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Mort de socrate

Peut-on encore philosopher au milieu de la dévastation ?

Comment penser après la déconstruction ? C’est ce que propose ce numéro exceptionnel de "Krisis" consacré à la philosophie, qui réunit près d’une vingtaine de contributions, dont celles de Pierre-André Taguieff, André Perrin et Michel Onfray. Loin de tout pessimisme, le créateur de l’Université populaire de Caen se confie : « Il n’est jamais trop tôt ni jamais trop tard pour commencer à philosopher ». Entretien avec le rédacteur en chef de "Krisis", David L’Épée.

ÉLÉMENTS. Dans « Papillonner », magistral article à la fois profond et très drôle, dans lequel sont convoqués Heidegger et Jean-Claude Dusse des Bronzés font du ski, Rémi Soulié écrit que « la philosophie, comme le nom de cette revue, parle grec ». De fait, pourquoi donc consacrer un numéro entier à la philosophie ?

DAVID L’ÉPÉE : Comme le commentait il y a quelques jours Thomas Hennetier dans son Libre journal de la Nouvelle Droite en parlant de ce n°52, il y aurait presque un caractère tautologique à intituler « Philosophie ? » le numéro d’une revue que beaucoup considèrent comme étant justement une revue de philosophie. C’est toutefois un peu réducteur. S’il fallait vraiment classer Krisis dans une catégorie, ce serait peut-être celle des sciences humaines au sens large, domaine de recherche très ouvert et éclectique qui nous permet de traiter tout à la fois, selon le thème du numéro, de sociologie, d’histoire, d’anthropologie, de littérature, de sciences politiques, de psychologie, d’économie et de bien d’autres choses encore. La philosophie a toutefois été, il est vrai, une des sciences les plus souvent convoquées à la barre de Krisis, en partie du fait de la formation et des spécialisations des divers rédacteurs-en-chef qui se sont succédé à la direction de la revue. Je ne fais pas exception puisque je suis moi-même licencié en philosophie. Il était dès lors intéressant de revenir aux sources et de consacrer un numéro spécifiquement à ce domaine de recherche, quand bien même celui-ci a toujours été un des fils conducteurs de la revue dès ses origines.

ÉLÉMENTS. Qu’avez-vous voulu démontrer en rassemblant près d’une vingtaine de contributions sur ce thème ? Qu’est ce qui a prévalu dans le choix des textes ?

DAVID L’ÉPÉE : Contrairement aux thèmes des deux numéros précédents (le n°50 portait sur la démocratie et le n°51 sur l’amour), la philosophie présente l’intérêt – et la difficulté – d’être à la fois un thème et ce qu’on pourrait appeler un méta-thème. On peut parler en philosophe et parler de philosophie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. J’ai voulu l’exploiter sous ces deux aspects-là, c’est-à-dire proposer à la fois des contributions de nature philosophique et d’autre portant sur la philosophie sans appartenir pour autant à cette spécialisation. On peut en effet traiter de l’objet philosophique sous l’angle de l’histoire des idées (comme le font dans ce numéro Francis Moury, Pierre Le Vigan ou Francis Emmanuel), de la pédagogie (comme Michel Onfray et le travail de transmission de son université populaire), d’une critique plus polémique (comme André Perrin ou Denis Collin) ou même de la méditation poétique et de l’exercice de style esthétique, comme dans le texte de Rémi Soulié que vous citiez et qui ouvre les réjouissances. D’autres contributeurs, mêlant philosophie et biographie ou histoire, nous parlent d’un penseur en particulier (comme Bruno Guigue avec Hegel, Gérard Guest avec Heidegger, Raphaël Juan avec Abellio, Alexandre Bellas avec Simone Weil…) quand d’autres encore, comme Vincent Citot ou Baptiste Rappin, nous proposent de nouvelles synthèses à partir de problématiques plus anciennes ou, comme Michel Lhomme, des réflexions philosophiques de leur propre cru. C’est cette grande variété des approches d’un même thème (ou méta-thème) qui, à mon sens, fait tout l’intérêt de ce numéro et lui donne, dès la lecture du sommaire, cet aspect un peu bigarré.

