Sur les réseaux de droite, ce fut comme une traînée de poudre et de colère après l’agression gratuite, dans le quartier de Ménilmontant, d’une procession catholique à la mémoire des prêtres tués durant la Commune de Paris. Chacun y allait de sa dénonciation. Cependant, les premières couvertures de l’événement émanaient de l’extrême gauche : le reporter militant proche de la France insoumise, Taha Bouhafs, diffusait des images floutées d’affrontement annonçant avec une certaine fierté que « des royalistes se sont fait mêler » (sic) et dénonçant la collusion entre ces prétendus militants et la police. La plupart des réactions épidermiques de l’extrême gauche sur la twittosphère étayaient cette version : l’extrême droite, en l’occurrence des proches de l’Action française, aurait fait irruption dans le bastion historique de la gauche, à deux pas du bar des antifas, Le Saint-Sauveur. AIM Paname1,qui s’est fait connaître par quelques communiqués délirants appelant à l’incendie du Sacré-Cœur, a également revendiqué l’attaque, présentée presque comme un acte de légitime défense. Dans l’effervescence du moment, on aurait pu penser qu’il s’agissait d’une escalade de plus dans l’affrontement entre radicalités politiques, et que chaque partie sur les réseaux jouerait sa partition.
C’est la faute de l’Action française
Après tout, la figure de l’Ennemi que cette gauche parisienne s’est constituée, c’est le Versaillais, accessoirement le catholique, forcément royaliste et militant d’Action française, quand il n’est pas électeur du Rassemblement national, en somme l’antithèse de la faune anarcho-libertaire de l’Est parisien. Ennemi bien sûr fantasmagorique : il y a eu de tout temps une tradition bien vivante de sympathie pour le peuple communard à l’Action française, de nombreux blanquistes s’étant ralliés au nationalisme dès l’aventure boulangiste. Et l’on ne peut guère accuser le gouvernement des Versaillais de représenter le royalisme réactionnaire lorsque cet ordre bourgeois et libéral se rallia plus tard sans état d’âme à la République. Versant catholique, il suffit de rappeler combien Charles Péguy fut sensible au soulèvement de Paris en 1871. C’est du reste dans les fameux Cahiers de la Quinzaine, qu’il dirigeait, que parut un classique de la littérature communarde, Mes Cahiers rouges. Souvenirs de la Commune de Maxime Vuillaume.
Dans cette histoire réécrite jusqu’à la nausée, venir prier à la mémoire des otages, c’est défendre Versailles, c’est piétiner les martyrs de la Commune, c’est blasphémer contre ce qui tient lieu de sacré à l’extrême gauche radicale française. Il est exclu de penser que la vantardise qui s’est affichée sur les réseaux sociaux pour justifier cette ratonnade d’un genre particulier ait pu être surjouée ou insincère. C’est au contraire le sentiment d’une BA antifasciste qui prédominait. Du reste, c’eût été un bien piètre calcul d’attaquer à visage découvert des notables en prière, alors que la vérité, images à l’appui, émergerait bien vite. En effet, la procession n’était pas le fait des traditionalistes, mais du très à gauche et très officiel diocèse de Paris, dont les prélats migrantophiles sont fort peu suspects de dérives droitières. Comble, le prêtre du 20e arrondissement à l’initiative de la marche avait donné la veille une messe en la mémoire des communards tombés sous les fusils versaillais !
L’épicentre de la mouvance antifa
Les profils des agresseurs visibles sur les différentes vidéos sont multiples : crasseux aux cheveux longs, militants du NPA, vieux bobos en terrasse, étudiants bon chic en costume, crânes rasés, bérets, jeunes hooligans lookés en Stone Island, quelques dégaines racaillaisantes ; on y voit un large panorama du gauchisme de Ménilmontant dans toute sa diversité. Les t-shirts des mouvements de rue se mélangent aux déguisements du communisme folklorique au point qu’il est impossible de dégager un profil sociologique commun. Comment expliquer alors une telle unanimité dans l’hystérie collective ? Car ce que l’on observe ressemble plus à une foule haineuse qui a agi ici d’un seul mouvement, qu’à une attaque préméditée d’un groupe constitué.
