Le magazine des idées
Marie-France Pisier

Revue de presse : « Cinématique des muses »

Critique et théoricien intransigeant, Ludovic Maubreuil s’est toujours attaché dans ses chroniques à mettre en lumière l’essence du cinématographe. Il a publié « Cinématique des muses », aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, un recueil fort remarqué de vingt portraits d’actrices. Revue de presse.

Positif n°704 : Cinématique des muses, vingt égéries secrètes du  cinéma

Parmi les livres de cinéma, la comédienne ne fut longtemps l’objet que de biogra­phies souvent superficielles mais parfois d’une indiscutable valeur historique. Depuis quelque temps, l’université, sous le vocable guère attirant d’études acto­rales, a consacré des ouvrages analytiques sérieux sur le jeu des interprètes, un des plus brillants exemples étant, récem­ment, celui de Marguerite Chabrol sur Katharine Hepburn (Presses universi­taires de Rennes). Mais il reste une tradi­tion plus ancienne sous la forme, le plus souvent, d’essais écrits par des critiques cinéphiles (Tailleur, Truffaut, Benayoun, etc.) qui exalte dans une prose inspirée des figures le plus souvent féminines. C’est à ce registre qu’appartient le beau recueil de Ludovic Maubreuil, avec ce choix de vingt muses, d’Anicée Alvina à Élisabeth Wiener. Il détermine ainsi ses choix : « Elles représentent précisément ce qui, dans un visage, un corps, une ges­tuelle ou une intonation, nous émeut chez une femme au plus haut point. » C’est donc l’émotion -qualité peu prisée de notre époque -qui, on le voit, va guider l’auteur dans son cheminement qui écarte les comédiennes reconnues, « celles dont la beauté ne pose même plus question puisque affichée au grand jour ». Si, à plusieurs reprises, Ludovic Maubreuil lance quelques piques à des écrits féministes, c’est qu’il leur en veut, sans doute, que dans leurs combats ils  n’exaltent pas aussi bien que lui la fasci­nation qu’exercent les femmes : « Nous avons privilégié les regards et le sourire sachant cultiver le secret, la séduction discrète et cette grâce qui intrigue tout autant qu’elle ravit, bien loin de la splen­deur sans mystère. »

Il recherche pour chacune d’elles l’image dans le tapis, le fil rouge qui relie les nanars aux chefs-d’œuvre selon une politique des actrices que Luc Moullet illustra chez les hommes. Tina Aumont, « silhouette de songe, sensuelle et grave, insaisissable et néanmoins insistante », Francine Bergé et « son ironie fra­gile, son incapacité tragique », Mimsy Farmer et « ses amours voués à l’échec, fillette aux lourds secrets égarée chez les adultes, sans affect et sans mémoire », Elsa Martinelli qui fait partie « de ces actrices italiennes des années 50, 60 et 70 dont la grande beauté au contraire de la femme fatale hollywoodienne tou­jours tentatrice car indifférente se révèle d’autant plus attirante qu’elle est abor­dable », Edith Scob (voir aussi p. 78) et ses valses-hésitations, Joanna Shimkus et sa beauté solaire. Par où l’on voit que pour ce styliste c’est le style qui fait la différence. Michel Ciment

Source : Revue Positif

Mimsy Farmer (More – 1969)

Christopher Gérard, à propos de Cinématique des muses

Naguère, j’ai évoqué le premier essai du cher Ludovic Maubreuil, Le cinéma ne se rend pas, ainsi que son  Bréviaire de cinéphilie dissidente, tous deux publiés chez Alexipharmaque.

Né en 68, Ludovic Maubreuil est un cinéphile passionné à l’immense culture, résolument à contre-courant, comme le montre son site http://cinematique.blogspirit.com/.

Pour lui, la cinéphilie est une servante de la philosophie, à rebours de l’actuelle doxa qui réduit le cinéma à un jeu gratuit. Pour Maubreuil, les salles obscures sont devenues autant de cavernes au sens platonicien : des lieux où règnent le mensonge et le dévergondage, des dortoirs pour consommateurs fatigués.

