ÉLÉMENTS : Pourquoi un Nouvelle École consacré à J. R. R. Tolkien ? Quels sont les grands axes qui ont présidé à l’établissement de ce nouveau numéro ?
ARMAND BERGER. En tant qu’amateur éclairé de l’œuvre de Tolkien rompu à la bibliographie – reflet d’un appétit de lecture –, je me suis intéressé de longue date à la réception française de l’auteur britannique. Parmi ces nombreuses références, j’ai remarqué que, dans le monde des idées dites de droite, on parlait bien peu de Tolkien. Un constat qui suscite l’interrogation quand on connaît les positions de l’homme : un auteur catholique, un anarchiste de droite, profondément touché par le sentiment de nature. L’auteur demeure toutefois apprécié par-delà la gauche : pensez aux textes de Lucien Chanteloup dans le numéro 26 d’Éléments paru au printemps 1978, avec une couverture très hobbitique ; pensez encore à l’excellente notice rédigée par Jean Mabire dans le deuxième tome de son Que Lire ?Tout cela est fort bon, mais bien maigre, relevant de l’archéologie. Il apparaissait donc nécessaire de proposer un dossier plus complet sur l’auteur, traitant des thématiques majeures de son œuvre littéraire : l’influence omniprésente des traditions préchrétiennes européennes, l’ambiance médiévale, la profondeur chrétienne, le refus d’un monde moderne corrompu par la Technique, et enfin la dimension linguistique prédominante. Autant de continents à arpenter.
ÉLÉMENTS : Vous présentez son œuvre comme un « Arbre-Monde ». Jusqu’où ses racines plongent-elles et sa cime s’élève-t-elle ?
ARMAND BERGER. La symbolique de l’Arbre se retrouve partout chez Tolkien. Que vous songiez aux Ents, à l’Arbre blanc de Minas Tirith, ou encore à la nouvelle intitulée Feuille, de Niggle (« celui qui fignole » en anglais). Ce texte décrit un idéal que Tolkien ne saurait atteindre : peindre l’Arbre achevé [comprendre achever son grand œuvre], voilà le rêve ! Mais l’Arbre de Tolkien est bien trop vaste, ne cessant jamais d’être amélioré, croissant toujours. À l’heure de sa mort le 2 septembre 1973, son Arbre demeure à l’état d’ébauche. Les racines de cet axe végétal sont profondément enfouies : elles remontent au monde préchrétien européen, tributaires des traditions grecque, latine, celtique et germanique, tant sur le plan mythologique que linguistique et civilisationnel. Ajoutons à cela l’élément chrétien, qui éclaire le monde créé par l’auteur comme une lampe invisible, pour le dire avec les mots de Leo Carruthers qui a récemment écrit un livre sur la question. La cime, en revanche, est plus difficile à atteindre. Pour y parvenir, il faut courir le long d’une ramure foisonnante. La multiplicité des thèmes et motifs qui parcourent l’œuvre conduit néanmoins à une réflexion fondamentale sur les rapports entre l’Homme et la nature ou encore, parmi bien d’autres choses, à la question de l’héroïsme : comment un petit Hobbit insignifiant, sur lequel toute la responsabilité de la victoire du bien va reposer, va-t-il endosser ce costume taillé trop grand pour lui ?
ÉLÉMENTS : Créer une langue, c’est créer un monde. Nul mieux que Tolkien ne le démontre. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
ARMAND BERGER. Il est chose connue que le mythe et le langage ne peuvent exister l’un sans l’autre. Sans langage, un mythe ne peut se raconter, se diffuser, survivre au temps qui passe. Sans mythe, le langage perd son essence, en ce qu’il ne sait plus ni son origine, ni son esthétisme. Tolkien, pour créer son Légendaire, s’était très tôt rendu compte que lorsqu’il créa dans les années 1910 sa langue elfique, le quenya, il lui fallait un peuple pour parler cette langue. Qui dit un peuple dit forcément une origine à donner à ce peuple, une origine qui prend la forme d’un mythe, d’une épopée, d’un récit légendaire qui se rapporte à une tradition immémoriale et qui s’exprime par la poétique, la création littéraire et l’expression linguistique. Ainsi naît un monde à partir d’une langue – le philologue n’est jamais bien loin. Voici les enjeux qu’il apparaît essentiel de saisir pour bien comprendre la démarche de l’auteur, exceptionnelle dans l’histoire de la littérature.
Propos recueillis par François Bousquet