Voilà tout juste quatre-vingts ans, après nombre de péripéties, Walter Benjamin achevait à Paris en 1939 la quatrième et ultime version d’un court essai en quinze chapitres, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. A quoi attribuer le succès posthume de ce livre, aujourd’hui le plus traduit et le plus commenté dans la production de son auteur ? Certainement à ses deux thèmes généraux, la photographie et le cinéma, dont il traite en sociologue et en économiste. Ces deux techniques ouvrent la voie à un nombre de copies sans cesse multiplié. Au point que, assure Benjamin, « dans une mesure toujours accrue, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art destinée à la reproductibilité » ; en d’autres termes, elle devient une marchandise et, à ce titre, un objet neutralisé dans sa singularité, multiplié dans sa rentabilité, et tel qu’entre les copies et les originaux les différences deviennent indiscernables.
Des copies sans original
Que perd une œuvre à se trouver ainsi démultipliée ? Autant se demander en quoi consistait précédemment son exceptionnalité. Benjamin introduit à ce propos la notion d’« aura », qu’il qualifie de « singulière trame de temps et d’espace », ou encore d’« apparition unique d’un lointain, si proche soit-il ». Il étend à l’expérience sensible de la rareté la portée de cette aura : « Un jour d’été, en plein midi, écrit-il, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon, ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche. » L’aura relève ainsi des facultés poétiques, et même, dans l’expérience ainsi relatée par Benjamin, de ce que Kant nommait le « sublime » dans sa Critique de la faculté de juger : une provocation à l’enrichissement des perceptions, telle qu’elles en viennent à envelopper toutes les ressources sensibles, non sans quelque rapport avec le rituel ou le sacré. Reste à comprendre si – tel est le risque – la mécanisation bouleverserait cette tradition de l’aura, de l’occasion, de l’authentique, de l’originalité, l’œuvre étant dépossédée de sa qualité première d’unicité et devenant le produit d’une technique, qu’elle soit photographique, phonographique ou cinématographique.
Benjamin complète sa description de l’objet « artistique » moderne en introduisant une dérivation – qui lui est personnelle – de la traditionnelle distinction économique entre valeur de production et valeur d’échange ; elle devient ici une différence entre valeur artistique et valeur d’exposition, la première étant selon lui occultée par la seconde. Avec un risque : celui, pour les copies multipliées, de devenir des matériels de propagande, et donc d’asservissement politique.
L’art à l’ère de la technique
Prenant pour exemple les archives d’Eugène Atget, photographe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui fut pour le Paris d’alors ce que deviendra Robert Doisneau pour le Paris de la fin du XXe siècle, Benjamin se demande : « On s’était dépensé en vaines subtilités pour résoudre ce problème : la photographie est-elle ou n’est-elle pas un art ? – sans s’être préalablement demandé si l’invention même de la photographie n’avait pas, du tout au tout, renversé le caractère fondamental de l’art… » Benjamin mettait ainsi le doigt sur ce qui devait assurer sa postérité : la possibilité d’un renversement vers le domaine économique de ce qui était généralement compris en philosophie comme la « question de l’art », au moins du côté des penseurs à la recherche d’une esthétique rationnelle, laquelle, pour un intellectuel de culture germanique comme lui, renvoyait à Kant et à Hegel.
Où est l’art ? Dans ce que donne à voir un créateur, qui est reproductible à l’infini, ou dans la manière dont un créateur construit une représentation de l’espace qui, elle, est singulière ? Force est de constater que le second terme de l’alternative ne condamne en rien les duplicatas mécanisés. Chacun peut même trouver quelque avantage à user de clones techniques donnant à découvrir des territoires représentatifs – des modes de représentation – encore inconnus de lui. C’est vérifiable pour les partitions, qui sont de lecture impossible pour les non-initiés, lesquels trouvent quelque avantage aux enregistrements discographiques. Sans compter que de tels archivages font partie des meilleurs moyens de pousser leurs auditeurs à fréquenter les salles de concerts : le grain des instruments y est d’une présence plus généreuse, tout comme, au musée, le sont les pigments des tableaux et les traits des pinceaux, qui l’emportent sur les pixels des reproductions.
La reproductibilité des œuvres les désacralise-t-elle ?