Voilà qu’il nous propose avec Cinématique des muses une étrange galerie de vingt-et-un portraits moins d’actrices que de muses – ou d’initiatrices. Toutes ont ceci en commun qu’elles l’ont, telle Circé, pris dans leurs rets. A dessein, et non sans une élégante impertinence, Maubreuil a écarté les stars, offertes à tous les regards et si omniprésentes. Non, ce qu’il lui faut, ce sont les rares, les fées, les apparitions, les femmes ultimes d’Abellio. Mimsy Farmer, Tina Aumont, la troublante Johanna Shimkus (Les Aventuriers !), et, cette fascinante allégorie de la Mort, Cathy Rosier, l’inoubliable pianiste du Samouraï de Melville, celle aux pieds de qui tombe Jef Costello, l’arme (déchargée) à la main.

Maubreuil use de son érudition encyclopédique autant que non conventionnelle (il a vraiment tout vu et tout retenu) pour mettre en forme cette nostalgie née de l’émotion suscitée par l’apparition à l’écran d’une femme ensorcelante, par le destin souvent contrarié de ces muses disparues. Christopher Gérard

Source : Blog Christopher Gérard

Claude Jade ( Baisers volés – 1968)

Causeur : « Ces égéries féminines des salles obscures qui ont peuplé nos vies »

Le souvenir d’une actrice est une blessure d’adolescence que l’on porte toute sa vie. En accroche-cœur ou en médaillon. Moi, elle s’appelait Carla Gravina, elle portait les cheveux courts chez Philippe Labro et, dans son regard, une lutte intense se disputait entre une profonde tristesse et un magnétisme de tentatrice. Elle annihilait toute concurrence féminine au milieu des années 70, de Paris à Rome. Nous les avons tant aimées, ces filles de pellicule, inatteignables et équivoques, instables et fantomatiques, aguicheuses et totalement perdues. À la merci d’un réalisateur ou d’une vie souvent en pointillé. Elles aimantaient notre désir sur l’écran, flirtant avec la caméra, le temps d’une ou deux scènes dans une filmographie étique. Elles avaient le goût du secret. Elles n’abusaient pas de leur présence désarmante. Ces passagères fragiles vous fissuraient l’âme, à l’âge des premiers slows et des gin fizz.

Aujourd’hui, je leur en veux beaucoup. Je les maudis même car elles ont considérablement modifié mon métabolisme en obstruant mes pensées. Après elles, j’ai couru toute ma vie à la poursuite d’emmerdeuses à la beauté cabossée, de papillons de nuit volages et éphémères. Elles étaient trop désarticulées, trop minces, trop fatiguées, trop éthérées, pas assez girondes et carrossées comme l’exige un produit de grande consommation. Leur physique étrange et pénétrant fuyait les standards tapageurs. Leurs seins ne pointaient pas en haut de l’affiche comme un affront aux bonnes mœurs. Elles n’avaient pas besoin de tous ces artifices pour faire exploser la société de l’intérieur. Leur jeu tout en organdi, leurs manières délicieusement maladroites et leur folie épidermique suffisaient à nous anéantir. Nous étions leurs esclaves consentants.

Combien de jeunes hommes ont fantasmé sur le carré sage de Geneviève Bujold, l’innocence gamine de Claude Jade ou le désespoir érotique de Jeanne Goupil. Ces actrices des Trente Glorieuses finissantes ont eu des carrières en dentelles, elles tutoyaient les sommets, puis très vite, elles furent aspirées par les abysses. La noirceur leur donnait une certaine allure. Loin des images lisses des stars trop encombrantes, leurs noms avaient presque disparu jusqu’à ce que Ludovic Maubreuil ravive leur flamme. Son essai « Cinématique des muses » aux éditions Pierre-Guillaume de Roux est une merveille d’érudition, de destins enfouis et de cette nostalgie salutaire qui nous maintient hors de l’eau. Assurément, le livre de l’été pour tous les enfants tristes qui ont perdu le sommeil en observant un jour, par mégarde, le minois sage d’Elsa Martinelli qui ne demandait qu’à exulter au bord d’une piscine amalfitaine. Pourquoi cet essai à la poésie précise, galerie vagabonde de portraits, est-il indispensable à notre survie ? « Ces actrices dont on a parfois de la peine à retenir le nom, alors que leur visage immédiatement nous parle, envoûtent en douce », nous répond l’auteur dans son avant-propos, histoire de fixer les bornes de son étude sentimentale. Les livres sur le cinéma ont la fâcheuse manie d’osciller entre la prétention crasse et le bavardage imbitable. Maubreuil, théoricien pointilleux, extrait de sa prose, une pulpe qui régénère. Ses hypothèses, ses analyses, ses certitudes ne finissent jamais en cul-de-sac idéologique.

