génial et diabolique. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’énergumène, pour que ceux-là puissent au moins se faire une vague idée du personnage, il faudrait le cas échéant faire preuve de pas mal d’imagination, et tenter de concevoir en esprit une sorte de Benoît Paire avec du talent, ou encore, chose nettement plus saugrenue à envisager je le concède, un Gaël Monfils que le bon Dieu n’aurait pas oublié de doter d’un cerveau à la naissance.

Tatoué dans un anglais positif comme il se doit, impeccablement barbu, rappeur à ses heures comme jadis le Bourgeois de Léon Bloy était lui-même poète aux siennes, Corentin Moutet, le bad boy de Neuilly-sur-Seine, incarne de manière iconique une figure quintessenciée de notre postmodernité. Sur un compte X où il sait se montrer omniprésent, autant à l’aise que sur un court de tennis, Corentin Moutet arbore fièrement, en guise de devise personnelle, un « Be different » triomphant, slogan marketing de l’époque, tout en commentant aussi bien ses propres résultats que l’actualité de son sport en général. Il faut dire que la postmodernité lui colle parfaitement à la peau et qu’il en possède tous les codes ; comme un petit poisson, il sait se mouvoir à son avantage dans le continuum liquide de ses flux. Côté terrain, dans un style souvent décousu, il use et abuse d’amorties et autres services à la cuillère dont il semble seul avoir le secret ; sans oublier le folklore de ses coups droits en cloche et ses revers slicés. Son but ? Exaspérer le plus rapidement possible son adversaire, histoire de le faire déjouer. Le problème, c’est qu’il finit régulièrement (généralement une fois le premier set remporté) par s’exaspérer lui-même. Et le retour du réel, pour Corentin Moutet, prend hélas trop souvent la forme d’une amortie manquée.

Indiscutablement détenteur d’un talent hors du commun et d’un toucher de balle sans équivalent sur le circuit, Corentin Moutet s’évertue à faire de chaque point, de chaque partie, si possible une œuvre d’art, à tout du moins un spectacle sortant de l’ordinaire. On décèlera chez lui une pratique quasiment dadaïste du tennis. Et en tuant l’Ennui, ennemi principiel de tout moderne, et donc a fortiori de tout postmoderne, Corentin Moutet aura inévitablement conquis un public d’avance prédisposé à embrasser sa cause. Quand bien même toutes ces simagrées ne l’entraîneraient que trop souvent vers une certaine forme d’autodestruction, penchant symptomatique d’une pratique du tennis en artiste contemporain. Que la magie n’opère subitement plus, que ses amorties se mettent tout à coup à finir leur course dans le filet ou au milieu du court adverse, que ses services à la cuillère ne surprennent plus un adversaire désormais averti, et voilà qu’il ne reste plus à notre funambule qu’à se saborder en public.

Corentin Boulet

Tantôt dans un tombereau pathétique d’insultes, dès lors que la partie lui échappe ; que ce soit envers l’arbitre de chaise, comme à Adélaïde en janvier 2022, où son fameux « Fuck you » lui valut sa disqualification du tournoi ; ou quelques mois plus tard, à l’Open d’Orléans, où il en vint aux mains avec son adversaire après l’avoir copieusement insulté durant toute la partie, événement qui devait entraîner dans la foulée son évincement de la Fédération française de tennis. Cheval de Troie du « trash talking » dans un sport encore peu porté sur la chose, Corentin Moutet pètera à nouveau les plombs un an plus tard à Newport, menaçant cette fois-ci un supporteur septuagénaire de « l’étrangler après le match »… Mais au-delà de ce flot d’insultes tous azimuts, le sabordage chez lui sait également tourner astucieusement à la farce. Perdu pour perdu, il sait à l’occasion enfiler sa tenue de clown pour tourner en dérision sa défaite en amusant son public. Comme en huitième de finale de l’US Open 2022 où, dépassé par son adversaire, il enchaîna les séries de pompes entre deux points dans une hilarité générale, ou encore à Rome, il y a quelques semaines seulement, quand son téléphone portable se mettait à sonner en plein match contre le numéro un mondial, en l’occurrence un Novak Djokovic médusé.

Mais le tennis fait de la résistance ; contre vents et diarrhées, il demeure un sport effroyablement réactionnaire. À la fin, c’est toujours le métronome suisse qui gagne ; quand ce n’est pas le forçat majorquin ou le moine-soldat orthodoxe qui l’emporte ; sans compter désormais sur l’impassible et stoïque Jannik Sinner. Et la victoire pérenne des joueurs postmodernes sur les joueurs empreints d’un esprit et d’une discipline classiques ne se fera pas plus aujourd’hui sur les courts de Roland-Garros que demain sur le gazon de Wimbledon. Pour entrevoir un tel chamboulement, il faudra attendre encore un peu, attendre que l’immense mutation anthropologique à l’œuvre ait parfaitement achevé son travail de sape civilisationnel, et que l’homme traditionnel ait définitivement vidé les lieux. Car la postmodernité, plus qu’une victoire, est avant tout par essence une substitution. Et pour la gloire de Corentin Moutet et de tous ses épigones moins talentueux présents et à venir, elle se charge chaque jour de déblayer un peu plus le terrain radieux qui brillera demain de mille feux sous chacun de leurs pas.

Mais qui peut bien savoir si nos propres petits-enfants, perdus dans un chaos sans nom, ne regarderont pas à leur tour un jour, dans quelques décennies, les étranges images d’un Corentin Moutet avec une inévitable nostalgie, surpris de contempler autant de rigueur et de sang-froid réunis naguère en un seul homme ? Petit, si tu me lis un jour – et que tu sais encore écrire ? –, daigne pour ton pauvre papi, et le souvenir de l’ancienne humanité, célébrer à ton tour le malheureux génie de Corentin Moutet.

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