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Pier Paolo Pasolini

Pasolini : « Je suis une force du passé » (1/2)

Il y a cent ans naissait Pier Paolo Pasolini (1922-1975). « Moi ? Une vitalité désespérée », disait-il de lui. Il est mort comme il a vécu. En demi-dieu. Livré au massacre de l’opinion publique, avec la complicité de dieux jaloux, Orphée immolé dont le chant n’est pas prêt de s’éteindre, qui étreint le cœur et fait serrer le poing des hommes.

Dans tout discours public conforme au bon usage, il y a un préambule. C’est ici une déclaration d’amour à l’auteur, quelque maladroite qu’elle soit. Pour quelles raisons chérissons-nous le souvenir de Pasolini, quelques-uns d’entre nous, jeunes, moins jeunes, athées, vieux chrétiens, communistes rétrogrades, hétérosexuels intransigeants et homosexuels rigoristes ? Parce qu’il demeure, par-delà la religion de chacun, l’une des plus déchirantes expressions de la vitalité et du désespoir, de l’obéissance et de la désobéissance, de la jeunesse du monde et de l’antiquité de l’homme, du père et du fils, du héros et du martyr.

Dans l’un de ses miraculeux poèmes, aussi fragile qu’une nuée d’argent, il répond ingénument à une comédienne raisonnablement idiote qui lui demande, sans rire, ce qu’il a son actif, lui, Pasolini, avec ses lunettes noires, son étrangeté, son sourire d’ange sorti d’une toile du Caravage et son visage douloureux modelé dans la chair d’un boxeur et d’une hirondelle. Oui, donc, qu’a-t-il à son actif, lui, Pasolini, qui fait des films si difficiles ?

« Moi ? Une vitalité désespérée. »

Ces deux mots résument cette vie, en guise d’épitaphe. Pasolini se tient aux deux extrêmes de la beauté, sur une échelle qui va d’Arthur Rimbaud à Charles Péguy et de Jean Genet à Simone Weil, et qui, dans la plus parfaite réversibilité de la faute et du salut, réunit autour de sa personne les deux ministères, de poésie et de prophétie, qui donnent à sa voix son timbre unique et son double éclat de piété et de beauté.

La grâce et le scandale

Ecce homo. Voici l’homme, voici l’hérétique qui a toujours refusé d’intégrer les machines de pouvoir, voici le « luthérien » qui a placardé ses « thèses » sur l’écran de télévision de la société de consommation. Celui qui est descendu dans son époque, jusqu’à ce qu’elle s’éloigne de lui et qu’il s’en éloigne à son tour, l’abandonnant à sa fausse parole, selon l’expression d’Armand Robin, et à ses simulacres. L’un des porte-parole de sa génération assurément, mais tout autant sa mauvaise conscience. À la fois héros et Cassandre, enfant sage et mauvais fils, Don Juan des terrains vagues et statue du Commandeur, bref celui qui transgresse et celui qui juge. « Je travaille tout le jour comme un moine/ et la nuit je rôde, comme un matou/ cherchant l’amour… » Cherchant le sexe plutôt, car l’amour, il l’a pour ainsi dire trouvé de toute éternité dans la douceur d’une mère, pour laquelle il a éprouvé une passion violente, idéale, sainte, tendrement incestueuse. Œdipe sera d’ailleurs une des figures centrales de sa vie, magistralement mis en scène dans l’un de ses plus beaux films.

Le père, militaire et fasciste, sera d’abord renvoyé au conformisme de son état. L’antifascisme du fils renfermera une dimension psychologique, au moins autant familiale qu’historique. Mais au fur et à mesure que le fils se réappropriera l’héritage du père, le fascisme cessera du même coup d’être le repoussoir suprême. Pasolini finira même par éprouver un « regret scandaleux », celui de l’Italie fasciste et pré-fasciste. Sa condamnation de la modernité coïncide avec la découverte, la domestication, pourrait-on dire, de la figure paternelle. Ce faisant, il s’arrache aux arrière-mondes de l’inconscient.

