Le site archéologique de Çatalhöyük, situé en Anatolie centrale, est l’un des plus grands et anciens villages néolithiques connus, datant de 7 400 à 6 000 avant notre ère. Ce site, mondialement reconnu, est fascinant non seulement pour ses structures complexes et ses artefacts, mais aussi pour les indices qu’il offre sur les pratiques rituelles, les croyances religieuses et l’organisation sociale des premières communautés humaines sédentaires.
René Girard, avec sa théorie du désir mimétique et du bouc émissaire, propose une grille de lecture anthropologique particulièrement éclairante pour comprendre ces aspects. Sa pensée permet d’interpréter les données archéologiques de Çatalhöyük sous un angle qui relie violence, sacré et structuration sociale. Cet article explore les apports girardiens à la compréhension des découvertes archéologiques de ce site, notamment en ce qui concerne les rituels funéraires, les peintures murales, les symboles religieux et l’organisation communautaire.
1. Çatalhöyük : violence et rituels funéraires
Une des découvertes les plus marquantes à Çatalhöyük concerne les pratiques funéraires. Les corps étaient enterrés sous les maisons, souvent avec des crânes séparés et parfois décorés. Les archéologues ont aussi relevé des traces de manipulation des restes humains, suggérant des pratiques rituelles complexes. Ces éléments pointent vers un rapport intense au sacré et à la mort.
Selon Girard, la violence est au cœur des dynamiques sociales humaines, et les rituels funéraires jouent un rôle dans la gestion de cette violence. Les sépultures sous les maisons à Çatalhöyük pourraient refléter une tentative de maintenir une cohésion communautaire en ritualisant la mort. En insérant les défunts dans l’espace quotidien, la communauté semble avoir cherché à intégrer le souvenir de la violence fondatrice – réelle ou symbolique – au sein même de la vie commune. Les crânes décorés, quant à eux, pourraient témoigner de la sacralisation de certaines figures perçues comme centrales pour le groupe, potentiellement des « victimes émissaires » dont le souvenir unifiait la communauté.
2. Peintures murales et symbolisme : un univers mimétique
Les murs des maisons de Çatalhöyük étaient ornés de peintures murales représentant des scènes variées, notamment des chasses, des animaux sauvages et des motifs géométriques. Certaines de ces peintures semblent mettre en scène des rapports de domination ou de mise à mort d’animaux, voire d’humains.
Pour René Girard, ces représentations sont particulièrement significatives car elles peuvent être lues comme des récits symboliques de violence collective. La chasse, souvent représentée, dépasse sa simple fonction utilitaire et devient un rituel, une mise en scène où la violence est maîtrisée et sublimée. Dans cette perspective, les scènes de chasse peintes à Çatalhöyük pourraient représenter un transfert de la violence intra-communautaire vers l’extérieur, une stratégie fondamentale dans la dynamique mimétique.
En outre, Girard met en lumière le rôle du symbole dans la mémoire collective. Les motifs géométriques ou les représentations animales pourraient fonctionner comme des récits visuels de la violence fondatrice qui sous-tend l’organisation sociale. Ils serviraient à rappeler et à réitérer, sous une forme codifiée, les actes violents ou sacrificiels qui ont permis la stabilisation du groupe.
3. Le sacré et la figure du bouc émissaire
L’un des aspects les plus intrigants de Çatalhöyük est l’importance des figures animales, notamment les taureaux, dans l’iconographie et l’architecture. Les cornes de taureaux étaient souvent intégrées dans les murs, et certains espaces semblent avoir été dédiés à des rituels.
Pour Girard, le sacré naît de la violence fondatrice, et les animaux peuvent jouer le rôle de substituts sacrificiels dans le cadre de ces rituels. Les taureaux, symboles de force et de violence, auraient pu servir de figures sacrificielles emblématiques, permettant à la communauté de canaliser ses tensions mimétiques vers un objet commun. En ce sens, les pratiques rituelles autour des taureaux à Çatalhöyük pourraient s’inscrire dans une logique de désignation d’un bouc émissaire, non humain dans ce cas, pour préserver la paix sociale.
Les espaces rituels identifiés sur le site montrent également une tentative de créer un lieu sacré séparé de l’espace domestique, une démarche que Girard analyse comme essentielle dans la gestion de la violence. Ces sanctuaires, centrés sur des figures animales, témoignent de la nécessité pour ces sociétés néolithiques de structurer leur univers autour de victimes sacrificielles communes.
4. Organisation sociale et sacrificialité
L’absence apparente de hiérarchies sociales marquées à Çatalhöyük a longtemps intrigué les chercheurs. Le village semble avoir fonctionné sur un modèle égalitaire, avec des habitations de taille et de structure similaires. Cependant, cet égalitarisme apparent pourrait masquer une organisation sociale fondée sur des mécanismes sacrificiels implicites.
Pour Girard, les sociétés égalitaires ne sont pas exemptes de violence ; au contraire, elles doivent trouver des moyens particulièrement efficaces pour la canaliser. À Çatalhöyük, cette gestion pourrait avoir pris la forme d’une ritualisation collective centrée sur les morts, les animaux et les pratiques symboliques. Les crânes décorés, par exemple, pourraient représenter des figures charismatiques ou sacrificielles qui, bien qu’absentes physiquement, continuaient à jouer un rôle structurant dans la mémoire collective.
5. La transition néolithique : violence et sédentarité
Enfin, la pensée de Girard offre une perspective précieuse sur la transition néolithique elle-même. L’abandon du nomadisme au profit de la sédentarité a exacerbé les tensions mimétiques en raison de la proximité accrue et des rivalités pour des ressources limitées. Cette situation aurait nécessité des mécanismes sociaux plus élaborés pour gérer la violence. Çatalhöyük, avec ses pratiques rituelles complexes, peut être vu comme un exemple de société ayant développé des réponses culturelles aux nouvelles dynamiques conflictuelles induites par la sédentarité.
Les pratiques sacrificielles, les symboles communs et les rituels autour des morts sont autant d’indices montrant comment cette communauté a tenté de structurer son existence collective face aux risques de violence interne.
Conclusion : une lecture girardienne de Çatalhöyük
René Girard, en éclairant le rôle de la violence fondatrice et des mécanismes sacrificiels, permet de lire Çatalhöyük non seulement comme un site archéologique, mais comme un laboratoire anthropologique des premières sociétés sédentaires. Les rituels funéraires, les peintures murales et les symboles religieux témoignent d’une gestion collective de la violence, où le sacré joue un rôle central.
En intégrant la pensée girardienne à l’analyse des données archéologiques, il devient possible de comprendre Çatalhöyük comme une société cherchant à maîtriser ses propres dynamiques mimétiques à travers la ritualisation de la violence et la désignation de figures sacrificielles. Cette lecture enrichit notre compréhension des origines de la civilisation et du rôle structurant de la violence et du sacré dans les sociétés humaines.
Pour aller plus loin :
Conférence de Sylvain Durain : https://youtu.be/JWBfCVlWyis?si=wvDTBbXRlJppGm8R
Livres de Sylvain Durain :
– René Girard, du désir à la violence, Éditions du Verbe Haut, 2024.
– Ce sang qui nous lie, Éditions du Verbe Haut, 2024.
– La fin du Sacré, La Nouvelle Librairie, 2022.