Archiviste forcené, acharné parfois, il essaye de comprendre la mécanique du désir, de son propre désir en usant d’un style plein d’allant et de superpositions. Et quand il touche au but, c’est-à-dire le portrait sur-mesure d’une actrice, son lecteur est comblé. On l’aura compris, Maubreuil aime les figures de second plan, les oubliées du caméo et les damnées du projo. Sa culture encyclopédique ne se limite à aucun genre, il ne snobe ni le nanar, ni l’art et essai. Il se faufile dans les allées des salles, à la recherche d’un visage jadis admiré, d’un corps convoité en secret, de ces émois d’enfance qui construisent l’adulte. Rarement, on a aussi bien écrit sur Mimsy Farmer : « le malheur la suit, jusqu’à ternir ses chevaux trop blonds » ; sur Claude Jade : « Est-elle mère ou amante, fille ou compagne ? Tout cela à la fois, bien entendu » ou sur Catherine Spaak : « Des épaules souples exigeant d’être saisies, mais sous une frange résolument enfantine ; de grands yeux cependant à peine plissés par le large sourire ; la démarche indolente qui n’empêche pourtant pas de passer son chemin : personne ne mérite vraiment Catherine Spaak ». Maubreuil voit tout, il s’infiltre dans les interstices pour saisir la vérité d’Édith Scob, de Tina Aumont ou de Cathy Rosier. Ses muses nous aident à respirer enfin. Thomas Morales

Source : Causeur

Geneviève Bujold (Obsession – 1976)

France Culture : Mauvais genre, La chronique de Christophe Bier

Source : France Culture

Le Comptoir : Le cinéma européen a su parler des variations de l’âme féminine à travers le parcours d’actrices singulières

Le Comptoir. Ce qui étonne en ouvrant votre ouvrage c’est que vos « muses » ne sont pas des stars, des divas de renom, mais bien plutôt des comédiennes abonnées aux seconds rôles. Pourquoi un tel choix ? Chacune d’entre elles est-elle porteuse d’un cinéma qui lui est propre ?

Ludovic Maubreuil : Si la plupart d’entre elles ont en effet été abonnées aux seconds rôles, quelques-unes ont eu droit aux premiers, mais pour des œuvres souvent mineures, tandis que d’autres se sont limitées aux personnages de troisième ordre, voire aux courtes apparitions. Je pense là tout particulièrement à Tina Aumont. Il y avait plusieurs raisons de privilégier ces actrices-là. D’abord parce qu’elles sont sinon méconnues du moins négligées. Si Catherine Jourdan ou Francine Bergé ne disent rien à beaucoup de spectateurs d’aujourd’hui, Amanda Langlet ou Cathy Rosier sont réduites à leur présence marquante, respectivement dans Pauline à la plage de Rohmer et Le Samouraï de Melville. Quant aux actrices comme Marie-France Pisier ou Claude Jade, qui ont en revanche beaucoup tourné, on croit les avoir si bien cernées qu’elles souffrent aujourd’hui d’un désintérêt certain. Toutes ces actrices participent ainsi de ce que Léo Ferré appelait avec nostalgie, « le parfum qu’on oublie dans le bruit des odeurs ». Leur singularité splendide risque d’être recouverte par le charme commun des vedettes du moment, ou par la beauté immédiatement reconnaissable des comédiennes célèbres, laquelle, étalée aux yeux de tous, ne pose plus question.

La différence qu’incarnent ces actrices ne sera bientôt plus comprise que comme une aimable coquetterie, un particularisme pour esthètes, une somme de détails désuets, alors qu’elle s’avère, et c’est la deuxième raison de ce choix, la plus solide contradiction à ce que le cinéma contemporain entérine comme image incontestable de la féminité. Enfin, je voulais raviver le souvenir de ces actrices du monde d’avant, leur rendre hommage non seulement en raison de l’effacement qui les guette, mais aussi parce qu’elles me semblent toutes porteuses d’une spécificité : chacune d’entre elles a en effet poursuivi de films en films, un récit particulier et c’est à ce spectacle qu’elles nous ont conviés.

