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Qui lit aujourd’hui les poètes ? Une polémique entre Michel Marmin et Anthony Marinier

Qui lit aujourd’hui les poètes ? Une polémique entre Michel Marmin et Anthony Marinier

Notre entretien avec Patrice Jean, « Les militants vont-ils tuer la littérature ? », a fait sursauter Michel Marmin, non pas les réponses de Patrice Jean, dont Michel Marmin a été parmi les premiers à entrevoir l’importance littéraire, mais une question d’Anthony Marinier, qui interrogeait Patrice Jean sur la pétition visant à empêcher Sylvain Tesson de parrainer le Printemps des poètes 2024, faisant remarquer qu’elle avait été signée « essentiellement [par] des poètes autoproclamés que personne ne lit ». Doit-on juger la qualité d’un poème et plus largement la poésie au nombre de lecteurs ? N’est-elle pas au contraire dans son essence même un art qui échappe au jugement de la foule ? Doit-elle pour autant ne s’adresser qu’à un public élitiste ? Qu’est-elle au juste ? La parole à Michel Marmin et Anthony Marinier.

ÉLÉMENTS : « Des poètes autoproclamés que personne ne lit »… Qu’est-ce qui vous a à ce point agacé dans l’assertion d’Anthony Marinier ? Son poujado-populisme, que le célinien en moi ne pourra jamais totalement condamner ? Quoi d’autre encore ?

MICHEL MARMIN. En poésie comme en peinture, en musique ou en littérature, les grands créateurs de formes et d’émotion ont toujours fait s’esclaffer les béotiens. En peinture par exemple, la réaction typiquement populiste est celle que suscite toujours l’œuvre de Picasso : « Mon fils en ferait autant. » Le problème est que, depuis un siècle, personne n’a jamais réussi à faire du Picasso, et ce n’est pas faute d’avoir essayé ! Le cas de la poésie est plus complexe. Depuis Rimbaud (en gros !), la poésie française s’est affranchie du système métrique, si j’ose dire, pour ouvrir la page blanche à des modes d’expression non discursif, aux cris et aux chuchotements. Avec un bonheur inégal, certes, mais les modes traditionnels sont-ils toujours plus heureux ? Je suis d’autant plus à l’aise pour le reconnaître que, personnellement, je pratique plus spontanément l’alexandrin ou le vieil octosyllabe médiéval que le vers libre ou la poésie en prose. Comme disent les journalistes, c’est dans mon ADN ! Il n’en demeure pas moins que rimée, assonancée ou non, « imagiste » comme chez Yves Martin, voire « lettriste », la vraie poésie est par essence élitiste, voire ésotérique comme chez Parvulesco ! Ce qui veut dire, pour revenir à notre propos, que la poésie que « personne ne lit » a plus de chances d’être de la vraie poésie que la poésie que tout le monde peut lire, ce qui ne l’empêche évidemment pas d’être encore plus nulle que l’autre quand elle l’est… Quant à Céline, je ne crois pas que son exemple puisse être invoqué en défense du « poujado-populisme » que j’exècre. Son art est un art de dentellière, un art d’aristocrate pour les aristocrates !

ÉLÉMENTS : Céline est incomparable dès qu’il aborde la petite bourgeoisie (il en vient)… Accusé Marinier, que répondez-vous ?

ANTHONY MARINIER. Ma pique à propos des « poètes que personne ne lit »visait, et ça n’a pas dû échapper à Michel Marmin, ces pétitionnaires professionnels, indignés du matin au soir, qui s’insurgeaient contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des poètes. Ce n’est pas tant leur qualité de poètes que j’attaquais (puisque par définition ces poètes que personne ne lit ne sont pas lus, encore moins par moi), mais la capacité stupéfiante que le milieu culturel possède à se donner bonne conscience en trouvant des causes nobles à défendre, ou des écrivains à bannir (qu’on repense à Renaud Camus ou Richard Millet). Montrer une indignation – bien souvent feinte – leur permet d’accroître leur capital progressiste, de se faire bien voir, d’être du bon côté du manche.

Nous tomberons d’accord tous les deux sur le fait que la qualité d’une œuvre ne dépend pas de son nombre de lecteurs (sinon les romans feel good et la New romance seraient l’acmé de la littérature) ; en revanche, si le destin d’une œuvre littéraire est d’être lue par le plus grand nombre, la volonté de tout amoureux de la poésie serait de l’extirper de la tour d’ivoire dans laquelle elle est enfermée.

