Un fait divers sordide a récemment ému l’opinion publique. Je parle bien évidemment de la maltraitance de vieillards dans un EHPAD.
Or l’actualité, y compris la plus sordide ou la plus anecdotique d’apparence, offre souvent matière à réflexion politique, économique ou sociale. Comme l’a brillamment illustré Laurent Obertone, le fait divers est un fait social majeur et significatif dès lors qu’il sort de l’anecdotique pour s’inscrire dans la répétition ou le symbolique. Audiard ne disait-il pas : un barbu, c’est un barbu ; trois barbus, c’est des barbouzes ! Une attaque au couteau, c’est une attaque au couteau ; trois attaques au couteau, c’est l’avant-garde d’une armée en marche.
Alors quelle moralité tirer de ce fait divers ?
Qui ne se révolterait devant ces témoignages de malades âgés et vulnérables, dépendants physiquement et psychologiquement affaiblis, abandonnés dans leurs excréments des heures durant, parce que les couches leur sont rationnées ? Qui ne se révolterait devant ces chambres insalubres parce qu’on n’y change pas assez souvent les draps ? Devant cette absence de personnel parce qu’il est compté ? Devant cette nourriture indigente et chichement distribuée parce que rationnée…
EHPAD, un produit financier ?
Bien entendu, dans une société où la compassion et l’émotion immédiates et sans lendemain règnent sans partage, les médias et le monde politique se sont précipités dans la dénonciation unanime de l’inhumanité et de l’indécence du sort de « nos vieux ». Et tous de demander, dans un même élan d’indignation tapageuse, davantage de contrôle, réclamant que toute la lumière soit faite et qu’on ne saurait plus jamais tolérer cela, et patati et patata. Et d’ailleurs, le directeur général de la société qui gérait cet EHPAD a été démis de ses fonctions à la suite de la chute du cours de Bourse de l’action, causée par le scandale. Ce qui prouve bien qu’on a eu raison de s’indigner et que tout va rentrer dans l’ordre, dont acte.
Dont acte, vraiment ?
L’affaire est d’autant plus extraordinaire qu’elle n’advient pas dans la banlieue d’une ville du Nord sinistrée par la paupérisation de la France des corons. Les vieilles dames confrontées à l’humiliation de leur déchéance physique ne sont pas des Cosette. Car ici on ne rejoue pas Les Misérables ou Germinal. Pensez donc ! Boulevard Bourdon, à Neuilly-sur-Seine. Voilà une adresse chic qui fleure bon l’argent, le confort, la respectabilité sociale et politique. Loin d’être hébergés charitablement comme des « indigents » du XIXe siècle par l’Assistance publique ou le dévouement acariâtre et bigot de bonnes sœurs en cornette, les pensionnaires de ces établissements s’acquittent de 6 500 à 12 000 euros par mois pour le gîte, le couvert et les soins infirmiers que peut nécessiter leur état. Cela représente quand même de cinq à dix fois le SMIC net, ce qui n’est pas mal comme revenu pour un inactif. À ce prix-là, on pourrait espérer meilleur service.
La privatisation de la fin de vie
Alors, que nous dit vraiment ce « fait divers » ? Comment en est-on arrivé là ? On connaît les victimes, mais qui sont les coupables ?
La compassion et l’émotion fugitive ayant supplanté tout esprit critique et toute velléité d’analyse politique, il est évident qu’on ne va pas poser à la télévision les bonnes questions ni enquêter sur les racines du mal. L’examen de la question n’est pourtant pas des plus complexes. La faute en incombe à la sacro-sainte économie de marché, dont nombre de « victimes » ont été de fervents promoteurs.
Supposons – exercice facile, j’en conviens – que la famille de ces pensionnaires ne réside pas loin : Neuilly, Levallois-Perret, Boulogne (nord, pas Billancourt, comme on s’en doute), Paris 8e et 16e. De même, quelques rudiments de sociologie économique et politique élémentaire laissent à penser que lesdits pensionnaires et leur famille disposent d’un patrimoine immobilier et mobilier conséquents ainsi que de revenus confortables, et votent pour des candidats et des partis respectables qui appartiennent au « cercle de la raison » cher à Alain Minc. Les gens « bien », dans ces beaux quartiers, votent pour des Macron, des Sarkozy ou des Balkany, pas pour les fous bolcheviks du RN ou du PC.
La réduction des coûts, la compression des vieux
Vous rappelez-vous, Madame, vous qui macérez dans vos couches, comme vous appréciiez Édouard Balladur, un homme « si bien et si raisonnable » ? Et même Jacques Delors – « C’est vrai qu’il est du Parti socialiste, mais c’est un modéré ; et puis l’Europe, c’est l’avenir n’est-ce pas, sans compter que c’est un homme qui comprend l’économie et les marchés. N’est-il pas pour les privatisations et la concurrence ; et la concurrence, c’est capital, n’est-ce pas ! »
Vous rappelez-vous encore comment vous regardiez avec les yeux de Chimène cette génération de managers politiques à la Woerth qui ramenaient la gestion du pays à une expertise en tableau Excel et qui répétaient à l’envi qu’il y a trop de fonctionnaires ?
