ÉLÉMENTS : Le dénominateur commun des différentes gauches françaises, dites-vous, c’est l’alliance de la justice sociale et de l’idée de progrès. Or, l’idée de progrès est aujourd’hui en crise. Quant à la justice sociale, elle semble en panne depuis que la gauche s’est ralliée au principe du marché. Est-ce la cause première de la crise que traverse la gauche ?
JACQUES JULLIARD. Le cœur de la crise structurelle de la gauche est en effet là. Si, comme je crois l’avoir montré, la gauche est l’alliance – mieux encore : l’alliage – de l’idée de progrès et de l’idée de justice, alors la crise de ces deux idées entraîne nécessairement celle qui est issue de leur fusion. Or, le progrès, nous n’y croyons plus, et la justice, nous n’y arrivons plus. Du moins sous leurs formes canoniques.
Permettez-moi, pourtant, pour compliquer encore les choses, de dire un mot d’une idée, contemporaine de l’émergence de la gauche moderne au XVIIIe siècle : l’idée de nature. Pour la plupart des philosophes des Lumières, et pas seulement pour Rousseau, la nature est fondamentalement bonne, et le mal ne s’introduit dans le monde qu’avec la constitution de la société. Les formulations varient selon les auteurs, mais le fait est là : d’emblée, la gauche se définit comme en état de guerre contre la société existante, au nom de la nature. On retrouve aujourd’hui ce schéma de pensée chez les écologistes ; il est sous-jacent dans la plupart des idéologies révolutionnaires.
C’est donc la société qu’il convient de transformer de fond en comble. D’où l’idée de progrès. Le XVIIIe siècle, comme l’a montré Jean Ehrard dans sa grande thèse sur l’idée de nature à l’aube des Lumières, ne pouvait pas avoir l’idée de progrès, parce qu’il concevait cette nature comme immuable et définitivement bonne. Toutefois l’idée pratique d’une transformation de la société, propre aux philosophes, a pour corrélat philosophique le passage de cette immuabilité à la notion de changement, dans le sens d’une amélioration constante. Cette idée est traduite à la fin du siècle par Turgot et surtout Condorcet, dans un schéma d’une admirable linéarité : l’esprit humain génère la technique, qui produit la prospérité matérielle, qui à son tour se traduira par l’amélioration morale du genre humain.
L’idée de progrès est née, qui va s’épanouir au XIXe siècle, d’Auguste Comte à Karl Marx. Car entre-temps l’idée de progrès a rencontré au milieu du XIXe siècle l’idée de justice, l’aspiration à la justice incarnée par le prolétariat industriel naissant.
L’idée de gauche est née ! Sur cet idéal, il n’y a pas de différence notable entre les républicains bourgeois et les socialistes révolutionnaires, qui ne s’opposent que sur les moyens. Les premiers font confiance au suffrage universel, les seconds, Marx en particulier, en appellent au rôle de rédempteur de la classe souffrante par excellence, le prolétariat.
L’idée de socialisme est née, avec son arrière-plan sotériologique et même christique… Et c’est à ce moment-là (fin XIXe, début XXe) que la gauche resplendit dans sa pureté de cristal !
Or, au XXe siècle, on assiste à la fois à l’apogée et à l’effondrement de cette conjonction d’idées. On voit se mettre en place l’État social, l’État-Providence (socialement, le XXe siècle est un siècle de gauche), mais en même temps que cette idée progresse sur le plan pratique, elle explose sur le plan théorique. Le nazisme met fin à l’idée de progrès telle que l’avait conçue Condorcet, puisque l’on voit alors un pays intellectuellement et économiquement avancé sombrer dans l’horreur morale absolue. Quant à l’idée de justice, c’est le communisme qui se charge de la liquider en s’avérant incapable d’instaurer la démocratie. Simone Weil l’avait déjà observé : jamais la révolte des esclaves n’a produit une société démocratique. Les deux idées se retrouvent donc simultanément en crise. D’où, par conséquent, la crise de la gauche elle-même, et son éclatement. D’une part, une gauche qui s’efforce de rester fidèle à l’idée de progrès, la gauche technocratique, libérale et bourgeoise dont le blairisme a été l’expression presque caricaturale et que Hollande représente aujourd’hui en France, et d’autre part une gauche qui renonce implicitement au progrès économique et se replie sur des positions social-démocrates classiques, mais sans le moteur de la croissance.