ÉLÉMENTS. Le ton général des contributions est plutôt pessimiste. Le philosophe marxiste Denis Collin allant jusqu’à s’interroger sur l’avenir même de la philosophie : « Plus personne ou presque, écrit-il, ne peut dire ce qu’est la philosophie ou, pour formuler la même question autrement, en quoi consiste l’activité qui se nomme philosopher ». Est-ce aussi votre point de vue ?

DAVID L’ÉPÉE : Je suis rarement pessimiste. Il y a effectivement péril en la demeure mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire et il ne tient qu’à nous de tenir bon, de résister et de faire perdurer la philosophie jusqu’au moment où elle pourra à nouveau s’épanouir dans un climat intellectuel qui lui sera plus favorable. Mais il est vrai que si aujourd’hui les mots « philosophie » et « philosopher » sont entrés dans le langage courant, ce n’est pas au sens où cette activité de l’esprit se serait popularisée auprès du grand public, mais c’est le plus souvent par abus de langage. Il suffit pour s’en rendre compte de constater, même dans les rayons des librairies, le flou qui règne autour de ce terme et qui s’observe jusque dans la classification des livres, les logiciens et les épistémologues côtoyant souvent sans distinction les gourous en développement personnel ou les coaches de « psychologie positive », comme si tous relevaient de la même spécialisation – les seconds ayant d’ailleurs tendance à occuper la première place sur les présentoirs tandis que les premiers sont volontiers renvoyés aux rayons de seconde zone. Mais le vrai danger à mon avis ne réside pas dans cette confusion mais dans un phénomène beaucoup plus grave : la disqualification des catégories de la raison, du logos, au nom du refus woke de tout universalisme. La philosophie, tout comme la science, est aujourd’hui discréditée par les activistes woke qui la rejettent sous prétexte qu’elle serait une invention blanche ou européenne (idée étrange qui d’ailleurs n’est pas exempte d’un certain racisme), et qu’à ce titre elle n’aurait pas vocation à fixer pour tous les règles du dialogue ou de la controverse. Seulement, si on refuse le principe même de raisonnement, on renonce à toute possibilité d’argumenter sur des bases intellectuelles communes (comme les catégories de la logique) et c’est la notion même du débat qui devient alors caduque. La boucle perverse de la cancel culture est ainsi bouclée : on rejette toute contradiction sous prétexte qu’elle est nulle et non avenue (puisque fondée sur des concepts à qui on dénie toute universalité) et on fait passer ses faiblesses conceptuelles et son manque d’arguments solides derrière le caractère irréductible d’une position d’énonciation spécifique – et forcément autoritaire puisque soustraite à l’examen scientifique et au débat d’idées. C’est là, je crois, le principal danger que court aujourd’hui la philosophie.

ÉLÉMENTS. Pour reprendre les mots de Baptiste Rappin, auteur d’un article absolument remarquable « Philosopher après la déconstruction », comment penser au milieu de la dévastation ?

DAVID L’ÉPÉE : Dévastation est peut-être un terme un peu fort ! Les périodes de crise n’ont pas forcément toujours été celles d’un déclin de la pensée philosophique, mais plutôt l’occasion de virages, de remises en question, de mutations. Les conditions sociales, économiques, géopolitiques dans lesquelles évoluent les peuples, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ont toujours déterminé le succès ou au contraire l’inadéquation de telle ou telle école de pensée. En quelques années, alors qu’elle évoluait d’un système poliade (fondée sur la polis) à un système impérial (suite aux conquêtes d’Alexandre), la Grèce est passée d’une philosophie du citoyen en quête de la cité idéale (avec Platon notamment) à une philosophie de l’individu en quête de la vie bonne (avec toutes les écoles dites hellénistiques : stoïciens, épicuriens, sceptiques, cyniques, etc.). Ne vivons-nous pas un phénomène similaire avec la mondialisation actuelle qui, « dépolitisant » la philosophie par le changement d’échelle – et la difficulté à s’identifier à un commun devenu insaisissable et abstrait – nous ramène à des questionnements moraux se rapportant davantage à l’intime, à la psyché, ou à la communauté comprise dans un sens plus restreint ? Les périodes de rupture et de bouleversement sont de puissants stimulants pour la réflexion philosophique, et si depuis une cinquantaine d’années des philosophes de diverses obédiences ont entrepris de déconstruire la réalité dans laquelle nous vivons, l’enjeu de la reconstruction, sur de nouvelles bases, est pour les philosophes d’aujourd’hui et de demain un défi tout aussi galvanisant.

