ÉLÉMENTS : L’Europe, nous apprenez-vous, c’est vingt-trois langues et plus d’une soixantaine de langues régionales ou minoritaires. Point besoin d’aller chercher la Tour de Babel dans je ne sais quelle Babylone, n’est-elle pas sur notre continent ? Quelle unité linguistique dans cette efflorescence de langues, quand bien même elles procèdent pour l’essentiel d’un rameau commun ?
ARMAND BERGER. La majorité de ces langues, à l’exception de quelques-unes, dérivent lointainement d’une langue fort ancienne, que l’on reconstitue au moyen de la linguistique comparée. Il s’agit de l’indo-européen. Cet ensemble aux contours bien définis – la science dans ce domaine ne faisant que progresser et s’affiner – est l’ancêtre de toutes les grandes langues que nous parlons aujourd’hui en Europe. C’est là le socle commun. L’unité linguistique, si vous voulez. Pour parler des langues du temps, il faut parler de réalités linguistiques. De savoir quelle est aujourd’hui la nature de ces langues que nous parlons, de voir comment elles interagissent. Il ressort de ces réalités que, à la manière des civilisations, elles sont mortelles. Et donc vivantes. Animées par un dynamisme fulgurant ou bien par une énergie déjà trop usée. Voilà le mouvement naturel. Ce qu’il convient d’observer, c’est que, à notre époque, un tout nouveau mouvement s’opère : une langue est en train d’en supplanter d’autres, et n’a pas pour ambition de cohabiter : l’anglais. Un constat bien établi depuis la seconde moitié du siècle dernier. Il y a là un problème manifeste, auquel il faudra bien répondre de manière sérieuse et effective. Pourtant, cela semble prendre du temps. Or, il apparaît que l’affaire soit urgente, car la richesse des langues diverses parlées en Europe est menacée. Il convient donc de voir comment prendre en compte cette réalité de l’omniprésence de l’anglais, de remettre en avant les langues maternelles comme porte-étendards de cette richesse linguistique européenne, de réfléchir à un plurilinguisme fondé sur des réalités plutôt que sur un bilinguisme contraint (anglais + langue maternelle), souvent de niveau médiocre, dont les finitudes sont bien vagues, dont on ne sait trop que faire.
ÉLÉMENTS : Vous rappelez le mot, apocryphe ou pas d’ailleurs, d’Umberto Eco, qui aurait dit que la langue de l’Europe c’est la traduction. Qu’est-ce à dire ? La formule ne peut-elle pas s’appliquer, en dernière analyse, à la Terre entière ? Autant s’acheter un cerveau artificiel chez OpenAI et louer les services d’un logiciel de traduction…
ARMAND BERGER. Il est à penser – et là nous touchons à l’histoire des mentalités – que les Européens ont toujours eu cette inclinaison à vouloir comprendre ce qu’ils avaient de si différents dans leur réalité commune. Pourquoi, et ce depuis l’Antiquité, les Européens se sont-ils toujours efforcé de copier et de recopier des œuvres, de les traduire, de les diffuser aux quatre coins de l’Europe ? Le mot attribué à Eco est simple : la traduction, c’est la volonté sincère et profonde de comprendre l’autre. Cet autre qui nous ressemble, mais qui, au vu de ses particularités, opère à une certaine distance, avec originalité, manifeste son génie propre. Et quand il y a du génie ailleurs, on s’empresse alors par une curiosité naturelle de le comprendre. La traduction, c’est la manifestation d’une réalité linguistique dynamique et il faut qu’elle le demeure.
ÉLÉMENTS : Hannah Arendt disait de la langue allemande qu’elle était sa patrie. Quels liens entretiennent les langues et les nations ?
ARMAND BERGER. La patrie (charnelle et spirituelle) ainsi que la nation ne se confondent pas nécessairement. D’autre part, on a bien souvent à l’idée qu’une langue équivaut à un pays, une nation. C’est verser dans l’erreur. Il n’a pas jamais existé une nation où une seule langue était alors parlée. Il y a eu des tentatives, toutes avortées. Elles ont parfois laissé de lourdes séquelles. Ainsi en France avec la Troisième République. Il faut plutôt dire qu’il y a des langues dans une nation qui d’ailleurs ne se raccordent pas nécessairement à l’idée de nation. Voyez les langues régionales, les dialectes. Vous pourriez également dire que l’on parle pourtant de langues nationales. Mais ces langues nationales ne se cantonnent pas à des frontières arbitrairement dessinées. Elles s’arrêtent parfois avant lesdites frontières, parfois s’étendent dans des confins. Contrairement aux nations, les langues ne connaissent pas de frontières du fait qu’elles sont dynamiques par essence. À regarder un atlas linguistique, on serait frappé de voir que les frontières linguistiques se superposent mal avec les frontières nationales. C’est dans le caractère mouvant des langues, qui se parlent dans des zones aux contours subtils, que se situent pour partie les enjeux des réalités linguistiques de l’Europe de notre époque et des temps à venir.
Lire aussi :
Quelles langues pour l’Europe ? (2/3) : Entretien avec Olivier Eichenlaub