N’avez-vous pas voté en faveur des privatisations et pour la réduction drastique du nombre de fonctionnaires ? Si, si, rappelez-vous, la dernière fois, c’était pour Fillon, vous aviez encore toute votre tête. À propos, reste-t-il encore assez de fonctionnaires pour venir inspecter votre EHPAD de luxe, investiguer la gestion comptable des couches pour incontinents, étudier la recette de votre soupe claire de pois cassés qui ferait passer la ration d’un prisonnier de guerre japonais pour un réveillon chez Maxim’s, éplucher les rapports financiers du DG de la société cotée en Bourse à la dernière assemblée générale avec la promesse de dividendes confortables ?
Le dilemme de l’actionnaire-pensionnaire des EHPAD
Et vous, Monsieur qui avez sonné cinq fois l’aide-soignante sans voir venir personne, vous rappelez-vous vos précieux « investissements » financiers et boursiers ? Comment alors vous vous félicitiez d’avoir acheté des actions de ce groupe de grande distribution si « efficient » dans sa stratégie d’achats et de « sourcing » ? Le groupe a pourtant poussé à la faillite des fournisseurs industriels, qui ont mis des ouvriers au chômage, et il a tellement pressuré ses propres fournisseurs agriculteurs que beaucoup se sont suicidés. Cela ne vous a pas dérangé à l’époque, au contraire. C’est ça, un management moderne ! C’est comme ça qu’on « crée de la valeur pour l’actionnaire » !
Au fait, Monsieur le pensionnaire de l’EHPAD de luxe, à midi, elles étaient bonnes, vos lasagnes à la viande de cheval crevé polonais ? Vous avez plébiscité en Bourse chaque fermeture d’usine, chaque délocalisation ou compression drastique de personnel chez votre constructeur automobile préféré, car « la gestion efficiente de la masse salariale est un indice crucial de la bonne gestion de l’entreprise dans un environnement concurrentiel ». « Ah mais qu’est-ce qu’elle fout, cette aide-soignante, mes draps sont mouillés, ça fait cinq fois que je l’appelle, pourquoi n’y en a-t-il qu’une seule pour tout l’étage ? »
Cela ne vous est pas venu à l’idée que le directeur de l’EHPAD est un bon gestionnaire selon votre cœur, un adepte zélé de tout ce qui vous a enrichi à travers vos dividendes ?
Et puis, vous savez, vos enfants qui gèrent aujourd’hui les investissements que vous leur laissez, ils possèdent peut-être des actions de la société cotée qui exploite votre EHPAD, directement ou indirectement à travers des produits financiers type SICAV, OPCVM ou autre. Et c’est grâce, en partie, aux dividendes de cette société si bien gérée qu’ils paient votre pension dans l’établissement. Même que les actionnaires familiaux ont approuvé les comptes de la société à la dernière assemblée générale. Faudrait pas cracher dans la soupe de pois cassés, quand même !
Le paradoxe des conséquences
Et, si l’on vous disait que la seule leçon à tirer de ce fait divers, c’est la nationalisation « sèche » de la société (sans indemnisation des actionnaires, qui ont moralement commis le délit de complicité de maltraitance sur personne vulnérable, en approuvant les comptes et en donnant quitus aux dirigeants lors de la dernière assemblée générale), je suis sûr que vous auriez encore la force de protester contre cette spoliation bolchévique.
J’arrête là. Vous êtes en effet une victime, mais certainement pas d’une maltraitance. Nous sommes ici confrontés à un cas typique d’hétérotélie. L’hétérotélie, cette « ruse de l’histoire » selon Hegel, consiste à viser un but qui peut, par ailleurs, être des plus rationnel et raisonnable, mais aboutit à un résultat tout à fait différent de celui escompté, voire radicalement inverse. Parfois par maladresse, le plus généralement par inconséquence. Inconséquence au sens propre du terme, en ce qu’elle n’anticipe pas, ou récuse, les conséquences logiques et naturelles des décisions prises initialement. Or, A entraîne B qui entraîne C, et il ne sert à rien de déplorer la conséquence B ou C de votre décision A.
Vous êtes d’âge à avoir bien connu les aventures de Gaston Lagaffe. Vous rappelez-vous ce jour où Gaston Lagaffe s’essaie à tirer à l’arc et se plante une flèche dans le cul, Si vous n’avez pas la fibre philosophique, je trouve que c’est une illustration assez claire du concept.
Moralité :
« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
« Comme on fait son lit, on se couche. »
Concédez, pour finir, ceci : vous avez investi dans l’économie de marché pour être à jamais à l’abri du besoin. Mais aujourd’hui, vous macérez dans vos besoins. Car s’il n’y a plus assez d’aides-soignantes, c’est que l’actionnaire – vous – l’a décidé pour le pensionnaire – vous encore.