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Penser le symbolique avec Pierre Legendre

Penser le symbolique avec Pierre Legendre

Pierre Legendre, disparu le 3 mars 2023, avait 92 ans. Il était peu connu en dehors des milieux universitaires. Son utilisation fréquente de références psychanalytiques y était pour beaucoup. Non que la psychanalyse ne dise que des bêtises, mais l’emploi de termes qui n’ont de sens que pour des initiés (l’Absolu, le Pulsionnel, le Grand Autre…) peut décourager à juste titre. Il y a parfois là un détour inutile de la pensée, voire un élitisme superflu, un signe de distinction sociale, comme dirait Bourdieu. Mais Pierre Legendre donnait à cet héritage freudien et lacanien de nouvelles perspectives. Méconnu de son vivant, sera-t-il bientôt oublié ? Il ne faut pas le souhaiter, tant nombre de ses enseignements rejoignent les pensées de Jean Baudrillard, Dany-Robert Dufour, Baptiste Rappin, Philippe Muray, Pierre Musso et quelques autres. Retour sur les leçons d’une pensée transversale.

Le thème de la pensée de Pierre Legendre est la loi et les institutions comme symboles et liens sociaux. Sa thèse est la crise moderne des institutions symboliques. Pour faire court, Pierre Legendre recherche « ce que les images et les symboles nous apprennent de l’homme ». C’est là l’anthropologie philosophique de Legendre. La psychanalyse est l’un de ses instruments, et c’est souvent la difficulté pour le lecteur de Legendre. Anthropologie de nos sociétés donc. Pour le dire autrement, il s’agit de mettre en évidence nos mythes fondateurs : la Religion (le terme veut dire à la fois relire et relier), la Nation, la République, le Progrès. Il s’agit de savoir ce qui nous fait vivre. C’est ce qu’étudie Legendre, notamment dans La fabrique de l’homme occidental (Mille et une nuits, 1996). Il s’agit de donner une réponse au « pourquoi », au sens, sans se contenter des réponses qu’autorise le « comment » ; ces réponses étant de l’ordre de la technique.

« Il ne suffit pas de produire la chair humaine pour que l’humanité vive, il faut à l’homme une raison de vivre. » Quelles sont donc nos raisons de vivre ? Cette question, Pierre Legendre ne la pose pas d’abord en philosophe, mais en sociologue, anthropologue et historien. Il s’agit de nos raisons de vivre ensemble, dans telle ou telle société. Le particulier est la voie vers l’universel, et non l’inverse. Et cela est vrai aussi dans la méthode de recherche. Pierre Legendre, homme de grand savoir, est aussi juriste : il pose la question de ce que sont les institutions, de ce qu’elles représentent (présentent à nouveau), et de ce qui les fonde. La réponse est que les institutions témoignent de la foi dans la loi. Plus profondément, elles transforment la foi en loi. Les institutions rationalisent la foi. Mais sans abolir la foi. Et c’est là toute la question : quand les institutions oublient leur origine, qui est religieuse (relier sur la base d’un récit) elles se délitent. Elles s’évanouissent. Elles se vident de leur sang.

Pourquoi l’anthropologie dogmatique

D’où la question : qu’est-ce qui nous manque quand les institutions se délitent ? Quelles est leur fonction qu’elles ne remplissent plus ? Créer des institutions, c’est mettre en scène les fondements d’une société. C’est les donner à voir et à respecter. Hegel avait parfaitement vu cela. Comment se met en place le processus de création des institutions, l’institutionnalisation ? Pour « instituer l’animal humain, il faut un récit fondateur » (Leçons X. Dogma. Instituer l’animal humain, 2017). C’est ce que l’on appelle un « Grand Récit » (Jean-François Lyotard l’a analysé dans La condition postmoderne, 1979). Pour son enquête sur les conditions symboliques de constructions de nos sociétés, Legendre utilise la notion d’anthropologie dogmatique. C’est l’anthropologie des dogmes. On entend par dogme une vérité indiscutable, mais c’est aussi et surtout ce que le souverain, quel qu’il soit (l’Empereur, l’Église, etc.) décide de montrer, de faire apparaître comme une vérité indiscutable. Le dogme est l’accompagnement rationnel des processus de symbolisation (on le voit par exemple avec la réforme grégorienne des XIe et XIIe siècles – Grégoire VII et ses successeurs, le moine Gratien, le premier concile du Latran –, réforme qui affirme les pouvoirs de l’Église face à l’Empereur et détermine ses dogmes et son droit).