Il n’est pas certain que l’académisme et l’élitisme dont se réclament les « vrais poètes » aident la poésie dans cette démarche. À moins de considérer que la vocation de la poésie est de rester confidentielle, auquel cas mon assertion sur les poètes autoproclamés que personne ne lit tombe à pic.

Je précise que je ne suis pas un grand lecteur de poésie, simplement un autodidacte amoureux de la littérature qui n’a ni diplôme universitaire, ni les vagabondages littéraires de Michel Marmin – pour qui j’ai un profond respect – derrière soi.

ÉLÉMENTS : Exotérique ou ésotérique, homérique ou orphique, hugolienne ou baudelairienne, verlainienne ou mallarméenne ? Pourquoi faudrait-il que « l’état de poésie », selon le mot de Georges Haldas, ait à choisir. Le succès pas plus que l’insuccès ne sont ici des critères de vérité poétique…

MICHEL MARMIN. Je suis bien entendu d’accord avec cette proposition, et je ne somme personne de choisir entre Maurice Scève et Ronsard ! Le problème est que la poésie qui, à une date relativement récente, était lisible par tous ne l’est plus par personne, ou presque. Il va bientôt falloir, si ce n’est déjà fait, traduire Baudelaire en basic french, et je gage que même certaines chansons de Brassens sont devenues incompréhensibles à la plupart des auditeurs en raison de leur richesse lexicale, ancrée dans le trésor de l’histoire de la France et de sa langue, trésor aujourd’hui inaccessible évidemment. Que l’on pense à une petite merveille comme « Le Vent », et que l’on me dise qui était Colin-Tampon ? Quant aux poètes qui pétitionnent à tour de bras, je reconnais que ceux que j’ai « consultés » sur l’Internet sont d’une nullité accablante, d’une ahurissante pauvreté d’inspiration et d’écriture. Je recommande à cet égard la nommée Rim Battal, jolie femme au demeurant, sur qui Patrice Jean a généreusement attiré mon attention… À ce compte-là, je préfère encore le rap qui, dans son meilleur, renoue de loin en loin avec la veine des vrais poètes populistes français qu’étaient Gaston Couté ou Jehan Rictus. Ce qui, en définitive, veut simplement dire que si la Tour d’Ivoire n’est pas la destination ontologique de la poésie, elle en est peut-être le refuge !

ANTHONY MARINIER. Le succès ne saurait être un critère de qualité, surtout à une époque où rares sont les personnes encore en mesure de lire et comprendre la poésie. Je ne sais pas si les rappeurs sont les nouveaux poètes (on peut louer la qualité des textes d’Oxmo Puccino, Akhenaton, Keny Arkana, ou plus proche de nous Kroc Blanc), mais les plus populaires (Jul, Damso, PNL, Ninho) représentent assez bien la chute abyssale du niveau que nous constatons : dans le meilleur des cas les textes sont composés de rimes plates, mais pour la plupart d’un sabir inintelligible – mélange d’argot banlieusard, de termes africains et anglais – entrecoupé d’onomatopées et de borborygmes. La nullité de certains poètes pétitionnaires atteste un entre-soi, une division entre les poètes établis et les poètes marginaux, et l’impossibilité aux écrivains qui ne sont pas du sérail d’être édités ou de se faire connaître. L’exclusion des voix qui ne correspondent pas aux normes établies de la littérature officielle stérilise la création en favorisant les mêmes auteurs qui ont accès aux réseaux, aux ressources du monde de l’édition et donc aux lecteurs.

ÉLÉMENTS : Savez-vous qu’à l’époque de la République démocratique allemande, la Stasi, autrement dit la police politique, avait créé en sous-main un groupe de poètes avec des prix à la clef. Les lauréats recevaient une Trabant, la voiture du réalisme socialiste. Précisément, est-ce que la poésie ne meurt pas, comme un certain art contemporain, du financement public moyennant un alignement idéologique (les bourses, les résidences d’auteur, les salons, les aides à la publication et j’en passe) ? Le grand Bertolt Brecht, pour ne pas quitter RDA, en est mort…

