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porno ethnique

Racial, interracial, raciste ? Le porno ferait-il de la résistance ?

Dans le dernier numéro d’Éléments, en kiosques tout l’été, notre collaborateur David L’Épée a consacré une longue – et brillante – enquête à la spécificité de l’industrie du X. Seule entre toutes, elle continue de surfer sur les stéréotypes raciaux. Le sexe ignorerait-il les tabous ethniques ? David L’Épée nous répond.

ÉLEMENTS : L’industrie du X serait-elle ethniquement incorrecte ? Même si le mouvement Black Lives Matter et les études décoloniales ont remis à l’ordre du jour la question raciale, le phénomène est suffisamment rare pour être signalé. Pourquoi les races, partout bannies, sont-elles aussi omniprésentes dans le porno ?

DAVID L’ÉPÉE. Cela fait quelques années que la nouvelle gauche « intellectuelle » (avec beaucoup de guillemets), celle issue des campus anglo-saxons, réhabilite ce concept et développe une vision du monde racialiste qui tranche radicalement avec tous les présupposés de la gauche historique (européenne, républicaine, universaliste, antiraciste). Ce retournement a beaucoup surpris les observateurs, mais peu nombreux parmi eux ont remarqué que cette réhabilitation était déjà à l’œuvre dans l’industrie pornographique depuis de nombreuses années. Le porno serait-il d’extrême droite (ou de nouvelle gauche) ? Ce créneau était certes, dans la France d’il y a quelques décennies, plutôt polarisé à droite (Cédric GrandGuillot et Guillaume Le Disez parlent dans leur monographie sur Brigitte Lahaie parue il y a quelques années « des magnats du porno, le plus souvent aux sympathies gaullistes »), mais cela date un peu et il me semble que l’option racialiste actuelle n’est pas motivée par des enjeux idéologiques mais uniquement mercantiles. Il existe, sur le plan esthétique et libidinal, une érotique du contraste des races comme il existe une érotique du contraste des sexes, et le secteur du X joue beaucoup là-dessus pour épicer une iconographie qui fonctionne sur le mode de la surenchère permanente, du franchissement sans fin des limites. J’ai longtemps pensé que cette étrange « tolérance » du système pour une imagerie aussi explicitement essentialiste (l’être humain ramené à sa race et à ses attributions les plus stéréotypées) s’expliquait par le caractère de niche de cette production (par opposition, par exemple, au cinéma ou à la télévision censés toucher un plus grand public). Ce ne serait pas la première fois, au cours de l’histoire des idées, que des thèses radicales ou sulfureuses profitent de la liberté de ton concédée au secteur du divertissement pour adultes. Jetez un œil par exemple sur le catalogue des éditions Blanche où se côtoient littérature érotique et pamphlets nationalistes… Il est toutefois évident aujourd’hui que le porno en ligne n’a plus rien de confidentiel et qu’on a bel et bien affaire à un marché de masse. Il reste donc deux explications possibles, une positive et une qui l’est beaucoup moins. La première, c’est que les maîtres censeurs ont peut-être (enfin) compris que le domaine du X, tout comme celui du libertinage, était de l’ordre du jeu d’adultes, du second degré, de la distanciation, voire parfois même de l’ironie, et qu’il était incongru de vouloir y débusquer un discours politique, une quelconque vision du monde ou l’affirmation d’un credo raciste, dans un sens ou dans un autre. Cette explication, malheureusement, s’accommode mal de la réalité du marché pornographique d’aujourd’hui qui, loin de ne s’adresser qu’à des adultes, s’offre en libre accès aux adolescents et enfants, ce qui est à mon avis LE problème numéro un posé par cette production de masse. Reste donc l’autre explication, plus prosaïque : l’industrie pornographique, notamment américaine, génère un tel profit que son capital lui permet de passer outre tous les tabous, y compris ceux édictés par l’idéologie dominante. En bref, le catéchisme antiraciste, c’est juste bon pour les pauvres (et ceux qui vendent des livres)…

ÉLEMENTS : Difficile de parler ici de « privilège blanc ». Le X interracial met plutôt en scène une ou plusieurs Blanche prises d’assaut par un ou plusieurs Noirs, rarement l’inverse. Comment expliquez-vous cela ? Et comment le perçoivent les féministes et les antiracistes ?

