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Pourquoi, le 25 novembre 1970, le grand écrivain japonais Yukio Mishima a fait seppuku

Écrivain, traducteur d’André Malraux, auteur notamment d’« André Malraux et la cascade de Nashi » (Julliard, 1989) et, en 2004, au Japon, d’un ouvrage sur le Bushido, Tadao Takemoto est aussi l’un des meilleurs spécialistes de Mishima. Il nous explique ici les raisons de sa rébellion et de son suicide. En toute objectivité.

Le 25 novembre 1970 l’écrivain japonais Yukio Mishima faisait seppuku, conformément à l’éthique du Bushido, pour réaffirmer sa fidélité au culte de l’empereur, protester contre l’américanisation du Japon et réclamer une nouvelle Constitution qui rétablisse la totale souveraineté du pays.

Dans la Constitution imposée par les Américains en 1946, l’un des articles les plus exécrés par l’écrivain était le fameux article 9, qui stipule que le Japon « ne possède pas de forces armées de terre, mer et air, et qu’il renonce à tout recours à la guerre ». Le mot « armée » lui-même était banni et avait été remplacé par « agence de défense ».

Le projet de Mishima, au départ, était de tenter un coup d’état comme celui des officiers de la Kodo-ha (groupe de la Voie impériale) en 1936, épisode qui lui avait inspiré sa célèbre nouvelle Patriotisme. C’est en vue de cet objectif qu’il crée en 1967 la Tatenokai, « société du bouclier », en référence à un poème du VIIIe siècle :

Aujourd’hui, je pars
Sans souci de ma vie,
Bouclier de l’Empereur.

Mishima recrute ses premiers membres au sein de l’Université, mais son « armée privée » ne dépassera jamais 200 à 250 hommes. Il dira lui-même de celle-ci : « C’est l’armée la plus petite et la plus spirituelle du monde. » Il en dessinera l’uniforme et le drapeau, qui représente deux anciens casques japonais, rouges sur fond blanc.

Pour former sa troupe et chercher un appui au sein de l’armée, Mishima va se lier avec le général Tomokatsu Yamamoto, spécialiste du renseignement. C’est ce même général qui confiera, de mars 1968 à novembre 1970, l’entraînement de la Tatenokai au lieutenant Hisaro Hosonami, spécialiste de la guérilla, et qui livrera par la suite un passionnant témoignage sur les activités militaires et sur la personnalité de Mishima.

Mishima au milieu de sa petite armée privée, la Tatenokai.

Que dit Hosonami ? Que son rôle était d’entraîner les membres de la Tatenokai, mais aussi de les surveiller, car l’armée s’inquiétait des projets de l’écrivain. Cette situation lui posait un dilemme : comment préparer militairement un groupe d’hommes que l’on soupçonne de préparer une action contre l’état? Hosonami était un légaliste, Mishima un rebelle.

En 1970, en quatre périodes, la troupe du commandant Mishima suit un entraînement appelé « exercice de rafraîchissement », qui consiste à mesurer les capacités de la Tatenokai en tant qu’organisation urbaine, son aptitude à la défense du pays et au combat de guérilla. Le stage s’effectue à Takigahara, dans la montagne du mont Fuji, sous le commandement d’Hosonami et de Mishima. Hosonami précise que la demande pour organiser le stage de guérilla a été acceptée par l’armée pour remercier Mishima d’avoir envoyé régulièrement, depuis 1968, des étudiants suivre des cours de formation militaire.

En octobre 1970, Mishima participe à un exercice dont il a lui-même fixé le cadre : s’emparer d’objectifs dans la capitale (la Bourse, les ponts, des installations électriques, des studios de radio et de télévision…). Les activités d’espionnage et de recherche d’informations sont dirigées par Mishima lui-même.