Retour à Walter Benjamin. Comment lire son examen de la reproduction mécanisée des œuvres ? Enrichit-elle, en compréhension ou en extension, ce qui peut se dire de la création artistique ? Théognis de Mégare assurait : « Cyrnus, que ces vers médités portent mon sceau (sphrègis), et que nul ne puisse les voler sans se trahir ou les corrompre. Chacun dirait : “Ce sont là vers de Théognis, le Mégarien illustre parmi les hommes.” » Ainsi dès cette époque (~VIe siècle), la “patte” du créateur importait. Aristote précisera (Poétique, 1447 b) : « Homère et Empédocle n’ont rien en commun sinon le mètre (metron), pour autant l’un est justement dit poète, et l’autre physiologue et non poète. » Ou encore, du même (Poétique, 1451 b) : « L’ouvrage d’Hérodote serait-il écrit en vers, ce serait toujours du compte-rendu (historiatis), avec versification ou sans versification (méta metrou è aneu metrôn). »
Ces quelques remarques antiques éclairent l’enquête de Benjamin. Il s’occupe à l’évidence non des œuvres en tant que créations singulières, portant une « facture », une manière propre au créateur, un sceau (sphrègis), mais plutôt d’objets imaginés, forgés, réalisés, et qui, par l’usage des techniques de démultiplication, risqueraient de perdre leur statut singulier pour devenir pluriels et marchands. Est-ce bien certain ? Les livres ont une charte comparable ; et ce qui s’y peut nommer « art » tient plus à la composition des textes qu’à leur diffusion, mécanisée depuis Gutenberg (1455).Ce que les techniques ont modifié dans les représentations visuelles regarde à l’évidence, Benjamin a raison, leur reproductibilité. Mais c’est réfléchir en moderne que d’isoler ainsi ce qu’il est convenu de nommer une « œuvre d’art ». Les grandes cantates de Bach ne changent pas de forme, et gagnent plutôt en qualité d’exécution, à être diffusées par discographie, de même que les chefs-d’œuvre des grandes écoles de peinture gagnent à être connus par diffusion photographique ou électronique. Ce qui est ici perdu – et définitivement, mais c’est le lot de toute condition historique de production –, c’est le fait que ces œuvres, loin d’être des « choses » isolées, participaient toutes à un cérémonial originaire, dans le cadre duquel elles provoquaient ou soutenaient un certain état de perception par eux-mêmes des spectateurs ou des auditeurs. Les statues destinées aux temples ou aux lieux de culte, les peintures ou les musiques destinées aux églises, les poésies récitées dans les concours olympiques, les grandes épopées déclamées sur les places publiques collaboraient toutes à une ostentation qui, comme l’exposition de l’hostie de l’ostensoir, n’avait de signification que pour celui qui se faisait le gardien de l’authenticité sensible qu’il y contemplait, ou qu’il en éprouvait, et qui n’aurait pas existé sans lui.
L’art comme cérémonie sacrée
En d’autres termes, dans les traditions européennes, l’art se disait non seulement de la technè artisanale de celui qui en maîtrisait les perfections matérielles ou formelles, mais aussi de l’inséparable technè cérémonielle qui enthousiasmait les témoins, quel qu’en soit le nombre. Orfeo (1607), le premier opéra de Monteverdi, devait far stupire (étonner) ses auditeurs du carnaval de Mantoue, et laisser s’exprimer leurs affetti (affects), tout autant enthousiastes à l’égard de Vincenzo de Gonzague capable de les régaler ainsi, qu’admiratifs des compétences de Monteverdi, grand athlète de l’art des sons, et tout autant étonnés d’eux-mêmes, collectivement sensibles à la solennité de la tragédie ainsi ritualisée et mise en musique. Tout comme aujourd’hui le Requiem de Gabriel Fauré peut être encore apprécié et accordé aux solennités des cérémonies de funérailles, autrefois les Vêpres de la Vierge du même Monteverdi encensaient les rituels de Saint-Marc à Venise, les Passions de Bach ou de Telemann théâtralisaient les gravités pré-pascales des fidèles de Leipzig ou de Hambourg, les opéras de Wagner imageaient les liturgies romantiques et mémorielles à Bayreuth, et les collections de peintures de Felipe IV (les richesses du moderne Prado) ritualisaient les rencontres d’une petite élite au palais de Buen Retiro, élite restreinte, certes, mais ni plus ni moins que celle des spectateurs des figurations murales de Pompéï, conservées jusqu’à nous par les laves du Vésuve.
Jamais les administrateurs athéniens n’auraient consacré tant d’efforts de la Cité – et de prélèvements fiscaux associés – à la mise en œuvre des frises panathénéennes si les travaux des ateliers de Phidias n’avaient d’abord servi la pompe collective des cérémonies annuelles en l’honneur d’Athéna, la déesse civique. C’est là, dans cette expérience de la grande procession du peplos qui traversait la ville avant de monter sur l’Acropole, que trouvait sa signification la vieille devise du Gnôti Séauton. Elle signifiait « connais-toi par toi-même » en regardant la grande frise, et rappelle-toi que tu n’es aucun de ces personnages, aucun de ces dieux, aucun de ces cavaliers ou de ces hoplites qui enguirlandent les métopes du Parthénon ; en d’autres termes : prends ta mesure, celle d’être toi selon ta fonction dans la Cité, institution sans laquelle tu n’existerais pas tel que tu es, glorieux si (et seulement si) la Cité est glorieuse, et moins heureux dans d’autres occurrences. Ainsi la grande frise était-elle à elle-même, pour la foule athénienne, son propre ostensoir. L’être-là y était inséparable d’un être-avec.
