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« Onlyfans », « Mym », « TikTok » : pornographie et prostitution pour tous ?

« Onlyfans », « Mym », « TikTok » : pornographie et prostitution pour tous ?

Lorsque l’on se risque à critiquer la pornographie, on se trouve facilement catalogué comme « pisse-froid », « tartuffe » ou « janséniste », bref comme un triste sire partisan d’un fantasmatique « nouvel Ordre moral ». Pourtant, le porno et les différents médiums qui le banalisent n’ont plus rien à voir avec les « jeux libertins » tels qu’ils ont pu être dans le passé. C’est désormais l’une des plus puissantes et mortifère tentacules de l’hydre capitaliste qui, au nom des milliards de dollars générés, valorise la prostitution, avilit les corps et détruit l’imaginaire sentimental et érotique des jeunes générations. Chiara Del Fiacco nous décrypte les arcanes de cette industrie qui éradique peu à peu le désir et la sexualité vécue.

Une réflexion politique sur la pornographie est depuis trop longtemps nécessaire, mais la difficulté d’aborder ce sujet en évitant le moralisme facile, l’hypocrisie, le ricanement ou la « stigmatisation » a conduit à une raréfaction des articles, des analyses et des débats sur ce sujet devenu fondamental.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une réflexion s’impose. D’un point de vue anthropologique, nous assistons à un véritable changement d’axe, à un bouleversement des valeurs qui guidaient jusque-là l’existence humaine, un changement que les historiens identifient plus ou moins à l’avènement de la révolution industrielle. Jusqu’à cette époque, en effet, l’homme – qui à la base était destiné à être moine, paysan ou guerrier – devait occuper son rôle social et toute son énergie vitale et émotionnelle était investie en ce sens. Le concept de bonheur n’existait pas, du moins dans son acception moderne, mais il était remplacé par celui d’honneur : si je n’allais pas à la guerre, si je n’entrais pas au couvent ou si je ne labourais pas mon champ, je déshonorais ma famille et toute ma descendance.

Mais, avec l’avènement du libéralisme, l’homme n’est plus contraint de se priver de jouissance ; au contraire, il doit impérativement participer à l’orgie collective de la consommation, ce qui l’amène à se défaire des interdits et des règles du passé, mais aussi à connaître une forme croissante d’angoisse, de frustration et de dépression. Bien qu’on lui dise en effet que les rôles ne sont plus préétablis, il rencontre les plus grandes difficultés à accéder à l’hyperclasse tant rêvée et convoitée. Ainsi naît la bourgeoisie, éternel purgatoire où meurent tous les rêves de réussite, malgré le mythe du « self-made man », en théorie seulement détaché de toute forme de déterminisme historique.

À l’origine de la pensée bourgeoise, il n’y a donc pas l’autodétermination, qui n’est qu’illusoire, mais la domination de l’homme sur l’homme.

Civilisation du plaisir… virtuel

La civilisation occidentale se transforme ainsi en civilisation du plaisir débridé, de l’hédonisme et de l’excès, sous le joug d’une idéologie dominante qui ne réprime plus les instincts, mais au contraire fonde son pouvoir sur l’injonction Jouissez ! ainsi que sur la prétendue tolérance, l’« ouverture » et le « progressisme » en matière de sexualité.

Mais écoutons ce que Pier Paolo Pasolini, qui était prophétique quant à la tournure que prenait la société italienne dans les années de la soi-disant libération sexuelle, avait à dire à ce sujet : « Les “classes moyennes” ont radicalement changé : leurs valeurs positives ne sont plus les valeurs sanfédistes [mouvement populaire et paysan anti-républicain sous la houlette de l’Église à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, vivace dans le Sud de l’Italie (NDLR)] et cléricales, mais les valeurs […] de l’idéologie hédoniste de la consommation et de la tolérance moderniste à l’américaine qui en découle. C’est le Pouvoir lui-même – à travers le “développement” de la production de biens superflus, l’imposition du consumérisme, de la mode, de l’information (surtout, de manière impressionnante, la télévision) – qui a créé ces valeurs, jetant cyniquement par-dessus bord les valeurs traditionnelles et l’Église elle-même, qui en était le symbole. »

Pasolini va jusqu’à renier ses trois derniers films (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et une nuits), reconnaissant que son utilisation du corps humain et de l’érotisme, au nom de la libération sexuelle, a perdu son sens à cause de la nouvelle idéologie de la « tolérance », qui a fini par vider la liberté sexuelle ostentatoire de toute charge politique. Dans le même article, il déclare sa haine des corps et des organes sexuels des jeunes contemporains, dont la représentation changera radicalement dans Salò.

Le sexe, la possibilité d’utiliser son propre corps et celui des autres à volonté ne sont plus un acte délibéré au nom de la liberté, mais le jeu sordide du pouvoir, un pouvoir qui trouve sa force dans la jouissance, la marchandisation et l’utilisation du corps humain.