Le Comptoir. Peut-on déceler une cohérence (secrète ou inavouée) dans le parcours, souvent éclectique, de chaque actrice portraiturée ?

Ludovic Maubreuil : Oui, cette cohérence est bien leur qualité primordiale. Claude Jade illumine Baisers volés (François Truffaut, 1968) mais aussi Le Pion (Christian Gion, 1978) ou Le Bahut va craquer (Michel Nerval, 1981). On contemple Nicole Calfan chez Pierre Etaix, Jacques Deray ou Alain Jessua, mais aussi dans quantité de sagas télévisées. L’intensité d’Elisabeth Wiener marque chez Clouzot comme dans la série « Commissaire Moulin ». Le sourire doux et triste de Mimsy Farmer apparaît chez les frères Taviani aussi bien que chez les petits-maitres du sadisme italien, tels Ruggero Deodato ou Lucio Fulci. Catherine Jourdan trône dans les essais filmés d’Alain Robbe-Grillet comme dans les pochades des Charlots, etc.

L’hypothèse de Cinématique des muses est que du chef d’œuvre au nanar, du polar au western, du feuilleton au film à grand spectacle, ces actrices, sachant rester elles-mêmes en dépit du scénario, du personnage ou de la mise en scène, nous ont donné à voir leur cinéma. Si l’histoire racontée était différente pour chacune d’entre elles, il s’agissait à chaque fois de mettre en exergue un paradoxe féminin, d’en dévoiler les secrets, de témoigner de la mutation de la féminité alors en cours. Le cinéma américain des années 70 a osé aborder certains pans de cette métamorphose, je pense à Klute (Alan J. Pakula, 1971), où Jane Fonda joue le rôle d’une call-girl assumant sa volonté douloureuse d’indépendance, au risque de l’autodestruction, allant jusqu’à reconnaître que sa frigidité lui permet de ne rien devoir à personne, de garder ainsi le contrôle. Mais cette faille existentielle, c’est le personnage de Bree Daniels qui la porte, et non le jeu plutôt convenu de Jane Fonda. À l’inverse, le cinéma européen a su parler des différentes variations de l’âme féminine à travers la nature et le parcours mêmes d’actrices singulières.

Le Comptoir. La filmographie de la plupart des actrices retenues dans votre ouvrage se situe dans la période des années 60 et 70 (à quelques exceptions près). Est-ce pour vous un certain âge d’or du cinéma féminin ? Que dire alors de la période antérieure à 1960 et de l’époque contemporaine ?

Ludovic Maubreuil : Oui, un âge d’or en effet, même si cela a été une constatation a posteriori. Une fois ces actrices choisies, sur les critères que nous venons d’énumérer, il est apparu qu’en dehors de certaines d’entre elles, comme Tina Aumont ou Edith Scob que l’on rencontre encore les décennies suivantes, les années 60 et 70 ont été l’écrin de ces « égéries secrètes ». Enfin une certaine liberté de jeu était permise, une certaine authenticité des gestes, des sourires et des regards, recherchée. Ces actrices d’exception ont pu exprimer leur personnalité, sans être obligée de la dissimuler derrière des manières et des simagrées : elles ont fait éclater leur vérité. À la théâtralité (parfois grandiose) des périodes précédentes, et au vérisme (souvent mensonger) de l’époque contemporaine, elles ont opposé une présence sans artifice, ou du moins une présence que ne parvenaient plus à dénaturer les artifices d’usage.

On peut comparer l’interprétation de Belle Starr, cette femme hors-la loi du Far West, par Gene Tierney dans La Reine des rebelles (Irving Cummings, 1941) et par Elsa Martinelli dans The Belle Starr story (Lina Werthmüller, 1968). En fait, la première compose mal ce que la seconde incarne avec évidence. Gene Tierney minaude et trépigne, et passe ainsi complètement à côté du personnage, de la rage de cette femme blessée, tandis que le film de 68 parvient à exalter la nature indomptée de son héroïne, avant tout parce qu’il laisse le champ libre à celle d’Elsa Martinelli.