ÉLÉMENTS : Le fait dominant de ces dernières années, qui explique aussi le surgissement du « populisme », c’est que la gauche a perdu le peuple. Le Front national est devenu le premier parti ouvrier de France, tandis que la bourgeoisie de gauche remplace le peuple par les « people », et la lutte des classes par la lutte pour le préservatif. Comment en est-on arrivé là ?
JACQUES JULLIARD. D’abord parce que le peuple ne croit plus au progrès. Plus exactement, il ne croit plus que le progrès engendre mécaniquement la justice sociale. On l’avait convaincu dans le passé que le progrès, même s’il pouvait prendre la forme du capitalisme ou de la technocratie, était forcément une bonne chose pour lui. Durant une grande partie du XXe siècle, et singulièrement durant les « Trente Glorieuses », c’est en effet ce qui s’est produit. Le peuple a suivi parce qu’il y trouvait son compte. Mais est arrivé le moment où, comme le disait André Bergeron, il n’y a plus eu de grain à moudre. Ou mieux : parce que le capitalisme international a décidé que, vue la faiblesse de ses partenaires sociaux traditionnels, il n’y avait plus lieu de leur faire des concessions. On est entré dans l’ère de la mondialisation, et les classes populaires, au sens large, ont eu le sentiment que celle-ci menaçait directement leurs intérêts. Tous les économistes le constatent : en une vingtaine d’années, la part du salaire dans le revenu global a reculé de 10 points par rapport à la richesse produite. La défiance de ces classes repose donc sur une réalité. L’idée que les choses iront nécessairement mieux demain a déserté les classes populaires, qui ont aujourd’hui le sentiment d’être les grandes sacrifiées du mouvement général des choses. Elles sont donc devenues objectivement conservatrices et nostalgiques du passé. Les électeurs du Front national d’aujourd’hui sont des déçus de l’État-providence d’hier.
ÉLÉMENTS : Pourquoi les classes populaires, qui ne se reconnaissent plus dans la « gauche de progrès », ne se reportent-elles pas massivement vers cette partie de la gauche qui prétend rester fidèle à l’idée de justice sociale ?
JACQUES JULLIARD. On ne peut échapper ici à une réflexion sur le phénomène de l’immigration. On pourrait dire que la quasi-totalité de la gauche a choisi toutes les formes possibles de prolétariat, sauf le prolétariat existant. Le fait n’est pas tout à fait nouveau : nous avons connu l’époque où, par volonté d’élargissement, on misait déjà sur les « exclus », ceux que Marcuse appelait les « sinistrés du progrès ». Il y avait certes les immigrés, mais aussi les femmes, les jeunes travailleurs, les étudiants, les personnes isolées, les chômeurs, les handicapés, etc. Mais à une date récente, la gauche qui prétendait se soucier de justice sociale est allée beaucoup plus loin. Elle a voulu changer radicalement de prolétariat, au seul motif que l’ancien par son conservatisme l’avait déçue. Elle a donc tout misé sur les immigrés, dont elle a décidé de faire un prolétariat de rechange. Ce faisant, elle a rejoint la gauche de progrès qui a évolué dans le même sens. Sur ce point, le raisonnement des bobos et de Terra Nova ne diffère pas fondamentalement de celui des gauchistes. Le peuple s’est alors détourné de la gauche sociale tout simplement parce qu’il a eu à son tour le sentiment d’être exclu, d’être abandonné : « Hier nous étions le prolétariat et on nous respectait, aujourd’hui nous ne sommes plus que des Dupont-Lajoie ». C’est un immense sentiment de déréliction. Le vote Front national est la conséquence de ce sentiment : le passage d’un ostracisme subi à une sécession volontaire.
ÉLÉMENTS : Précisément, pourquoi cette volonté de changer de prolétariat, surtout au profit de milieux immigrés qui n’ont aucune tradition des luttes sociales ?
JACQUES JULLIARD. Non seulement ils n’ont aucune tradition de ce genre, mais il n’est pas dit non plus qu’ils soient décidés à voter perpétuellement pour la gauche ! Cela s’explique à mon sens par le fait que la gauche française, qu’elle soit gauchiste ou modérée, est essentiellement une gauche bourgeoise. Contrairement à ce qui s’est passé dans plusieurs autres pays, il n’y a jamais eu de véritable gauche ouvrière en France. La classe ouvrière n’a pas produit sa propre élite, sauf parfois à l’intérieur des syndicats. Le parti socialiste n’a lui-même jamais été un parti ouvrier. C’est ce que lui reprochait si souvent Pierre Mauroy. De Jaurès à Mitterrand, en passant par Blum ou Mendès France, les leaders de la gauche française sont tous sortis des rangs de la bourgeoisie intellectuelle. Les intellectuels socialistes peuvent être très « avancés » ; ils ne se sentent pas viscéralement solidaires des classes populaires. La France représente donc un cas presque extrême de dissociation entre une bourgeoisie mondialisée et un prolétariat ou des classes populaires qui refusent la mondialisation et se sentent totalement abandonnées.