Pour Pierre Legendre, il y a un « déterminisme symbolique » – tout comme pour Marx, il y a un déterminisme économique (les deux ne s’excluent pas). Cela veut dire que symboles et dogmes s’incarnent dans les institutions. Au-delà de toute religion au sens classique du terme (christianisme, islam, etc.), les institutions symbolisent la foi, d’où le terme de « structures fiduciaires » que leur donne Legendre. La foi en notre société existe en fonction d’une confiance nécessairement dogmatique : Dieu et le salut dans l’autre monde au Moyen Âge, la Raison à l’époque des Lumières (mais seulement pour les élites), le Progrès à l’époque contemporaine. Ce progrès consiste, comme le rappelle Legendre, à faire tout ce qu’il est possible de faire, il implique, étant une notion universelle, une universalisation de plus en plus poussée du monde, ainsi que sa monétarisation, la monnaie étant, par définition, l’étalon d’échange le plus universel.

La foi en les institutions implique des conditions. Pour qu’il y ait confiance dans les institutions, le symbolique doit habiter le politique. Il y a alors du sacré dans le politique. Ce fut le cas avec la royauté ou l’Empire comme sacralité (Ernst Kantorowicz). Il faut une mise en scène, explique Pierre Legendre. « Partout sur la planète, se répète l’immuable scénario qui porte le pouvoir. Il faut du théâtre, des rites, des cérémonies d’écriture pour faire exister un État, lui donner forme, en faire une fiction animée […] On n’a jamais vu, on ne verra jamais une société vivre et se gouverner sans scénario fondateur, sans narrations totémiques, sans musiques, sans chorégraphies. On n’a jamais vu, on ne verra jamais une société vivre et se gouverner sans préceptes et sans interdits » (Miroir d’une nation. L’ENA, 1999).

Contre le « management de la séparation »

Quand il y a désymbolisation, et épuisement d’un dogme – de nos jours, c’est le dogme du progrès qui tombe en lambeaux –, le politique perd sa substance et sa force. Il devient un fantôme, et c’est tout d’abord l’État qui devient un fantôme, car s’il n’est pas tout le politique, il en est la forme la plus haute. Fantôme ? Pire encore : l’État devient un vampire venu tourmenter les vivants. En termes marxiens, on dira qu’il le fait au profit du Capital qui est, comme chacun sait, du travail mort. C’est donc le mort qui saisit le vif. Quand le politique n’est plus légitimé par du symbolique, cela veut dire que le « pourquoi vivre » n’a plus de répondant. Il ne reste que du « comment vivre ». Le politique n’est plus que le domaine du « comment ». C’est ce qui se passe aux temps contemporains en Europe. Cette réponse au « comment » est donnée par la vision et la pratique managériale. Elle produit des procédures (process, en anglais). Elle laisse de côté la question du sens. Ce qui triomphe est un « management de la séparation » entre le sens et le faire. Les institutions tournent alors à vide. En effet, la désinstitutionalisation et la désymbolisation vont de pair. Dans ce mouvement, la société se fragmente et se reféodalise. Le partage d’une représentation globale du monde disparaît. Les normes et les échelles de valeurs ne vont plus de soi. Il en est de même des identités : on en parle d’autant plus qu’elles ne sont plus une évidence pour soi et les autres.

La vision managériale de la société réduit une nation et un peuple à une entreprise, voire, désormais, à un fonds de pension. De ce fait, les normes ne sont plus en aval d’une représentation du monde partagée, mais sont une injonction comportementale ne tenant que par elle-même. Pour le dire autrement, le management n’a qu’un « pourquoi », qui est l’efficacité, et ne peut tenir lieu d’ordre symbolique. Dans une société « souriante et ludique », ou encore « cool », les emblèmes et usages tutélaires ne sont que des parodies et des symboles vides. La contractualisation de tout, y compris de tous les liens humains, et la marchandisation de tout sont censés tenir lieu d’institutions. L’inconvénient est que le réel résiste : plutôt pas d’institutions ou des institutions communautaristes que des institutions pseudo-surplombantes dont le cynisme a fini par apparaître flagrant, telle l’« ouverture » illimitée au monde (Philippe Muray parlait d’une « ouverture à l’ouverture » comme mise en abyme) ou la religion des droits de l’homme.