La poésie donne toutes les clefs manquantes de Pasolini. C’est l’alpha et l’oméga de sa vie. Il y est tour à tour, comme dans la permutation des rôles du théâtre grec, le béni et le maudit des dieux, leur mandataire et leur rival. Pasolini poète nous laisse entrevoir ce que Georges Haldas a appelé l’état de poésie. Autrement dit, la poésie l’habite sous le mode de la grâce et du scandale. C’est un poète, mais en plus il est poétique. C’est un homme, mais en plus il a su rester un peu divin. Il se meut dans une autre sphère que les poètes professionnels, prisonniers des traités de littérature et des limites de la forme-poésie. Il a la délicatesse, la pureté, la sauvagerie d’une jeune vierge et d’un Centaure, si bien qu’aimant religieusement le monde, il accomplit les rites de la beauté sans jamais se tromper, à la façon des primitifs et des enfants.

L’œil intérieur

Première expérience du monde, la poésie a toujours précédé ses romans, ses films, ses engagements. Il est poète d’abord, d’avant l’Histoire ; ensuite seulement, il est un état civil. Italien, cinéaste, écrivain, homosexuel. Ce sceau de la poésie, c’est son étoile au front, comme disait Raymond Roussel. « Je suis happé, écrit-il dans La Longue route de sable, par un tel bonheur à voir les choses que j’en deviens presque aveugle. » Nous aussi. Pasolini se tient au seuil de la création du monde, il en est le témoin privilégié, sinon l’invité et le premier officiant. On est continuellement aveuglé par la lumière crue qu’il jette sur les choses. C’est comme s’il déchirait brutalement le rideau d’un univers jusqu’à lui incréé. La saisie du monde en devient par contrecoup si nette que les paysages et les reliefs retrouvent leur virginité première, comme à la suite d’on ne sait quel bouleversement géologique, baignés dans une lumière immaculée, nettoyés par le ruissellement d’une pluie lustrale. Le poète est celui qui baptise le monde et qui lui apporte les derniers sacrements. Deux langages sont à sa portée, celui des commencements et des fins : le mythique et l’apocalyptique, que la poésie de Pasolini tient des deux bras.

Mais à ce stade, le voyant et le revenant n’ont toujours pas fini de délivrer les secrets de cette œuvre poétique, car elle comporte encore une autre dimension. Elle regarde au-dedans du poète, dans son intimité. C’est l’œil intérieur. C’est le lieu où éclatent toutes ses contradictions, comme un immense lapsus, le lapsus de son communisme, l’aveu d’hésitation devant l’engagement. Au gré des poèmes, Pasolini abandonne son « cœur élégiaque » aux confidences, à son lecteur, multipliant les autoportraits et les autocritiques. Ici, dans la mosaïque meuble du vers libéré, il trace les contours d’une autobiographie suggestive, intensément lyrique, attendrissante, inachevée comme par dessein. Il dépouille sa biographie de tous ses oripeaux inutiles. De son progressisme, de son narcissisme, du confort des positions acquises. Il devient traître à son siècle et étranger à sa famille. À tout le moins, frère étrange, insondable, qui sacrifie à un dieu sibyllin des vers mystérieusement doux, suaves dans le langage pasolinien (l’épithète princeps de l’œuvre). L’artiste qui fait de la politique s’efface : il fait de la politique et il fait autre chose.

Je suis une force du passé

Pasolini est une terra incognita sur un atlas des représentations politiques. Il est seul et il est le monde. Il est partout et il est nulle part. Il n’appartient plus vraiment à la gauche, sinon par un cordon ombilical de plus en plus ténu. Il ne connaît rien de la droite. Si l’antifascisme l’a saisi de bonne heure (en lisant à seize ans Rimbaud), il a vite renoncé aux facilités rhétoriques des antifascistes, se tenant en dehors des courants, des chapelles et des clans. Plutôt que le schéma droite-gauche, il recoupe une autre ligne, la seule frontière décisive, celle qui sépare les Anciens des Modernes. C’est là qu’il faut chercher sa géographie politique, sur une vieille carte des mondes antérieurs.