DAVID L’ÉPÉE. À vrai dire la configuration inverse est elle aussi très présente sur les sites pornographiques, mais elle ne rentre en général pas dans la catégorie « interracial », ces mises en scène apparaissant plutôt sous d’autres rubriques (comme celle d’« ebony », expression utilisée pour signaler dans une photo ou vidéo la présence de femmes noires). Pourquoi ce classement à géométrie variable ? Je l’ignore, mais ce qui est certain c’est que dans le X en ligne, tout est toujours affaire de catégorisation, d’index, de mots-clés, d’entrées (au sens du dictionnaire), de tags comme on dit en anglais. Exactement comme dans les enfers des bibliothèques ! S’il est en effet difficile de parler de privilège blanc dans le porno, cela ne signifie pas pour autant qu’on puisse parler de privilège noir, loin s’en faut. Ici chacun est réifié, essentialisé, caricaturé : le cauchemar des déconstructeurs et de ceux qui rêvent d’« identités fluides » ! Il n’est dès lors pas étonnant que ces mises en scène suscitent des levées de boucliers. Dans mon article, j’ai traité principalement trois critiques hostiles au X interracial : la critique d’observateurs africains (ou de la diaspora), la critique féministe et la critique de ceux qui dénoncent dans ces films l’exaltation d’un racisme anti-blancs. Ces trois discours, assez différents les uns des autres, tombent toutefois d’accord pour pointer la représentation de rapports de domination susceptibles d’attiser le mépris ou l’hostilité et d’enfermer les protagonistes dans des identités figées et aliénantes. Mon propos n’a pas été d’appuyer ou d’invalider ces critiques, mais uniquement de les exposer et de les replacer dans le contexte de leur énonciation. Je dois d’ailleurs avouer que je n’ai pas moi-même d’opinion arrêtée sur toutes ces questions-là, ce qui me permet d’y réfléchir de façon non partisane.

ÉLEMENTS : Les visuels illustrant votre papier ont suscité pas mal de commentaires, en particulier la photo d’ouverture, où l’on voit la porno star américaine, Kendra Sunderland, entourée par cinq grands gaillards noirs qui ne sont manifestement pas là pour lui conter fleurette. Cela fait très gang bang trash et prédation sexuelle, à la limite du racisme, non ?

DAVID L’ÉPÉE. J’ai pourtant pris soin, en accord avec notre maquettiste, de recadrer la photo pour lui ôter tout caractère pornographique ! Il est vrai que visuellement, la posture des corps, la mise en scène de ce contraste ethnique et son caractère « pluraliste » (une femme et cinq hommes) peuvent nous évoquer inconsciemment la représentation d’un viol. Cela ne correspond pourtant pas à ce qui a lieu dans la vidéo dont est tirée cette image et dans laquelle Kendra Sunderland est non seulement consentante mais même plutôt enthousiaste. Il se trouve que cette connotation négative nous est moins suggérée par le porno (l’utopie d’une sexualité libérée de toute entrave grâce à une hypothétique nymphomanie généralisée) que par certains faits divers qui se multiplient sous nos latitudes (la face sombre d’un « vivre-ensemble » beaucoup plus violent et conflictuel). Je ne réduis évidemment pas la sexualité interraciale au paradigme de l’agression – les couples « mixtes » heureux en ménage semblent d’ailleurs s’épanouir beaucoup mieux en France que dans la société très communautarisée des États-Unis –, mais il faut être lucide : dans une Europe où un grand nombre de femmes sont sommées par leurs gouvernements d’accepter sans rechigner de nouvelles formes d’insécurité sexuelle liée à la forte présence immigrée, il n’est pas étonnant que la représentation, même fantasmatique, de partouzes interraciales nous rappelle davantage la réalité sordide des « tournantes » dans les banlieues françaises ou des viols perpétrés il y a quelques années à Cologne par des « bandes ethniques » que les joyeuses sauteries entre jeunes gens consentants dans les prés de Woodstock. C’est bien triste, et il faudra se saisir un jour politiquement du problème – pas en essayant de changer le porno, mais en essayant de changer le réel. N’ayant jamais pour ma part bridé mes appétences pour un certain exotisme en amour, il m’est difficile de voir la moindre forme de racisme dans le désir qui peut s’éprouver pour l’Autre. Ou alors il faudrait dire – en poursuivant cette confusion entre haine et attraction et en l’étendant du plan des races à celui des sexes – que l’hétérosexualité est un symptôme de misogynie, ce qui paraîtrait absurde ! Mais chut, on me murmure à l’oreille que c’est déjà ce qu’écrivent certaines néo-féministes…

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