Certaines actrices ont ainsi eu la possibilité de mettre en pièces la doxa de leur époque, alors que celles d’aujourd’hui semblent mettre un point d’honneur à la servir, elles qui parlent, se moquent ou s’indignent de façon toujours identique, elles qui ont toutes la même façon de relever leurs cheveux, de plisser leurs lèvres, de hâter le pas. Aucune ne se distingue, pas une pour soudain jurer avec l’air du temps, pas une pour faire dissidence, ce que les vingt-et-une muses de ce recueil exécutaient avec le plus grand naturel. Cette parenthèse enchantée a ainsi laissé la place à des contrôles et des programmes de plus en plus envahissants, jusqu’à l’actuel conformisme du cinéma contemporain où plus aucune tête ne dépasse. Imagine-t-on la nonchalance gourmande de Catherine Spaak dans le cinéma anémié de Christophe Honoré ? Ou le maelstrom d’émotions d’Ottavia Piccolo dans l’orgie de stéréotypes qu’organise Luc Besson ?

Le Comptoir. À propos de Claude Jade vous écrivez « entre la pudibonderie des manœuvres dilatoires et les mille et une façon d’exacerber le désir, il n’y a souvent qu’un pas ». Un certain érotisme malicieux, trouble et fascinant semblait imprégner nombre d’œuvres de cette époque. L’audace est-elle liée à l’absence de garde-fou et de morale ?

Ludovic Maubreuil : Mais le cinéma de cette époque était très moral, et contrairement à aujourd’hui pas du tout moralisant ! Cette distinction est importante. À travers le parcours sentimental chaotique de son héroïne Ariel, jouée par Catherine Jourdan, un film comme Le Mariage à la mode (Michel Mardore, 1973) illustre l’intrication des joies et des tourments de l’aventure libertaire, à la fois sans faux-semblant et sans sermon. On est là très proche de Rohmer.

Entretien recueillis par Sylvain Métafiot
Source : Le Comptoir

Elsa Martinelli

Le journal cinéma du Dr Orlof : « Egéries énigmatiques »

D’une manière traditionnelle, il semble beaucoup plus aisé pour quiconque se pique d’écrire sur le cinéma de s’intéresser aux réalisateurs plutôt qu’aux acteurs. En effet, si on excepte les approches strictement biographiques, les comédiens apparaissent davantage comme des instruments (voire des « modèles » pour Bresson) au service de la vision d’un auteur tout-puissant. Il fallait tout le talent et la fantaisie d’un Luc Moullet pour voir apparaître la notion de « politique des acteurs », par exemple. Mais la relative rareté de ce type d’approche fait tout l’intérêt et la beauté de l’essai de Ludovic Maubreuil, fasciné qu’il est par ce qu’il définit comme les « muses ». Le terme offre déjà, par sa polysémie, une sorte d’indécision qui n’est pas pour rien dans la profondeur qui caractérise chacun de ces vingt et un portraits. Qu’est-ce qu’une muse ? Non pas une « star » (autour de laquelle s’établit une sorte de consensus quasi religieux) ni même une « grande comédienne » (au sens « technique » du terme) mais une sorte d’apparition qui, de film en film, exerce un constant pouvoir d’envoutement qui transcende les récits où elle apparaît. Il ne s’agit pas de la simple « beauté » : « Il convient en effet, pour captiver de façon durable, que le charme ne soit pas immédiatement lisible, qu’il ne réponde pas à des critères communs, en un mot qu’il tourmente. Il faut qu’il soit le lieu d’une énigme. »

De plus, la muse est par définition celle qui inspire un artiste ou un écrivain. Or dans ce livre, c’est moins la manière dont ces actrices ont pu inspirer les cinéastes (certains étant d’ailleurs parfaitement anodins) que la façon dont elles ensorcellent le spectateur en général et Ludovic Maubreuil en particulier. D’Anicée Alvina à Elisabeth Wiener en passant par la divine Tina Aumont, l’espiègle Claude Jade, la délicieuse Jeanne Goupil, l’altière Marie-France Pisier ou encore la mystérieuse Edith Scob, l’auteur tente de saisir ce qui fait la singularité de ces trajectoires secrètes, de ces étoiles filantes qui tinrent rarement le haut de l’affiche.

La parfaite réussite de Cinématique des muses, c’est cette façon qu’a l’auteur d’éviter à la fois l’écueil de l’exercice d’admiration subjective anecdotique (tout cinéphile ayant ses égéries qui ne correspondent pas forcément à la doxa du vedettariat) et celui de l’approche purement technique du jeu (gestuelle, diction…) de ces muses.