MICHEL MARMIN. La question est complexe… Depuis les temps homériques, et sans doute en Chine (mais je ne suis pas sinologue), la grande poésie a toujours été commanditée, soutenue, par les pouvoirs, civils ou religieux. Et lorsqu’un poète ne l’était pas, soutenu et subventionné, il réclamait hautement ou humblement, soutien et subventions… Il fallait bien entendu, pour les obtenir, ne pas mordre la main qui soutient et subventionne ! C’était comme ça et cela ne choquait personne, du moins jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. J’ignorais que la Stasi avait organisé un mécénat poétique d’État, qui serait une continuation du mécénat, pas toujours intéressé d’ailleurs, développé dans les temps anciens par les princes et les églises, le dernier grand exemple en étant fourni avec le lien prodigieusement anachronique qui a uni Wagner et Louis II de Bavière ! Quant à la soumission des poètes aux pouvoirs d’aujourd’hui comme d’hier, n’oublions pas que le culte de la personnalité n’est pas né avec Staline et qu’il a toujours été systématiquement pratiqué en Occident, ne serait-ce qu’à l’avers des monnaies et dans l’iconographie du timbre postal… La comparaison entre la poésie est-allemande et la poésie soutenue par le système culturel actuel, dont je ne méconnais évidemment pas le profond totalitarisme (mais il faut nuancer : la poésie éminemment classique et savoureuse d’un Jacques Réda campe toujours rue Sébastien-Bottin), est très intéressante, et je la transposerais volontiers dans le domaine des arts plastiques. Je conseille à ce sujet L’Œuvre sans auteur, un film passionnant de Florian Henckel von Donnersmarck (2018) où sont mis en parallèle, et même en convergence, deux académismes mortifères : l’académisme stalinien imposé en RDA et l’académisme avant-gardiste prôné en RFA, le premier n’étant pas forcément le pire ; la question est en effet de savoir s’il est plus dégradant, moralement et artistiquement, d’être financé par le parti que par un « mécène » capitaliste, un François Pinault par exemple ! Sachant que le « mécène » capitaliste est lui-même financé par l’argent public. Pour ne pas conclure, j’ajouterais que la Trabant étant le pendant socialiste de notre regrettée 2 CV, la question est de savoir si Citroën subventionnait des prix de poésie, ce dont je doute ! Quant à Bertolt Brecht, oui il était grand, comme poète et comme dramaturge. Un grand poète épique, un poète d’une énergie formidable, comme on aurait peine à en trouver chez les pétitionnaires qui, comme dirait un héros de polar, ont du jus de navet dans les veines.

ANTHONY MARINIER. Quoi de mieux que la poésie pour répandre la bonne parole marxiste-léniniste ? Les communistes avaient bien compris que l’art est un instrument du combat idéologique. La culture subventionnée est nécessairement assujettie aux attentes de la bureaucratie de la création artistique (CNC, DRAC, FRAC…). On aboutit à un art officiel endogamique et consanguin qui reflète l’air du temps, difficile d’accès si on est hors des clous, et à des artistes s’autocensurant pour obtenir un financement public et répondre aux attentes des médias de grand chemin. Cécile Coulon dans sa poésie instagramée – j’aurais pu choisir Édouard Louis ou Faïza Guène parmi les innombrables impostures littéraires – fait l’apologie larmoyante des opprimés et n’écrit que pour ses amis de la gauche culturelle dominant arts et médias, où tout est réseau et copinage.

On ne compte plus les projets culturels orientés politiquement et grassement subventionnés : du Printemps des poètes dédié aux frontières, ou à l’Afrique, au musée de l’Histoire de l’immigration… tout projet culturel doit respecter un cahier des charges strict imposant aux artistes et créateurs la sacrosainte Diversité… Ce n’est pas pour autant que la suppression totale du soutien à la création culturelle par l’État est souhaitable : la rationalité du Marché conduirait inévitablement à la fin de tout projet artistique non rentable ; l’art et la culture seraient réduits à un divertissement/consommation de masse disneylandisé, et marvelisé, à l’opposé de notre idéal européen. Raison pour laquelle il est important de mettre en avant et de soutenir les initiatives non conformes ; pour en citer quelques-unes, côté art : le collectif d’artistes enracinés Les Prohibés, pour la littérature : la revue Livr’arbitres ou le site de livres audio IdeoChoc.

