C’est dans La Parole d’Anaximandre, texte exégétique d’un fragment du philosophe présocratique, que Martin Heidegger introduit le concept d’Abend-Land. Il l’oppose à Abendland (Occident) et, dans la traduction de Wolfgang Brockmeir, Abend-Land a été très heureusement rendu par Hespérie et hespérial. L’Hespérie, c’est, comme l’indique la racine grecque, la terre du couchant. Mais il ne désigne pas l’Ouest, ni les régions occidentales du monde, mais bien plutôt un projet d’organisation du monde qui marquerait le couchant, c’est-à-dire l’accomplissement d’une vue-du-monde aurorale exprimée au VIIe siècle avant notre ère par le premier penseur européen. Heidegger écrit : « Commence l’événement le plus vaste, l’oubli de l’être, celui dans lequel l’Histoire hespériale du monde advient et se décide. » Pour Heidegger, l’homme européen a été tour à tour « Grec », « chrétien », « moderne », « planétaire », ou encore « Occidental » ou « Américain ». Il peut aujourd’hui devenir « hespérial ». « L’Antiquité qui détermine la parole d’Anaximandre, écrit encore Heidegger, appartient au matin de l’aurore de l’Hespérie (…)Si nous persistons si obstinément à penser la pensée des Grecs comme les Grecs ont su la penser, ce n’est pas pour l’amour des Grecs ; c’est pour retrouver ce Même qui en des guises diverses concerne les Grecs et nous concerne historialement. C’est cela, qui porte l’aurore de la pensée dans le destin de l’hespérial. C’est conformément à ce destin que les Grecs deviennent seulement les Grecs, au sens historial. Le destin attend ce que devient sa semence. » L’ hespérial représente en même temps la fin, le couchant de la tradition métaphysique grecque, et le début virtuel d’un autre cycle qui accomplirait la pensée grecque à un autre niveau, celui de la volonté de puissance autoconsciente. L’hespérial est donc à la fois un recommencement, un retour profond à l’aurore, c’est-à-dire à la conception grecque du monde, et une rupture avec l’Occidental qui, lui, a oublié la Grèce. Revenir en Hespérie, pour nous Européens, consisterait alors à accomplir notre volonté de puissance en tant qu’Européens, conscients de notre filiation grecque, et non plus en tant qu’Occidentaux oublieux de cette filiation. L’Hespérial, c’est l’Européen qui redevient conscient qu’il est Grec, et qui pour cela, rejette l’Occident comme non grec, en finit avec l’oubli de lui-même, aura « médité le désarroi du destin présent du monde », et voudra consciemment accomplir la vue-du-monde grecque.
Encadré de l’article Pour en finir avec la civilisation occidentale extrait du numéro 34 de la revue Éléments (Avril 1980).