« Je suis une force du passé./ À la tradition seule va mon amour. » Inconsolablement désespéré, comme le déshérité nervalien des Chimères, Pasolini en vient à se voir comme un homme en trop, un homme du passé, un homme dépassé, pleurant la fin du monde (il n’y en avait pas d’autre que le sien). Son Dieu est mort, son peuple est mort. S’instaure alors entre lui et les mondes étrillés par la loi d’airain du progrès une puissante nostalgie.

Marxiste autant qu’anti-moderne, moderne mais d’un modernisme réactionnaire, il en est réduit, faute de mieux, à s’en remettre à la force d’inertie déclinante d’une tradition toujours plus menacée, à peine capable de freiner le laminoir de la société de consommation. À cette fin, le cinéaste a remué tant bien que mal l’humus des grandes traditions populaires. Boccace et le Décaméron, Chaucer et les Contes de Canterbury, les Mille et une nuits, l’Évangile de Matthieu. Dès qu’il voit arriver le peuple, il s’empresse de le suivre. Il lui appartient émotionnellement. Même en lambeaux culturels, le peuple demeure résurrectionnel à ses yeux. Il l’arrache à son extraction petite-bourgeoise. C’est sa patrie, le seul hymne qui lui étreigne la poitrine.

Mille lires de plus en poche, le prix de la trahison

Pasolini n’aimait pas l’histoire. Par quelque bout qu’on la prenne, elle se révèle toujours aussi plate, linéaire, uniformément bourgeoise. Son seul relief consiste en la progression monotone d’une courbe de ventes, sur laquelle viendra s’écraser en guise de triomphe ultime le « dernier homme » de Nietzsche. À Kojève et à Hegel, Pasolini opposait un anhistoricisme poétique fondamental, associé à la matérialité d’une lutte pour la survie des classes et des identités. Son communisme était vernaculaire. En cela, c’est quelque chose d’autre que le marxisme de Marx. Pasolini voyait dans la modernité un processus d’intégration à la bourgeoisie, sauf qu’un tel processus lui semblait sans échappatoire. Au fond, Marx ne tient chez lui que parce qu’il a été préalablement amendé par Gramsci. Antonio Gramsci lui a permis de ne pas avoir à choisir entre Le Capital et la poésie, entre le matérialisme historique et le mythe. En cherchant à éclairer l’échec de la révolution dans la péninsule italienne, Gramsci a été conduit à italianiser le prolétariat et à prolétariser l’Italie. Mais son analyse reposait sur ce qu’était encore son pays dans les années vingt. Dans l’intervalle, les univers nationaux-populaires se sont effondrés. Il n’y a plus de peuple italien, plus de sous-prolétariat, de paysannerie, de petits métiers, pour faire une révolution-restauration. En quelques années, le monde plébéien a disparu, passant de sociétés préindustrielles à un âge de Fer et de Béton, pour mille lires de plus en poche.

Si Pasolini est resté proche du PCI, c’est à partir d’un fond chrétien et maternel. Il ne pouvait pas complètement récuser le catholicisme sans révoquer d’une manière ou d’une autre sa mère et la tradition paysanne dont elle procédait. Communiste parce que conservateur, il s’est heurté de front au conformisme de la gauche et à l’inamovible fascisme des antifascistes. C’est son principal reproche à sa famille d’origine, elle est incurablement restée fixée à 1945, dans une révolte infantile, qui est comme une sorte d’obstacle épistémologique, lui bouchant l’horizon depuis un demi-siècle en lui fermant l’accès à l’analyse et à la critique des sociétés post-fascistes. Or, le grand leitmotiv pasolinien, aussi bien dans les poèmes que dans la polémique, et qui acquiert rapidement une dimension litanique, c’est que le fascisme n’a pas entamé d’un pouce l’âme du peuple, alors que le néo-fascisme capitaliste l’a irréparablement profanée et détruite. L’idéologie fasciste n’a pas suscité d’adhésion profonde. Elle a exercé une violence qui venait de l’extérieur, marquée principalement par le recours au gourdin et à l’huile de ricin (sauf à la fin). Tel Amarcord de Fellini. Le capitalisme, lui, est viral, gazéiforme, anesthésiant, subliminal, homicide. On ne peut pas lui opposer de résistance, tant il est consenti et volontaire. Servitude volontaire, salariat suicidaire.

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