Le fétichisme métaphysique de l’« œuvre d’art »
C’est à cette aune, et non par référence à la mécanisation de la reproduction – thème essentiel de la méditation esthétique de Walter Benjamin –, que peuvent s’apprécier ou se déprécier les digressions modernes des installations, expositions ou provocations de ceux auxquels les organisations politiques ou civiques accordent l’épithète d’« artistes contemporains ». Admettre ces derniers, et par principe, comme singulièrement singuliers, et en cela dignes d’admiration dans chacune de leurs œuvres, c’est leur donner une fonction cléricale dans la célébration du Beau. Il y a là une sorte de regret inavoué – mal surmonté – de la triade des essences platoniciennes conjuguant le Beau, le Bien et le Vrai, et destinée à bercer l’auto-justification du politique. Voilà bien ce qui souciait Benjamin. Ce qu’il méditait par le biais de la « reproductibilité », c’était plutôt la question de savoir comment conserver un statut quasi métaphysique à l’« œuvre d’art » ; à l’époque de sa réflexion, il importait de pouvoir contourner le défaut (par rapport à l’histoire de la peinture) de la démultiplication, qui eut été humiliante si ce processus mécanique avait contredit le statut d’idéalité intouchable accordé à l’œuvre singulière.
Ce regret inavoué est l’occasion de reprendre après Benjamin l’examen de cette fameuse « question de l’art ». Il importe de la sortir de son contexte à la fois néo-romantique et néo-platonicien. L’historiographie prête à Bach cette réflexion : « J’ai beaucoup travaillé. Quiconque travaillera comme moi pourra faire ce que je fais. » C’est ce métier que Debussy regardait chez Bach, mais aussi chez Couperin ou Palestrina. Il n’y cherchait pas l’« œuvre d’art » ; il admirait la maîtrise de techniques autres que la sienne, capables d’enjamber leurs circonstances datées et de provoquer encore la sensibilité. Cette approche-là – qui n’est pas nécessairement perdue dans les brumes de l’inculture – n’a pas besoin de se demander si « la» peinture, « la » sculpture, « la » musique, « le » cinéma ou « la » photographie sont des arts. Il s’agit d’abord d’artisanats, de technaï. Les deux derniers cités ont toutefois deux caractères essentiels que Benjamin ne relève pas. Le premier est d’apparaître et de se développer à une époque où disparaissent les cérémonials sociaux célébrant des entre-soi rassurants parce que ritualisés ; à l’inverse des salles de théâtre ou d’opéra, les halls de cinéma ou d’expositions n’ont jamais engendré de liturgie, pas plus que les musées, qui sont des lieux de savoir individuel, pas de rituel. Leur second caractère commun tient à leurs techniques mêmes : elle ne permettent pas – et même interdisent – l’organisation préalable des images, leur figuration calculée ; les représentations y dépendent des circonstances, au point que la fugacité – comme dans l’aquarelle, mais sans la construction – y devient leur objet premier.
Le déclin des rituels collectifs
Il est évidemment toujours possible de se demander si ces deux techniques de fixation de l’immédiat visuel font ou non partie des « beaux-arts », dans l’acception classico-romantique donnée à l’expression. Cette dernière fut très utilisée au XVIIIe siècle pour dissocier les disciplines de l’Académie d’avec celles de l’art poétique, de l’art musical, des arts mécaniques, de l’art militaire ou de l’art naval, les uns et les autres étant appelés à participer à l’excellence de la vie de cour, et donc à la mise en scène d’un pouvoir. Décider si les techniques nouvelles renvoient à des registres comparables relève de la lexicographie, elle-même traduisant des formes de reconnaissance sociale qui répondent à des usages.
Le mot latin ars, dont le nôtre est une forme dérivée de l’accusatif artem, désignait des manières d’exister, des formes de présence conjuguant être-là et être-avec. Mieux vaudrait, pour orienter des réflexions renouvelées relatives à l’esthétique et au sensible, se débarrasser des excès des théories, des usages de cour qui affolent les ministères, et des passages secrets ou souterrains desservant les essences du beau, du bien et du vrai. La disparition de l’« œuvre d’art » de l’horizon de la vie sociale va de pair avec la disparition de rituels collectifs qui, des siècles durant, furent autant d’occasions des œuvres. La crise du symptôme, plus qu’à la médiocrité de ses effets, renvoie d’abord à la compréhension de ses causes. La reproductibilité des œuvres, qui alarmait Benjamin, n’en fait pas partie. Et les qualifications qui l’inquiétaient, celles d’« art » ou d’« œuvre d’art », ne sont pas un abri. Plutôt, aujourd’hui, un risque, celui de camoufler l’effondrement du politique, lequel obère, par son absence, toute légitimation collective des arts et des artistes.