ÉLÉMENTS : Poésie, art contemporain, mais aussi musique… Vous publiez, Michel Marmin, avec Michèle Delagneau, Notre dictionnaire de la musique aux éditions Arcades Ambo, qui va des musiques les plus anciennes aux plus contemporaines, sans exclusive. Y aurait-il plus de liberté dans l’univers de la création musicale ?

MICHEL MARMIN. La question ne se pose pas en ces termes. Si l’on s’en tient à la musique savante, c’est-à-dire à la « grande » musique de toutes les époques, selon la position de Richard Millet à laquelle je souscris absolument, il n’y a en son sein que des différences et des divergences de sensibilité, voire de doctrine, qui peuvent tourner à de féroces bagarres, à des guerres de pouvoir et d’ego, mais c’est la vie et il en a toujours été ainsi. Que l’on songe à l’offensive d’une violence inouïe menée par Jean-Jacques Rousseau contre la musique française, qui est évoquée dans notre dictionnaire ! Que l’on songe aux insultes prodiguées par Pierre Boulez aux compositeurs qui n’étaient pas de sa chapelle, tels l’excellent André Jolivet ou Hans Werner Henze à qui il affectait de préférer les Beatles ! Cela n’a vraiment rien à voir avec les imbéciles et les crétins conjurés contre Sylvain Tesson, qui n’ont pas dû user beaucoup de fonds de culotte sur les bancs de la communale, alors qu’il faut des années de Conservatoire pour produire une œuvre digne de ce nom, tonale ou atonale, peu importe. Comme je l’ai dit, ici même, dans un petit entretien du 30 janvier dernier, j’aime toutes les musiques quand elles sont véritablement des musiques, et notre dictionnaire est à cet égard un pur et simple exercice d’admiration.

ÉLÉMENTS : Même si je ne suis pas poète, au sens où je n’écris pas de poésie, je suis persuadé que la poésie demeure plus que jamais un des modes privilégiés de connaissance et d’expression du réel (et pas seulement du surréel), peut-être même le plus susceptible à saisir la radicale nouveauté de notre monde, son étrangeté sans précédent, sa mutabilité quasi science-fictionnelle, bien plus que le roman. Et vous ?

MICHEL MARMIN. La radicale nouveauté, oui, mais à la condition d’admettre qu’aucune nouveauté n’est aussi radicale qu’une herbe qui pousse entre deux pavés, qu’un enfant qui pleure ou qui chante, qu’une paire de fesses qui roule dans les vignes, et que les mots pour les exprimer sont souvent les plus simples, comme le démontre encore Jean-Michel Maulpoix dans son récent Rue des fleurs – preuve, soit dit en passant, que la belle et bonne poésie n’a pas perdu la guerre et que les institutions culturelles, grands éditeurs compris, n’y sont pas toujours indifférentes : Maulpoix n’a-t-il pas reçu le Goncourt de la poésie en 2022 ?

ANTHONY MARINIER. La littérature et la poésie se situent entre le réel et l’imaginaire, dans cette zone trouble, ce reflet plus ou moins déformé de la vie. La grandeur du romancier et du poète est de tenter de saisir, par le langage ou l’image, un réel qui s’échappe, d’où naît la création.

Mais le roman, encore plus que la poésie, possède cette capacité d’incarner des idées, de développer des personnages, de plonger au plus profond de l’âme humaine. Il est un moyen d’interroger le présent et permet de mieux appréhender le monde. Il n’y a pas de meilleure façon pour connaître la vie des Français du XIXe siècle que lire La Comédie humaine, ou Les Rougon-Macquart ; la France des laissés-pour-compte de la mondialisation qu’en lisant Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin ou Hyper ! Hyper ! d’Olivier Amiel.

À travers la science-fiction dont la nature expérimentale autorise la prospection, le roman peut décaler notre regard, bâtir des mondes et se projeter de manière prophétique. C’est ce qu’a réalisé dernièrement Marc Obregon, à la suite de Philip K. Dick ou Maurice Dantec, dans son dernier roman, Omegatown, qui explore notre monde en pleine révolution de l’IA.

Propos recueillis par François Bousquet

© Photo : L’hommage solennel de Michel Marmin à la sculpture – et à la femme ! – dans les jardins du
Musée Rodin, en octobre 1987. La scène a été immortalisée par le photographe Marc Gantier.

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