ÉLÉMENTS. En affirmant : « Il n’est jamais trop tôt ni jamais trop tard pour commencer à philosopher », c’est peut-être Michel Onfray qui est finalement le moins pessimiste…

DAVID L’ÉPÉE : Je partage son avis. Et j’ajouterais que si elle est bien amenée, par de bons livres, par de bons pédagogues, la philosophie est à la portée non seulement de tous les âges mais aussi de toutes les classes, de tous les milieux qui constituent la société. Le succès des diverses universités populaires qui éclosent et se multiplient un peu partout en Europe en atteste, ainsi que les cours de sensibilisation à la philosophie qui sont proposés de plus en plus tôt dans les cursus scolaires. La philosophie, je le répète, passe par le débat, elle se construit et s’affermit par la dialectique, nous permet de confronter nos raisonnements à l’épreuve des objections, de progresser dans la connaissance grâce au jeu des contradictions. Or on débat aujourd’hui beaucoup plus, et de manière beaucoup plus libre, dans les bistrots, devant les machines à café des entreprises, sur les ronds-points lors des manifs, parfois même dans les salons de coiffure (je philosophe moi-même régulièrement avec ma coiffeuse), que dans des instituts universitaires souvent stérilisés par le conformisme et la surveillance à laquelle se soumettent mutuellement ces fonctionnaires qui se disent philosophes. La figure de Socrate dialoguant sur l’agora n’est-elle pas l’antithèse même du philosophe abscons enfermé dans sa tour d’ivoire ? Les philosophes d’État, les philosophes d’académies, les philosophes d’instituts doivent être démystifiés comme on l’a fait pour les médecins dans les pièces de Molière. Un langage cryptique et bourré de néologismes redondants a remplacé le latin de cuisine des juristes et des théologiens, des considérations ampoulées sur la déconstruction de tout et n’importe quoi ont remplacé les querelles byzantines sur le sexe des anges, mais aujourd’hui comme hier l’imposture reste la même. Tant qu’on considérera que la philosophie de notre temps doit se cantonner à quelques péroraisons post-foucaldiennes ou post-deleuziennes lues par les seuls universitaires (qui y sont contraints par les bibliographies de lectures obligatoires qu’on leur distribue en début d’année), il ne faut pas s’étonner que les ouvrages des philosophes soient détrônés chez les libraires par des manuels sur le « mieux-vivre » ou le « lâcher-prise » !

ÉLÉMENTS. Un constat, ce cinquante-deuxième numéro de Krisis fait la part belle à Nietzsche (avec des articles de Philippe Granarolo, Pierre-André Taguieff et même un certain David L’Épée). Est-ce une volonté de votre part ? Pourquoi cette surreprésentation ?

DAVID L’ÉPÉE : C’est un simple hasard. J’ai laissé à nos contributeurs le choix, s’ils le voulaient, de concentrer leur attention sur un philosophe en particulier, et il s’est trouvé que Nietzsche est revenu à plusieurs reprises. Je ne suis néanmoins pas surpris, d’une part parce que les deux auteurs que vous citez sont des spécialistes de Nietzsche (Pierre-André Taguieff lui a consacré un ouvrage important l’an passé) et d’autre part parce que l’auteur de La Naissance de la tragédie est peut-être par excellence un des penseurs les plus indémodables de notre modernité. Non seulement par son caractère souvent visionnaire et par sa langue bien particulière (qui ne s’enferme pas dans le langage technique de la philosophie mais emprunte souvent les voies de ce qui ressemble beaucoup à une forme de poésie) mais aussi et surtout par son caractère énergique qui, génération après génération, en fait un des philosophes les plus séduisants pour la jeunesse, comme en attestent encore quelques essais récents. Il fait pour ainsi dire partie de l’arsenal de l’étudiant en lettres tout à la fois romantique et gorgé de testostérone, rangé dans sa besace en similicuir en compagnie des Fleurs du mal de Baudelaire et d’un paquet de tabac à pipe ! J’ai été, comme l’ont sans doute été Granarolo et Taguieff, un de ces étudiants-là, et nous avons tâché de poursuivre et d’approfondir l’exégèse nietzschéenne au-delà du premier choc adolescent.

Image : La mort de Socrate, de Jacques Louis David, 1787, huile sur toile.

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