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Plaidoyer pour une pensée créatrice

Plaidoyer pour une pensée créatrice

Que faire ? Éternelle question de l'homme accablé par la vilénie et la folie mortifère de l'époque. Réhabiliter l'utopie, l'extravagance créatrice, l'imagination conquérante, nous répond Jean Montalte, auditeur de l'Institut Iliade (promotion Léonidas), qui nous invite à abandonner la posture de spectateurs et de commentateurs pour réinvestir le champs des possibles, créer un nouvel imaginaire et imposer notre propre scénario.

Il arrive souvent que, face aux utopies tantôt consternantes par leur niaiserie, tantôt effrayantes par l’intensité de la folie dont elles sont l’expression, l’honnête homme soit tenté d’opposer le bons sens, le sens des réalités ou de la mesure. Je voudrais, par le présent texte, montrer que le bon sens comme argument d’opposition ne suffit plus, qu’il s’agit de contre-attaquer en proposant une vision, une contre-utopie, pour ainsi dire, qui dépasserait la position réaliste sans la renier pour autant. Aborder les bouleversements actuels en leur opposant le bon sens, c’est finalement emprunter la posture d’un spectateur définitivement sorti du jeu, c’est s’inscrire dans l’inertie et la passivité de celui qui constate le progrès des destructions en gémissant. En effet, Wittgenstein, dans les remarques mêlées, a écrit : « Toute sagesse est froide ; et il est tout aussi impossible de redresser sa vie grâce à une sagesse, qu’il l’est de forger le fer à froid. » Et Pascal, plus lapidaire : « La raison ne saurait mettre le prix aux choses. »

Robert Musil (1880-1942), écrivain autrichien, romancier, essayiste, comparé à Proust, Joyce et Céline, pour l’importance de son œuvre et l’altitude de son génie, auteur de L’homme sans qualités, a proposé un type d’homme pour, sinon résoudre, au moins répondre à la crise traversée par l’Europe, au seuil de la première guerre mondiale, et au-delà: l’homme du possible.

Je cite le paragraphe quatre de L’homme sans qualités, intitulé :  « S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible. »

« L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose […] Ces hommes du possible vivent, comme on dit ici, dans une trame plus fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de subjonctifs ; quand on découvre des tendances de ce genre chez un enfant, on s’empresse de les lui faire passer, on lui dit que ces gens sont des rêveurs, des extravagants, des faibles, d’éternels mécontents qui savent tout mieux que les autres.

Quand on veut les louer au contraire, on dit de ces fous qu’ils sont des idéalistes, mais il est clair que l’on ne définit jamais ainsi que leur variété inférieure, ceux qui ne peuvent saisir le réel ou l’évitent piteusement, ceux chez qui, par conséquent, le manque de sens du réel est une véritable déficience. Néanmoins, le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore en sommeil de Dieu. Un événement et une vérité possibles ne sont pas égaux à un événement et à une vérité réels moins la valeur « réalité », mais contiennent, selon leur partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée, une volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. »

Une atmosphère de démission

Un esprit aussi fin que celui d’un Philippe Muray verse dans un pessimisme délétère, en reprenant à son compte la théorie hegelienne de la fin de l’Histoire, attribuant à la génération du baby-boom le rôle de fossoyeur de l’Histoire, ce qui est lui faire trop d’honneur. Festivus festivus n’est finalement qu’une figure transitoire, archétype d’une société libérale-libertaire, qui a vocation à disparaître à terme. Et si la fin de l’Histoire n’était qu’une fable, de Hegel à Muray, en passant par Fukuyama, et ce, en dépit de la variété considérable des interprétations qu’on en a proposées ? Si l’Histoire semble avoir atteint un terme, c’est pour une simple et bonne raison, à savoir qu’elle est finie pour ceux qui ont renoncé à peser sur elle, en particulier dans le monde européen, délivrant par là même un permis de dominer à ses adversaires tant sur le terrain géopolitique que sur le terrain idéologique. Adversaires qui ont tout intérêt à accréditer la thèse de la fin de l’Histoire, qui ne signifie pas pour eux l’incapacité à dicter son cours, mais l’assurance qu’elle leur appartient pour toujours.