À la fin des quatre périodes, Hosonami est convaincu que la Tatenokai n’est pas en mesure d’organiser un coup d’état. De son coté, Mishima fait paraître le 25 septembre 1970, dans le journal de la base, un article intitulé « Le site du cantonnement de Takigahara est ma deuxième maison », où il remercie ceux qui lui ont donné l’hospitalité :

« Le temps passe vite, ça fait déjà quatre ans que je me suis confié à ce lieu de cantonnement de Takigahara. Je suis entré tout seul ici, avec cette troupe en formation, sous mon véritable nom : Hiraoka. On a pris soin de moi au printemps suivant, pendant un mois, encore un mois l’année suivante, puis l’été 1969 et en automne. Aussi ai-je accumulé les entraînements commandos de courte durée, devenant ainsi une sorte de vétéran.

« J’ai connu l’hiver sévère de Takigahara, son printemps précoce, son printemps ensoleillé avec les cerisiers du Fuji en pleine floraison, l’été de l’œillet et enfin l’automne. « En discutant avec les novices, c’est moi maintenant qui leur raconte ce qui s’est passé avant à Takigahara. De toute ma vie, sauf ma propre maison, il n’y a aucun autre lieu où j’ai séjourné aussi longtemps. Je dis aux autres que l’école du Fuji est mon école maternelle et Takigahara ma seconde maison.

Ici, j’ai toujours été accueilli chaleureusement, traité avec humanité et en toute confiance, sans aucune considération d’intérêt… La rigueur et la beauté des hommes du Japon se trouvent seulement ici. Nous avons parlé sans ambages du destin du Japon et nous nous sommes souciés de son avenir, comme si nous avions de l’appréhension pour la destinée de nos familles. Ici, pour moi, c’était un lieu d’exercice et de réflexion. C’est ici que j’ai appris le respect et la sévérité de l’altruisme, et que l’unité de l’idée et de l’acte était la voie authentique. Ici que j’ai appris la transpiration, le labeur, la ténacité, la patience de l’homme, la quête de soi jusqu’à l’extrême, la discipline, enfin la joie que peut seul connaître celui qui a conquis et maîtrisé tout cela. »

Et Mishima termine son article par une phrase mystérieuse : « N’empêche qu’en même temps, j’éprouve une certaine pitié à l’égard du cœur quasi frénétique que j’ai fini par porter, n’ayant d’autre souci que le destin de l’armée, pensant à son avenir et au moyen de le construire. Enfin, à l’égard de moi-même qui suis devenu un homme « qui en sait trop ».

Que savait Mishima pour en savoir trop? Une cruelle déception : l’armée japonaise se voulait la gardienne de la Constitution qui la désavouait, elle n’était pas mûre pour un coup d’état. À l’origine, le soulèvement devait comprendre des membres de l’armée, mais le général Yamamoto bloquera le mouvement. C’est un mois avant la mort de Mishima qu’eut lieu leur dernière rencontre. L’écrivain rendit visite au général et, sans rien dire, le regarda en face. Enfin, il l’interrogea. Yamamoto répondit : « Si vous voulez le faire, faites-le, mais après m’avoir tué. » Un an après, dans ses mémoires, le père de Mishima écrira : « Mon fils me paraissait accablé de déception, ayant été trahi par un certain général qui est au sommet de sa réputation et qui vit toujours…» Le père ajoute : « Comment se fait-il que mon fils ne le sut pas plus tôt, lui qui connaissait si bien l’histoire du coup d’état avorté du 26 février 1936, où l’on voit une même volte face, avec la trahison d’un général uniquement préoccupé de sa situation…»

Mishima avait pourtant tout préparé et même rédigé une nouvelle Constitution, récemment retrouvée. Alors, il résolut de montrer l’exemple, réunit cinq de ses plus proches compagnons et leur dit : « Le soulèvement aura lieu le 25 novembre et je dois mourir. » L’explication au geste de Mishima est peut-être dans la réponse qu’il fit à cette question posée par le lieutenant Hisaro Hosonami : « Dans votre Hagakuré et vos autres livres, les personnages meurent souvent. Pourtant le vrai Hagakuré n’enseigne-t-il pas que, même mutilé, on doit vivre et combattre avec les dents ?» Mishima répondit alors calmement : « Mais une mort peut agir sur l’avenir comme une irradiation. »

Les photos sont extrait des archives de Tadao Takemoto. Elles nous montrent Mishima au milieu de sa petite armée privée, la Tatenokai.

Article extrait du numéro éléments n°119

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