ÉLÉMENTS : Dans cette crise, quelle place donnez-vous au recentrage des programmes politiques, qui fait qu’aux yeux de beaucoup droite et gauche sont devenues indiscernables ?
JACQUES JULLIARD. J’ai l’impression que c’est moins le recentrage dont vous parlez qui suscite ce sentiment que le fait que, sous la droite comme sous la gauche, les résultats ne sont jamais à la hauteur des programmes. Les classes populaires, par exemple, ne sont pas en désaccord avec le programme économique de François Hollande, mais elles déplorent l’absence de résultats au bout de trois ans et demi ; elles ont l’impression d’une inaction totale, qui a commencé avec Mitterrand, et qui s’est continuée avec tous ses successeurs. Rien depuis les années 90 n’a été fait pour renforcer et renouveler le tissu industriel du pays. On a mouliné, avec des versions de droite et de gauche, un industrialisme sans industrie et un étatisme sans innovation.
ÉLÉMENTS : Plutôt que de se préoccuper de justice sociale, le gouvernement actuel s’est lancé dans une sorte de frénésie sociétale fondée sur des valeurs individualistes. Comment interpréter ce virage ? La gauche aurait-elle définitivement abandonné, sauf à titre commémoratif, les valeurs collectives ?
JACQUES JULLIARD. Aujourd’hui, à cause de la sécession du peuple – ou plus exactement de l’ostracisme qu’il a subi et qu’il a transformé en sécession volontaire –, la bourgeoise éclairée met en œuvre à la fois une politique qui va dans le sens d’un formidable rééquilibrage au profit des revenus du capital et un programme sociétal qui correspond, encore une fois, à ce qu’il y a de commun entre les diverses branches de la bourgeoisie de gauche. Entre la gauche Libé et la gauche Macron, on voit bien qu’il n’y a pas beaucoup de différences. Les réformes sociétales ont en outre un gros avantage : c’est qu’elles ne coûtent rien, ce qui n’est évidemment pas le cas de la politique sociale. En même temps, c’est la marche vers une société à l’américaine, individualisée à l’extrême et où l’on constate une sorte d’atomisation des classes sociales. La société est ainsi conviée à s’aligner sur les valeurs individualistes de la bourgeoisie de gauche ; un sociologue aussi réputé qu’Alain Touraine allant même jusqu’à dire qu’aujourd’hui il n’y a plus de société du tout ! Manuel Valls n’a pas tort de dire que la gauche pourrait bien finir par disparaître ; ce qui est en cause, c’est moins son programme que sa composition sociologique.
ÉLÉMENTS : Les réformes sociétales ne coûtent rien financièrement, mais elles coûtent beaucoup politiquement, car elles aggravent encore la coupure avec le peuple, qui s’y reconnaît rarement.
JACQUES JULLIARD. Les classes populaires sont en effet réticentes. Mais vous pourriez aussi prendre l’exemple du débat sur la déchéance de nationalité. Les gens ne comprennent pas que ceux-là mêmes qui, depuis des années, ont vilipendé l’idée de nation et développé l’idéal du « sans-frontiérisme », s’affirment aujourd’hui aussi attachés à l’intangibilité de la nationalité française pour une poignée d’individus qui ont trahi leur pays. Il y a là un paradoxe auquel les gens ne comprennent rien. Le peuple suit tout cela passivement, de façon résignée, plus ou moins intimidé à l’idée d’apparaître comme réactionnaire, mais il est certain que l’aspiration à une libération totale de l’individu n’est pas le fait des classes populaires. Dans le succès actuel de Marion Maréchal par rapport à sa tante, je vois l’idée que les bonnes mœurs, comme on disait autrefois, ont repris de l’importance dans les préférences politiques populaires. Michéa parlerait ici fort justement de « décence ordinaire ». Mais il y a aussi un phénomène de génération : Marine Le Pen, c’est encore la génération Mai 68, Marion Maréchal, c’est la génération Manif’ pour tous !
