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Patrick Buisson ou Jérôme Sainte-Marie : quelle ligne pour le camp populiste ?

Patrick Buisson ou Jérôme Sainte-Marie : quelle ligne pour le camp populiste ?

Patrick Buisson et Jérôme Sainte-Marie, qui ont longtemps travaillé ensemble, s’opposent désormais à fleurets mouchetés par médias interposés. Dommage, vraiment dommage. Tous les deux ont quelque chose à nous apprendre sur le moment politique que nous traversons.

Marine Le Pen aurait-elle déjà gagné la prochaine présidentielle ? Question à 100 contre 1. Pour preuve : les sondages, qui se suivent et se ressemblent avec une régularité statistique qui fonctionnera peut-être, le moment venu, comme l’une de ces prophéties auto-réalisatrices à la probabilité absolue. Sur ce point, Madame Irma et Monsieur Odoxa sont d’accord, soit l’astrologue et le politologue. Il y a un alignement des planètes et des électorats. Marine marche sur les eaux. 36 % d’opinions favorables dans le dernier baromètre Odoxa fin mai. Un tiers des Français la considérant « comme l’une des personnalités les plus compétentes de la scène politique française ». C’est nouveau.

Certes, me direz-vous, l’infréquentabilité des Le Pen (le nom Le Pen) a toujours été relative : elle affectait la personne des Le Pen, mais laissait intacte le corps de doctrine. Les gens ne voulaient surtout pas du médium – en l’occurrence Jean-Marie, sinon Marine –, mais plébiscitaient le message, comme l’a longtemps démontré le baromètre annuel d’image du FN/RN réalisé par Kantar Public/Epoka depuis 1983. Or, chez Jean-Marie Le Pen en tout cas, le médium a fini par se confondre avec le message, pour paraphraser le théoricien des médias Marshall McLuhan. Dit autrement, ce n’étaient pas les idées de Jean-Marie Le Pen qui étaient indésirables, mais leur emballage outrancier. C’est dans cet écart que la fameuse ligne Buisson a vu le jour, en 2005, quand Nicolas Sarkozy candidat a repris à son compte le discours du FN avec le succès électoral que l’on sait : plus de 31 % des voix au premier tour en 2007.

Le Petit Poucet devenu grand

Il en va quelque peu différemment aujourd’hui. C’est du moins ce que nous dit Jérôme Sainte-Marie, sondeur iconoclaste et analyste choc des rapports de force politiques, à la tête du Campus Héméra, l’école des cadres du RN.

Bloc élitaire et bloc populaire : les catégories que Sainte-Marie a forgées se sont imposées comme des évidences lors de la dernière présidentielle. Elles l’ont structurée de part en part autour des questions sociales. 67 % des ouvriers ont voté Marine au second tour, et 57 % des employés. C’est le noyau dur du marinisme municipal, communal et rural. A contrario, 70 % des cadres supérieurs ont voté Macron.

Ainsi, chez Marine, le médium tend de plus en plus à s’aligner sur le message. Elle n’en a pas complètement corrigé l’écart, mais l’a pour partie résorbée. Un exemple ? Dans la dernière enquête Kantar Public/Epoka, il ressort que 40 % des Français estiment que le RN a « la capacité de participer à un gouvernement », un niveau jamais atteint. À titre de comparaison, ils n’étaient que 28 % en 2019. À noter que ce sentiment progresse fortement à droite – ce qui nous fournit un indicateur sur les réserves de voix du RN : 51 % des sympathisants LR, certes réduits à la portion congrue, estiment que le RN a la capacité de participer à un gouvernement, soit un bond de 19 points par rapport à janvier 2022.

Mais même à 41,45 % au second tour de la présidentielle et fort de 88 ou 89 députés, le RN reste le Petit Poucet face à l’Ogre macronien, vouée à toujours rejouer – et toujours perdre – la finale de la Coupe de France, à l’instar de l’US Quevilly, il y a dix ans, contre l’hyper-classe, contre les grandes métropoles ou contre Macron et Édouard Philippe. Dans ces conditions, comme le bloc populaire pourrait-il gagner ?

La force + le consentement

Jérôme Sainte-Marie, qui est un lecteur avisé d’Antonio Gramsci (1891-1937), en connaît la difficulté. C’est à Gramsci que l’on doit le concept d’hégémonie culturelle, à l’architecture lumineuse, qui s’articule autour de deux piliers porteurs : la force et le consentement. La force, c’est la domination par l’État, par la loi, par le monopole de la violence. Quant au consentement des esprits, c’est à la charge de la société civile, elle qui en assure la direction culturelle, intellectuelle et morale. Ainsi conçu, le pouvoir est bicéphale : il repose sur une double hégémonie, politique et culturelle. L’hégémonie culturelle, c’est l’aptitude à universaliser un consensus de classe – aujourd’hui les libéraux-libertaires – et à le transformer en croyances spontanément acceptées par tout ou partie du corps social. Ce qui est loin d’être le cas du bloc populaire, chacun en conviendra.

Voilà ce qui constitue un « bloc historique » aux yeux de Gramsci : c’est l’agrégation de toutes les forces, économiques, politiques et culturelles. Un bloc historique n’offre guère de prise à l’adversaire. Il s’en protège comme une citadelle Vauban, au moyen de plusieurs lignes de défense. Les crises viennent s’y briser comme contre une digue.

Que faire alors ? D’abord constater que cette citadelle Vauban se fissure de partout – c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que le bloc populaire n’est pas à lui seul en position de la faire tomber. L’autre bonne nouvelle, c’est que la société libérale-libertaire ne fabrique plus, en lieu et place du consentement, que du mécontentement. Mais la mauvaise, encore une, c’est que ce mécontentement n’offre à ce stade aucun débouché politique.

Une chose est sûre néanmoins : le point de rupture surviendra. Quand ? En 2027 ? En 2032 ? Impossible à dire. « La mort des vieilles idéologies, dit Gramsci, prend la forme d’un scepticisme envers toutes les théories et toutes les formules générales, et d’une application au pur fait économique (gain, etc.) et à la politique non seulement réaliste de fait (comme toujours), mais cynique dans ses manifestations. » Qui ne reconnaîtrait dans ces lignes, tracées il y aura bientôt un siècle par le génial Italien, le portrait d’Emmanuel Macron ?

Vers un bloc national-populaire

Pendant cet « interrègne » crépusculaire où prédominent toutes les formes de lâcheté, d’insignifiance, d’avilissement, la nation orpheline cherche son Prince. Or, le Prince, nous le connaissons, c’est le peuple. Le Prince, c’est la forme que prend la volonté collective nationale-populaire dans l’histoire. Mais comment faire émerger une telle volonté ? Le spontanéisme des masses n’a jamais suffi : le mouvement des Gilets jaunes l’a, une fois de plus, rappelé. Sans élites, forcément bourgeoises, à tout le moins conservatrices (suivant la ligne Buisson), cette volonté collective restera acéphale et ne se cristallisera pas en bloc historique. Autrement dit, le bloc populaire doit lui aussi devenir un bloc élitaire. Sans quoi il serait vain d’espérer conquérir le pouvoir, et, si on le conquérait, le conserver.

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