Pour comprendre cet engouement, il faut prendre la mesure de ce que représente à présent la Commune dans le cerveau de l’actuelle extrême gauche française. Bien que celle-ci ait toujours fait partie du bagage culturel de la gauche communiste comme anarchiste, l’implantation depuis 2006 de la mouvance antifa dans le quartier de Ménilmontant, par l’intermédiaire du bar Le Saint-Sauveur, a contribué à la renaissance du mythe communard. La culture de rue antifasciste se veut profondément ancrée dans l’imaginaire de l’insurrectionnalisme parisien. Bien plus qu’on ne la commémore, on revit en permanence la Commune : on doit parler en titi parisien, abuser et user du verlan, se looker casual et racaille, s’organiser avec les prolétaires du XXIe siècle que sont les musulmans, incarner le plus possible l’image d’un Paris populaire et autogestionnaire. Les références communardes sont omniprésentes : le club de foot antifasciste, le Ménilmontant Football Club, est symboliquement daté de 1871 ; on se rappellera que l’AFA (Action antifasciste) a sorti le 21 janvier 2017 une banderole « Ni République, ni monarchie, vive la Commune ! » pour s’opposer aux militants de l’Action française ; ou encore l’agression des Veilleurs à Nuit debout en 2016 au cri de « Ici, c’est la Commune de Paris ! »
Composante parmi d’autres de la mosaïque gauchiste, les antifas sont depuis quelques années au centre de l’attention : détenant le monopole de la violence de rue, ils sont la source des fantasmes du tout-gauchiste parisien qui singe leur culture, leurs habits, leurs coutumes par mimétisme et fascination.
Mythe mobilisateur ou comédie révolutionnaire ?
Privée de ses plus puissants relais institutionnels suite à la trahison du PS de François Hollande et aux manifestations anti-loi travail de 2016, orpheline depuis la fin des régimes communistes et des révolutions internationalistes (à l’ère où les soulèvements sont de plus en plus nationalistes et religieux), renouant avec son fond anarchisant particulièrement durant la crise des Gilets jaunes, cette gauche a trouvé dans l’adhésion massive au mythe de la Commune une échappatoire à son manque de références et de sacré. Dans une tradition antifasciste fondée sur le culte des martyrs victimes de l’extrême droite (Clément Méric, Carlos Palomino, etc.), le meurtre des 20 000 (si ce n’est plus) Fédérés par les Versaillais fait figure de Genèse révolutionnaire.
Dès lors, faire irruption dans ce nouveau temple gauchiste à ciel ouvert qu’est Ménilmontant, en arborant les symboles vus comme ceux de la Réaction, a été perçu comme un véritable acte de blasphème, l’hystérie unanime, l’humeur au châtiment. La bagarre ne fut pas calculée, c’était une transe mystique. S’attaquer aux « Versaillais », c’est un moyen de devenir complètement Communard, de sortir du cosplay et de ne faire qu’un avec le mythe. D’être « dans le coup », de participer à cette guerre de rue contre le fascisme, alors qu’elle n’est au quotidien que l’apanage d’une poignée de militants organisés et entraînés que tout le monde craint et admire. Rien de surprenant à ce que cet univers qui fonctionne de plus en plus en vase clos confonde dans son délire les bannières et les chasubles du catholicisme officiel avec les symboles de l’Action française, et les militants de droite avec le gouvernement de Versailles.
Cathos fragiles
Parmi les agressés, on a pu voir une démonstration typique de ce misérabilisme chrétien moderniste qui tend l’autre joue, qui chante de plus belle lorsque les assauts se multiplient. Point de royalistes dans ce cortège où se mêlaient vieux boomers retraités, curés africains, paroissiens racisés et cathos de gauche, où les seuls drapeaux étaient ceux de la section locale du Souvenir français. Si tous priaient unanimement pour les prêtres assassinés en 1871, c’était avant tout pour absoudre les Communards de leurs péchés et réconcilier une France divisée. Absolution que rejettent les héritiers autoproclamés de la Commune.
Finalement, ce qu’on aura vu, c’est la répétition d’une tragédie absurde des derniers jours de la Commune de Paris : alors que le sursaut patriotique et la lutte sociale laissaient la place à une kermesse zadiste anarchiste, alors que les pressions se faisaient de plus en plus fortes, des militants finirent par céder à un accès de paranoïa haineuse et assassinèrent un archevêque progressiste et des prêtres ouvriers, boucs émissaires de toutes leurs craintes. Quand la société se polarise, que les notions d’Ami et d’Ennemi se cristallisent, que le politique retrouve son essence conflictuelle, les premiers à tomber sont toujours les modérés et les tièdes qui tentent de garder des attaches de chaque côté, de concilier l’inconciliable.
À une période où l’extrême gauche tente de se poser en lanceuse d’alerte et en sentinelle avancée contre les violences présumées de la droite et de l’extrême droite, alors même que le procès Méric joue son dernier acte pour définitivement sceller ce statut de victime sacrée du « fascisme », il convient de mettre à nu les stratégies de mythification de l’extrême gauche, car sous couvert d’héroïsme libertaire, c’est aussi une tradition révolutionnaire visant à réécrire l’histoire et instaurer une nouvelle société qui tente d’imposer son récit mensonger.
1. Alternative International Movement, mouvement skinhead de gauche organisateur de concerts underground.
Photo : Marche des martyrs. © Michel Pourny / Diocèse de Paris.