Le slogan de mai 68 bien connu « L’imagination au pouvoir » suscite dans notre camp la dérision, et probablement à bon droit, mais ne serait-ce pas cette imagination qui fait leur force, qui leur permet d’imposer une vision qui transforme les sociétés à long terme ? Par la détestable intrusion dans la culture populaire des éléments phares du wokisme (apologie de la « diversité », déconstruction de la famille, des valeurs traditionnelles et « hétéronormées »).Plutôt que de se lamenter sur l’inauthenticité de la « société du spectacle » et l’aliénation qu’elle provoque, il faudrait proposer une contre-scénarisation. Prendre acte d’un état de faits pour ne plus le subir. Pour autant, il est clair que la question des moyens est cruciale, il serait stupide de le nier. Il n’empêche que lorsqu’on voit le zèle déployé – que dis-je le zèle, le fanatisme ! – par la gauche culturelle pour nous matraquer de leur propagande à jet continu, la détermination dans la contre-attaque devrait mobiliser toutes les ressources disponibles. Yves Citton, auteur de Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche, explique qu’il est « non seulement inévitable mais souvent salutaire de se raconter des histoires et que la société du spectacle doit moins faire l’objet de lamentations que d’efforts de contre-scénarisation ». Pour Paul Ricoeur, un monde sans imaginaire serait « impraticable pour l’action ». De même qu’il y a une critique nécessaire pour miner les positions adverses, il y a une nécessité de proposer une vision organique et motrice pour mettre en branle le processus de création.

Dans son livre, Kant et la fin de la métaphysique, Gérard Lebrun parle du kantisme comme de la « philosophie inaugurale de la modernité ». Kant a paradoxalement ouvert la voie à une pensée créatrice en distinguant l’entendement et la raison, les catégories qui s’appliquent aux phénomènes et les Idées qui n’entretiennent aucun rapport avec le monde sensible. Je dis : paradoxalement, parce que ses intentions semblaient davantage être de circonscrire nettement le domaine du véritable savoir, excluant hors de ses frontières la métaphysique. Étienne Gilson dans Le réalisme méthodique établit un moyen de distinguer un philosophe réaliste d’un philosophe idéaliste, qu’il soit cartésien, kantien ou postkantien. Le réaliste parle de connaissance tandis que l’idéaliste parle de pensée. C’est pourquoi, Kant, en distinguant fortement le domaine de l’entendement, des connaissances exactes, empiriquement vérifiables et le domaine de la raison, de la morale et du spéculatif, a ouvert un boulevard à des modes de pensée inédits. Toute la postérité immédiate de Kant a donné des fondateurs de systèmes métaphysiques, alors qu’il semblait avoir enterré cette science, ou plutôt cette pseudo-science selon lui, puisqu’elle ne répondait pas aux exigences épistémologiques qu’il avait assignées à un savoir réel et effectif dont le modèle se trouvait dans la physique de son temps, celle de Newton. Schopenhauer, Hegel, Schelling, Fichte, ont tous philosophé en métaphysiciens. Schopenhauer va jusqu’à définir l’homme comme l’« animal métaphysique ». Le récent livre de Jean-Luc Marion, La métaphysique et après, a précisément pour but d’établir qu’il y a une philosophie après la métaphysique, il est vrai en s’entant sur le tronc de la phénoménologie.

Pour Paul Valéry, la philosophie est un faire sur le modèle poétique. Il loue Nietzsche d’avoir assumé le fait d’être un philosophe-artiste et ainsi de s’être débarrassé du complexe d’infériorité de la philosophie face aux succès concrets de la science. La politique, quant à elle, est le lieu de la contingence – régime sublunaire sur le plan ontologique –, de l’hypothèse, du risque, où s’exerce la vertu de prudence, chère à Aristote. Nous sommes dans le domaine du conjectural, nulle science exacte ne peut s’y installer en maîtresse en se prévalant de déductions ou théorèmes infaillibles.

« Il en va toujours de même : dans l’ordre de la philosophie, on ne persuade bien qu’en suggérant des rêveries fondamentales, qu’en rendant aux pensées leurs avenues de rêves », a écrit Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves. Nos adversaires s’imaginent toujours victorieux et nous, par un déterminisme inconscient, imposé par le thème du « sens de l’Histoire » marxiste, nous sommes accoutumés à nous voir en éternels vaincus, alors que l’Histoire nous donne raison de bien des manières. Plutôt que de devenir les moines copistes d’une civilisation défunte, embrassons avec ferveur la vision d’un avenir qui nous appartient. Avec la sagesse comme socle spirituel, la pensée artiste et créatrice comme mouvement et comme point de mire la puissance européenne retrouvée.

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