La sous-religion de la technique

Notre État, devenu post-régalien, n’est désormais efficace que dans la répression contre sa propre population. Sans monnaie, sans frontières, presque sans armée (une centaine de chars en état de marche !)1, sans contenu (« Il n’y a pas de culture française »), sans projet autre que l’uniformisation du monde par la transformation de la planète moitié en campus Erasmus, moitié en incubateur de start-up, l’État français n’incarne plus un ordre symbolique. Il n’est plus que le défenseur du désordre établi qui est nécessaire à la loi de la jungle libérale (le néo-libéralisme n’étant que le libéralisme chauffé à blanc). Il y a ainsi une totale dévalorisation du capital symbolique de la nation dont le politique, et plus particulièrement l’État, est censé avoir la garde. Mais ce processus va au-delà de la France et de l’Europe. Il touche la modernité. Celle-ci a consisté, par l’accent mis le « comment » au détriment du « pourquoi », en une « dilapidation du capital symbolique de l’humanité » (Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, 1999).

Le fondamentalisme de l’Occident réside en ce que nos sociétés prétendent s’autofonder par la technique. La religion elle-même s’est désymbolisée à partir du moment où elle a été perçue comme une affaire individuelle, une affaire de conscience individuelle. « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu », dit Rousseau (Émile ou de l’éducation). Mais que reste-t-il alors d’un ressenti collectif ? Le sacré, transféré dans le politique, l’a ensuite déserté, après l’échec des religions politiques du XXe siècle qu’ont été les communismes et les fascismes. Les dogmes ont été remplacés par une « comptabilité universelle » (Le Point fixe. Nouvelles conférences, 2010).

Un jeu à trois

Dans son insistance sur le déterminisme symbolique, Pierre Legendre est en proximité avec Gramsci, Adorno, Horkheimer. Sa conception du symbolique est toutefois particulière. Pour Legendre, toute société a besoin d’un Tiers. On le comprend en voyant qu’entre le sujet et son image, il y a le miroir (ou l’eau dans laquelle se reflète son image). Ce Tiers, Legendre l’appelle aussi le Référent. C’est en tout cas le symbolique. C’est un jeu à trois : le signifiant, le signifié, le Référent. Cela renvoie à un débat aussi ancien que la philosophie elle-même. Legendre pense que nous sommes séparés de l’origine. Il est ainsi du côté de Platon, pas du côté de Parménide, ce dernier qui disait « Être et penser, le même ». D’où la nécessité, pour faire lien entre nous et l’origine, d’un Tiers, du Référent, du symbolique et du dogmatique. L’Être selon Legendre n’est plus la même chose que la Pensée. Ils veulent certes se rejoindre, et c’est là le travail du désir, mais qu’ils veuillent se rejoindre, qu’ils se manquent l’un à l’autre (ce qui ne fait pas de doute), cela prouve justement qu’ils ne font pas qu’Un.

Le symbolique est donc indispensable car, nous dit Legendre, aucune société ne peut être désacralisée. Pour le dire autrement, la modernité n’est donc pas viable. Sans être schmittien, Pierre Legendre partage l’analyse de Carl Schmitt comme quoi « presque tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Le problème est que cette sécularisation est devenue pathologique puisque, venue du christianisme romain et européen, elle est devenue un universalisme post-territorial. L’universalisation du grand récit occidental l’a tuée. Les Européens vivent le temps de la fin des grands récits. Et donc la désertion du sacré. Chacun conviendra qu’Il n’y a pas de sacralité dans l’élargissement à l’infini des marchés. « Que faire ? », s’interrogeait Tchernychevski en 1863, en usant de la forme du roman, avec un titre que Lénine reprendra pour un essai politique fameux. La réponse pourrait être : d’abord comprendre et faire comprendre.

Toute institution suppose une raison commune. Mais, à trop tirer sur la corde de la raison, celle-ci ne fait plus consensus. À chaque tribu sa foi particulière, sa rationalité propre, ses dogmes implicites ou explicites, ses symboles, ses mythes et ses rites. On ne dépassera pas cela par le retour à l’intégrisme de la Raison façon Condorcet. Et pourtant, la nécessité de reconstruire un en-commun (récit, vision, projet) ne fait pas de doute. Verrons-nous l’aurore d’un nouveau grand récit territorialisé ? Un grand récit qui soit un chemin vers un universel sans universalisme, tout comme les grands écrivains sont à la fois profondément de leur pays et universels ? Il n’est en tout cas pas interdit d’y travailler.

1. « Armées : en cas de guerre, la France ne tiendrait qu’un front de 80 km », Le Point, 6 octobre 2022.

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