En partant d’une expérience de spectateur profondément intime et amoureuse, Ludovic Maubreuil démêle les fils de carrières souvent éclectiques pour tenter de définir une certaine idée du cinéma, entre fascination, communion et désir de compréhension (l’auteur se référant aux deux expériences esthétiques selon Raymond Abellio : celle de la sujétion –en gros, l’image- et celle de la participation – le Verbe-).

L’un des attraits de cet essai, et non les moindres, c’est qu’en passant en revue cette vingtaine de filmographies, l’auteur nous propose une version transversale du cinéma puisque ces muses ont pu s’illustrer à la fois dans le cinéma d’auteur le plus exigeant (Rivette, Robbe-Grillet, Rohmer…), des œuvres plus populaires signées Enrico ou Deray, les téléfilms oubliés et même des séries Z plus ou moins inspirées (Nicole Calfan chez Michel Gérard, par exemple). Il ne s’agit évidemment pas de tout niveler et de refuser toute hiérarchie (que Michel Ciment se rassure !) mais de montrer comment ces actrices existent en dehors même du rôle qu’on leur propose, comment leur simple présence parvient à donner au plus banal des récits une soudaine étrangeté, un pouvoir hypnotique.

Si les muses choisies par Ludovic Maubreuil sont très différentes les unes des autres (quel point commun entre le naturel de Jeanne Goupil et la sophistication de Catherine Jourdan ? Entre l’infinie tristesse de Maria Schneider et l’ironie constante de Francine Bergé ?), elles possèdent comme point commun de ne jamais se donner immédiatement, de n’être pas univoques, d’être ici (dans le rôle que le film cherche à leur assigner) et ailleurs (cet écart qui fait leur singularité). Si le terme n’était pas devenu aujourd’hui un gros mot, nous dirions que Maubreuil procède de manière dialectique, qu’il résout à chaque fois une équation a priori contradictoire, à l’image de la manière dont il caractérise chacune de ces muses en en-tête,  traduisant à chaque fois cette ambivalence (« l’ambiguïté troublante » de Geneviève Bujold, « l’esthétique de la feinte » d’Elsa Martinelli, « l’admirable contrepoint » de Tina Aumont…).

Il ne s’agit pas de réduire toutes ces figures au sempiternel et éculé cliché du « mystère féminin » mais d’appréhender une manière d’être qui dépasse les définitions traditionnelles (femme «soumise » ou femme « libérée », par exemple). Et si Ludovic Maubreuil nous parle de ces femmes avec une impressionnante érudition (beaucoup des films cités sont difficiles à trouver), on pourrait dire que ces muses le regardent également. Elles ravivent sur le spectateur qu’il est des souvenirs d’enfance et de jeunesse, dessinent le contour d’une pensée que l’on qualifiera, faute de mieux, d’ « antimoderne » et nous offrent le doux parfum d’un « monde d’avant ». A travers ces portraits magistralement conçus (le style de Ludovic Maubreuil est, mais ce n’est pas une surprise pour ceux qui suivent son blog, étincelant), c’est à ce voyage dans le temps que nous convie l’auteur afin d’extraire le secret de ces images sans pour autant nous priver de leur pouvoir de sidération… Dr Orlof

Source : le journal du docteur Orlof

Joanna Shimkus (Les aventuriers – 1967)

le blog d’Alexandre Mathis : « Vingt égéries secrètes du cinéma »

Écrivain et cinéphile exigeant, Ludovic Maubreuil vient de publier Cinématique des Muses chez Pierre-Guillaume de Roux.

Écartant les vedettes d’un cinéma consensuel, convenu, conforme, formaté, celui des stars aux émotions programmées, prévisibles, le choix de l’auteur s’est fixé sur des actrices qui l’ont véritablement inspiré, voire donné le goût du cinéma, comme on pouvait dire du cinéma d’il y a quarante ans qu’il arrivait encore à changer la vie entre le moment d’entrer dans un cinéma et celui d’en sortir, en étant un peu différent.

Ludovic Maubreuil a eu l’attention de me dédicacer son livre, en écrivant : «  pour Alexandre Mathis, ces actrices d’un autre temps, égéries d’un cinéma qui n’est plus. »

Voilà, je reprends la formule, tout est dit, ou presque. Ou pas encore.