Écoutons également la voix du philosophe Slavoj Zizek : « Ce qui caractérise la modernité, ce n’est plus la figure traditionnelle du croyant qui nourrit secrètement des doutes sur sa foi et s’adonne à des fantasmes transgressifs ; aujourd’hui, nous avons au contraire un sujet qui se présente comme un hédoniste tolérant, engagé dans la poursuite du bonheur, et dont l’inconscient est le lieu des interdits […] Inverser la phrase de Dostoïevski, “Si Dieu n’existe pas, alors tout est interdit”, c’est dire que plus on se perçoit comme athée, plus son inconscient est dominé par des interdits qui gâchent la jouissance : signifie que plus vous vous percevez comme athée, plus votre inconscient est dominé par des interdits qui gâchent votre plaisir. »

Normalisation de la transgression

Ainsi, si le corps devient un sujet actif de jouissance, il se transforme aussi à ce moment-là en marchandise d’échange. Comme lors de la révolution industrielle, le travailleur est assimilé à l’instrument de production, l’être humain es désormais confondu avec ses organes reproducteurs.

De cette « marchandisation » de la sexualité vont naître, pour occuper ce nouveau marché, les innombrables sites Internet et autres « plateformes », offrant (ou censés offrir) des possibilités de rencontres ou d’échanges de contenus à caractère sexuel, moyennant finances, bien évidemment. Des foules de femmes et de jeunes femmes vont alors s’engouffrer dans cette voie qu’elles perçoivent comme un moyen facile, rapide et parfois même « valorisant » de faire de l’argent, oubliant au passage les nombreux pièges du numérique. Ainsi par exemple, lorsqu’une « travailleuse du sexe » décide de changer de travail ou de fonder une famille, Internet, malheureusement, lui, n’oublie jamais. Aucune protection n’est prévue, pour la simple raison que l’être humain est mis de côté au profit du corps-machine et du corps-objet. Tout comme la reproduction à l’infini d’images qui appartiennent pourtant à quelqu’un.

N’ouvrons même pas la discussion sur les statistiques alarmantes de suicides et de décès dus à des maladies infectieuses dans l’industrie dite pornographique…

Par ailleurs, le désir de supprimer l’idée de « transgression » et de banaliser tous les comportements tue au final l’érotisme. Car en matière sexuelle, les normes sont nombreuses, mais l’erreur est de croire qu’il s’agit de normes morales. L’érotisme implique la transgression, dans la mesure où cette transgression reste possible sans cesser d’être transgression, c’est-à-dire sans se poser en norme, en gardant un caractère exceptionnel et « secret » qui en fait tout le sel.

Les jeunes, en particulier, sont confrontés à une société à la fois beaucoup plus permissive et beaucoup moins tolérante que par le passé (pensez au harcèlement sexuel, réel ou supposé, dont sont victimes les femmes s’habillant de façon « féminine »). Tout comme la domination conduit à la dépossession, la soi-disant libération sexuelle n’a finalement conduit qu’à de nouvelles formes d’aliénation.

Le discours sur la déconnexion de l’acte sexuel de sa fonction biologique, mais aussi de son côté tendre et sentimental, mérite également un bref paragraphe. Le romantisme, la passion, la sensualité ont disparu. Nous assistons de plus en plus à une mise en scène non pas tant de l’action elle-même que de l’individu qui l’accomplit, de plus en plus gonflé et dopé pour une meilleure performance : seins, fesses et lèvres énormes, formes anatomiques qui n’ont pas grand-chose à voir avec la femme européenne ; sans parler du véritable dopage que subissent les acteurs – là aussi, n’abordons même pas le problème endémique des drogues (exemple : le chemsex). Dans tout cela, le sens de la reproduction, l’idéal du couple, l’amour courtois, bref, tout le patrimoine culturel de notre civilisation disparaît purement et simplement. Reste à savoir dans quelle mesure cette réalité peut jouer un rôle dans l’instinct de mort et d’extinction volontaire de l’homme blanc qui sévit aujourd’hui…

Voyeurisme et passivité

Arrêtons-nous aussi un instant sur le fait que le spectateur du film ou de la scène pornographique observe et jouit de voir un autre (l’acteur) posséder la femme qu’il aimerait lui-même posséder ; dans ce voyeurisme, il n’y a pas tant une défaite que l’acceptation du rôle passif de celui qui, ne pouvant conquérir l’autre sexe et l’emmener dans son lit, accepte de jouir par procuration. Nous sommes face à un véritable tabou : celui du cocu et heureux de l’être. Or, Umberto Eco avait écrit un bel essai sur le football et la politique : en résumé, sa thèse était que le supporter captivé dans son fauteuil devant le match de football n’est jamais un sujet actif mais seulement un spectateur, exactement comme cela se passe en politique : on applaudit tel ou tel parti, en évitant de s’investir soi-même ; position confortable, mais dangereuse parce qu’elle conduit à l’aliénation, à la virtualité, à l’exclusion.

