C’est donc le moment, comme on dit, de découpler l’homme de son œuvre. Sans forcément aller dans le sens du jury l’ayant envoyé derrière les portes du pénitencier, il est un fait que l’homme était authentiquement fou, peut-être même cliniquement fou, puisque atteint de graves troubles bipolaires. Fou comme certains génies, dit-on ; mais dans son cas, le cliché celait une large part de vérité.
Né en 1939, il est le rejeton d’une famille de Juifs russes exilés aux USA ; les Spekter, dont le patronyme est tôt américanisé en Spector. Le jeune Phil a tout juste neuf ans quand son père se suicide. C’est un enfant malingre et pas bien beau qui, pour oublier le peu de succès qu’il a auprès des filles, se réfugie dans la musique, quittant New York pour Los Angeles en 1953. Là, il prend des cours de guitare, ne jure que par le jazz et le classique. À tout juste dix-neuf printemps, il signe son premier morceau, son premier classique : « To Know Him Is To Love Him », titre inspiré de l’épitaphe ornant la tombe de son défunt père. Un an plus tard, c’est « Oh Why », autre énorme tube popularisé en nos contrées par l’Allemand Camillo Felgen sous le titre de « Sag warum ».
En 1961, ce jeune homme très pressé fonde son propre label, Philles Records. Il a vingt-deux ans et c’est le plus jeune nabab de l’industrie du disque. Jusqu’en 1966, Alexandre le Petit conquiert le monde. Compositeur surdoué, mieux que d’aligner les tubes, quasiment tous n° 1 des ventes, il invente à lui seul la musique des sixties. « Da Doo Ron Ron », « Be My Baby », « You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ », etc.
Mais Phil Spector voit loin et grand, considère surtout que le studio, sous sa houlette de fer – il peut lui arriver de faire accélérer le tempo à coup de flingues dans les plafonds –, doit accéder au rang d’instrument à part entière. Obsédé par le désir de composer des « symphonies de poche » à « l’usage des adolescents », il convoque le grand orchestre chez Philles Records. Quand il lui faut un pianiste, il en embauche quatre, payés à jouer les mêmes accords. Cinq guitaristes et trois bassistes ne sont jamais de trop, tandis que les choristes y sont convoquées par wagons entiers. Du coup, il empile les prises, noyées sous l’écho et la réverbération, histoire d’obtenir une sorte de cathédrale sonore. Non sans raison, il appelle ça le « Wall of Sound » (le mur du son). Phil Spector ? C’est Richard Wagner plus la guitare électrique.
En 1966, il entend créer sa chapelle Sixtine à lui. Ce sera « River Deep, Mountain High », qu’il fait chanter par la grande Tina Turner. C’est l’équivalent musical du Cléopâtre de Joseph Mankiewicz : 33.000 dollars de budget pour un simple 45 tours. Le résultat est sublime. Une véritable orgie sonique… mais qui se conclut par un sombre bide, avant d’être aujourd’hui tenue pour un classique. Il n’empêche, le plus jeunes des multimillionnaires du show-biz entre dans un long hiver dont il ne ressortira que pour travailler avec les Beatles sur l’album Let It Be, et produire deux Fab Four en solo, John Lennon et George Harrison ; ce, avec des résultats contestables et contestés.
La suite est ensuite ponctuée, non point de ces accords magiques dont il avait le secret, mais de drogues, d’alcool, de divorces et de cet irrépressible amour des armes à feu qui allait causer sa perte. Phil Spector était probablement un sale type. Après, libre au lecteur de préférer Maître Gims qui, lui, n’a guère fait de mal à personne, hormis nos oreilles.