Un des grands intérêts de l’essai de Frédéric Rouvillois et Christophe Boutin est de nous en apprendre plus sur la véritable bataille qui se joua dans les « couloirs » du constitutionnalisme français. D’un rôle de contrôle en tant que juge des « élections parlementaires », le Conseil constitutionnel passera bientôt à celui de « conseiller » sur les modifications qu’il faudrait apporter, selon lui, à l’élection présidentielle. Peu lui importe qu’il sorte de ces prérogatives, ainsi il n’aura aucun scrupule à « estimer de sa responsabilité » de donner son avis. Et cela sans saisine par une autre institution ou par habilitation par un texte. Déjà certains commentateurs de l’époque voyaient poindre une dérive dans le fait de passer de déclaration à des observations. Ces esprits alertes seront confirmés par l’histoire.
Peu à peu, le Conseil constitutionnel s’auto-érigera comme un observateur et même – pour Rouvillois et Boutin l’élection de 2002 marque un tournant – se donnera pour « mission de suggérer aux pouvoirs publics toutes mesures propres à concourir à un meilleur déroulement de cette consultation ». C’est lui qui proposera des éléments techniques relatifs à la question des parrainages dont, déjà en 1974, Pierre Avril notait qu’un « tel mécanisme est fondamentalement politique et accessoirement juridique ». Le Conseil d’État se constitua alors comme le vaisseau amiral du parti des notables qui, depuis cette date, s’évertua à constamment combattre le camp du vote plébiscitaire. Il sera à l’avant-garde de tous les combats menés contre la souveraineté populaire que se retrouvent dans « le nombre de parrainages, leur publicité, leur transmission et jusqu’à la manière dont les parrains peuvent faire leur choix ».
Le meurtre de la souveraineté populaire
Bernanos, dans La France contre les robots, avait écrit cette phrase mémorable : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Nous pourrions reprendre cette phrase pour l’adapter à la démocratie moderne en disant qu’elle est une « conspiration » contre la souveraineté populaire. L’obstacle « démocratique » que sont les parrainages ne serait qu’un des nombreux poignards que cette dernière aurait planté dans le dos du peuple.
Que ce temps de 1962 nous paraît loin quand René Capitant pouvait déclarer que le peuple était « devenu majeur », et qu’il était désormais insupportable « que les élus s’érigent en tuteurs d’un peuple de mineurs ». Si à l’époque on se méfiait d’une exclusion des candidats qui n’étaient pas suffisamment représentatifs comme le disait Jean Taittinger ; on devrait plutôt, dans le cas de notre moment actuel, regarder d’un œil inquiet le fait que des candidats – pour le coup « sérieux » – soient possiblement écartés par manque de parrainages. Cela en réalité n’est que la suite logique de cette captation inique de la souveraineté nationale. Seule la République du centre accoucheuse de partis de gouvernements devait pouvoir donner ces brevets de conformité républicaine, dans le but de pouvoir participer à la joute présidentielle. Le Cercle de la raison de l’oligarchie se trouve alors en chair en os sous nos yeux dans une élection que le général de Gaulle avait voulu arracher des mains de ces notables.
Dès 1976, il était annoncé aux courants de pensée, aux formations politiques, et aux mouvements populaires que leur droit à présenter un candidat à l’élection présidentielle, qui est en dehors du système, était voué à demeurer lettre morte. Cette date marque aussi le début de l’alternance des partis de gouvernement qui devait commencer à la suite de Giscard. Celle-ci dura une cinquantaine d’années, et se constitua comme le passage de témoin par cycle entre une gauche et une droite sœur jumelle. Le candidat Macron de 2017 ne sera que l’enfant prodige de ces deux blocs qui finalement n’en était qu’un seul : le bloc bourgeois ou « bloc élitaire » selon l’expression de Jérôme Sainte-Marie. Un « hold-up démocratique » était accompli, et l’on sommait encore le peuple d’acter – par un vote tous les 5 ans après la fin du septennat – ce vol réalisé sur son propre dos. Prouesse de manipulation absolument admirable par son cynisme et sa rouerie. En clair, on ne lui demanda – au peuple – rien ni moins que de légitimer un dysfonctionnement palpable et totalement visible qui joue contre lui.
A lire demain, la suite de notre enquête : À quoi sert encore l’élection présidentielle ?