Poursuivons notre tour d’horizon : vous vous souvenez tous, au début de la plateforme OnlyFans, des articles de divers magazines de luxe, mais aussi politiques et institutionnels, qui, ravis de pouvoir montrer des culs en couverture (eux, les faux puritains), vantaient la possibilité de gagner des milliers d’euros ou de sortir de situations économiques difficiles grâce à cette plateforme exhibitionniste. Là aussi, nous sommes confrontés sinon à un mensonge pur et simple – les statistiques nous montrent qu’en moyenne les utilisatrices de cette plateforme gagnent 180 dollars par mois –, du moins à l’habituel faux-fuyant capitaliste. À bien y regarder, tous les géants qui nous entourent sont déficitaires : Netflix, Disney, même Amazon. Le capitalisme est en fait un système basé sur l’autophagie, qui renaît à chaque fois, malheureusement, de sa nécrose.

On peut établir qu’Onlyfans est l’« Uber » du porno. Aujourd’hui, les « actrices » n’ont plus de « mac » (hier représenté par les producteurs ou les studios), mais peuvent vendre leur « contenu » directement via une plateforme virtuelle. C’est comme un chauffeur de taxi qui se dit « indépendant », alors qu’il est dépendant d’Uber. Mais le problème est que la concurrence s’est accrue de manière exponentielle.

Un autre thème majeur est celui des consommateurs et de la psychologie induite par la consommation de porno : les images persistent dans l’esprit et nuisent aux hommes qui veulent devenir maris et pères. Face aux difficultés du monde contemporain, les hommes ont en effet tendance à se tourner vers la drogue, l’alcool ou la pornographie pour respirer, pour s’évader. L’ascétisme dans le sport, la foi, le militantisme ou la vie de famille est devenu une denrée rare.

En prenant du recul, on arrive au paradoxe que l’injonction à la jouissance empêche la jouissance elle-même ; et il est scientifiquement prouvé que l’abus d’images pornographiques conduit à l’échec de l’érotisme et à l’impossibilité (dans le contexte masturbatoire par exemple) de l’érection, ou souvent, à l’impossibilité d’obtenir une érection et un orgasme sans avoir recours aux images pornographiques. La pornographie participe donc pleinement à la dévirilisation de l’homme.

Un porno toujours plus violent et avilissant

On pourra aussi évoquer – à l’attention de ceux pour qui le « porno » évoque les bluettes libertines des années 70-80 avec Brigitte Lahaie – les nouvelles « frontières » de cette industrie, sans cesse repoussées au profit de l’humiliation et de l’ultra-violence : les triples et quadruples pénétrations, les aberrations des influenceurs se faisant déféquer dans la bouche à Dubaï, la vente de fétiches, d’ongles, de cheveux, les catégories avilissantes : pregnant, teen (pédophilie), gang bang, le porno raciale (black on white, etc.) dans lequel des femmes blanches sont humiliées en groupe (une sorte de porno refuge-revenge que nous allons ensuite subir dans les rues de nos villes), le torture porn, etc.

Cette dérive est d’autant plus préoccupante que, selon le site d’information français Cerfia, plus de la moitié (51 %) des garçons de la tranche d’âge 12-13 ans déclarent consulter des sites pornographiques (les statistiques ne concernent que la France). Pour les filles de la même tranche d’âge, le pourcentage descend à 31 %. Par ailleurs, 21 % des enfants de 10-11 ans consultent des sites pornographiques tous les mois.

Ces données inquiétantes nous amènent à réfléchir à trois questions fondamentales : premièrement, l’utilisation croissante, indiscriminée et incontrôlée des smartphones et des tablettes, dès la plus tendre enfance ; deuxièmement, la diffusion et l’influence de la pornographie sur notre société ; troisièmement, un système qui – de plus en plus – utilise la censure comme une arme pour contrôler les pensées non alignées, mais qui ne fait absolument rien pour réglementer l’accès aux sites à contenu pornographique – dont la plupart sont extrêmement violents.

Que proposer alors comme alternative ? Je pense à la beauté des danses de couple traditionnelles, au don de soi, au charme, à l’exclusivité d’une relation, à l’érotisme, à la complémentarité, mais aussi au dépassement, et pourquoi pas, à la recherche d’un partenaire qui ait une vision verticale de l’existence ; je pense à des projets de vie commune, la fondation d’une famille, qui est l’entité la plus attaquée aujourd’hui. Repartir du couple, embryon européen de la famille et de la civilisation, se souvenir d’Olympie et des corps nus sinueux et athlétiques tirés de Leni Riefenstahl, du stade de marbre, de l’hellénisme, de la normalité et de la beauté. On pourrait même penser, pourquoi pas, à un « porno identitaire », à un porno éthique et esthétique, qui aurait au moins le mérite d’échapper aux dégueulasseries sans nom produites à la chaîne par des producteurs pervers et véreux qui n’aiment pas vraiment la femme européenne ni notre civilisation.

En conclusion, peut-être qu’à l’ère de l’impératif de jouissance, le vrai rebelle est celui qui s’abstient et « se tient », prêt à faire des efforts et des sacrifices pour construire une vraie relation, et remettre au centre de ses préoccupations cette chose si éculée et pourtant si primordiale, le grand absent de tout ce grand déballage : l’Amour.

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