Les actrices choisies comme Muses de ce Cinématique ont eu une importance dans la vie (imaginaire) de l’auteur. Imaginaire ? Comme dit l’autre, la vraie vie est ailleurs. Phrase que reprend Ferdinand dans le film de Godard, Pierrot le fou.

Ce qui nous écarte encore un peu de la vie dite réelle d’autres.

La vie au cinéma, si elle est réelle sur l’écran, a toujours été intérieure. Même lorsqu’on tourne un film… du moins pour certains. C’est vrai pour l’écriture, la musique, la peinture.

La (VRAIE) vie sera au choix de chacun.

C’est ce qui génère Cinématique des Muses. Pas d’autobiographies mais des portraits d’actrices (au destin dramatique parfois de ne plus jouer durant des décennies pour ne citer que le cas Tina Aumont qui n’est pas le seul), Tina déambulant en petite tenue pendant tout L’Urlo, à bicyclette dans Le Secret de la vie, passagère de la 504 cab orange conduite par Suzy Kendall dans le giallo Torso (j’essaie pour ne pas les répéter de citer des images ne figurant pas dans le livre), ainsi Cinématique des muses présente vingt actrices, comme des morceaux choisis suivant une sélection de films qui les représentent au travers d’une cohérence, d’un choix, d’un parcours suffisamment riche (pas une carrière – quel mot trivial), essence de ce qu’elles inspirent, expriment, vision d’une vie retrouvée de film en film, avec la particularité de chacune de l’un à l’autre, quelle que soit la diversité des personnages incarnés, interprétés, créés. Gestes, expressions, réactions, attitudes, regards… de chacune parsèment un chapelet de films aux secrets idoines. Poésie d’un regard où se mêlent analyse, littérature, peinture et bien sûr cinéma, portraits érigés avec leurs histoires comme La Femme au portrait, avec ce qu’ils cachent également.

Hors des sentiers battus que l’on fait les plus belles découvertes. Sont passées au peigne fin Geneviève Bujold (les éditeurs dvd pourraient avoir l’heureuse initiative d’exhumer Isabel, film fantastique canadien de Paul Almond), Maria Schneider… ses sourires dans Profession : reporterL’araignée d’eau… Élisabeth Wiener, l’Inquiétante étrangeté et fragilité inquiète d’Édith Scob, Catherine Jourdan, Cathy Rozier, Mimsy Farmer, Jeanne Goupil, Anicée Alvina intime des films de Gérard Blain, Francine Bergé (regard sombre dévastateur dans Les Abysses de Papatakis, silhouette agile qui se profile la nuit sur les toits de Judex, Nicole Kalfan (Le Grand amour de Pierre Etaix, Êtes-vous fiancée à un marin grec ou à un pilote de ligne ? de Jean Aurel que les éditeurs dvd pourraient avoir l’heureuse initiative d’exhumer), Joanna Shimkus toujours lumineuse (De l’amour, Ho !, Laetitia des Aventuriers, Montparnasse-Bienvenüe), sa légèreté, sa fantaisie – trait absent maintenant du cinéma), Marie-France Pisier, taquinant Robert Hossein dans Les Yeux cernés (que Gaumont à la demande pourrait éditer en dvd), qui maquille, en riant, en le dévisageant, Le terrible Vampire de Dusseldorf, Jacqueline Sassard (inoubliable Gwendalina), que Positif au cours des années 1960 avait appelée la femme aux yeux de sphinx, disparue des écrans après Les Biches, comme si le cinéma avait rejoint la réalité et Ludovic Maubreuil nous dit presque pourquoi, Elsa Martinelli, Ottavia Piccolo… Claude Jade, Amanda Langlet, Catherine Spaak… ou Lisbeth Hummel (La Bête) dont « l’adorable impudeur n’a rien à voir avec les hauts cris de l’obscénité sur commande, dont le commerce machinal a depuis dissipé jusqu’à l’idée même de cinéma libertin. »

Deux cents pages de rencontres vibrantes,  très personnelles, avec les actrices d’un éternel féminin révolu du cinéma. Alexandre H. Mathis

Source : Romans et films, le blog d’Alexandre Mathis

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