ÉLÉMENTS : La gauche semble avoir renoncé à changer de société. Réformiste, elle s’adapte à ce qu’elle ne peut plus ou ne veut plus endiguer, en se contentant de corriger à la marge des évolutions qui la dépassent, ce qui revient à gérer la fin de sa propre histoire. Une fatalité ?
JACQUES JULLIARD. La droite ne se préoccupe guère de l’évolution de la société. Elle croit que les sociétés sont autosuffisantes, que le libéralisme est la formule d’une société automatique, conforme à chaque instant à ce qu’elle doit être. De la gauche, qui a toujours été plus volontariste, on attend qu’elle propose des formes d’évolution de la société. On attend d’elle une conciliation de l’idéal collectif qui se dégageait de la société de classes et de l’individualisme qui est le fait des courants bourgeois libertaires, ce qui permettrait de réintégrer le peuple dans le jeu culturel d’abord, et dans le jeu politique ensuite. Mais le peuple se sent aujourd’hui exclu de la culture au sens le plus large, c’est-à-dire la manière dont on peut vivre son présent. Si la gauche ne prend pas en compte ce sentiment de déréliction, elle ne sert plus à rien. Or, malheureusement, les partis politiques de gauche en sont totalement incapables. Longtemps, j’ai cru que les syndicats pourraient le faire – la CFDT s’y efforce encore un peu –, mais il est clair qu’ils ont également perdu l’inventivité intellectuelle qui était la leur dans les années 1970 et 1980.
ÉLÉMENTS : Parlons des syndicats. Vous avez vous-même beaucoup écrit sur l’histoire du syndicalisme, et vous vous êtes engagé aux côtés de la CFDT. Que dire de leur passage à vide ?
JACQUES JULLIARD. Les syndicats vivent sur une vision de la société qui est totalement dépassée. Je lisais récemment le rapport moral rédigé en prévision du prochain congrès de la CGT. C’est la société des années 1890, modifiée 1960 ! Il n’y a d’ailleurs plus que dans les congrès syndicaux que l’on parle encore d’ouvriers. Personne ne se dit plus ouvrier aujourd’hui ! Quand on demande aux enfants à l’école d’indiquer la profession de leurs parents, aucun ne se dit plus fils ou fille d’ouvriers. Ils parlent d’agents d’entretien, d’agents de maîtrise, etc. Des sociologues comme Serge Mallet l’avaient très bien vu dès les années 1960 : l’émergence des « couches nouvelles » dans la société a complètement modifié la nature des revendications de classe. L’article 2 des anciens statuts de la CGT disait vouloir réunir les « travailleurs conscients de la lutte à mener pour l’abolition du salariat et du patronat ». Aujourd’hui, les syndicats ne veulent plus détruire le salariat, perçu comme une forme d’esclavage, mais au contraire le défendre contre le système qui l’a inventé, à savoir le capitalisme. Il y a là un paradoxe qui laisse songeur.
Qu’on le veuille ou non, le capitalisme, qui est une force à la fois destructrice et productrice de formes nouvelles, comme l’ont montré Marx, Schumpeter et tant d’autres, est en train d’inventer des formes de travail hors salariat – ce que l’on appelle aujourd’hui l’« uberisation ». Or, là-dessus, les syndicats n’ont rien à dire, sinon freiner des quatre fers pour des raisons purement corporatives. Leur idéal reste celui des Trente Glorieuses : une gestion tripartite entre le patronat, l’État et les syndicats. Ils n’ont aucune vision de la société future. C’est la raison pour laquelle j’ai renoncé à voir en eux une force de remplacement par rapport aux partis.
ÉLÉMENTS : Si l’on en croit Christophe Guilluy, la lutte des classes redémarre avec le clivage qui s’accentue entre ceux qui profitent de la mondialisation et ceux qui en souffrent. Guilly va jusqu’à dire que le vote Front national est devenu un « vote de classe ». C’est votre avis ?
JACQUES JULLIARD. Le grand mérite de Christophe Guilluy a été de donner une explication sociologique forte au phénomène du divorce de la gauche et du peuple. Le vote Front national n’est pas un vote de classe à l’état pur (le vote communiste ne l’a jamais été non plus !), mais il repose sur un noyau populaire incontestable, tout à fait comparable à celui dont disposait le PC au début de la IVe République. Cela signifie qu’il est en train de se produire quelque chose de complètement nouveau, en l’occurrence la conjugaison d’un vote dirigé contre les élites dirigeantes, qu’il s’agisse de la bourgeoisie mondialisée ou de la technocratie gouvernante, et la recherche d’un point moyen où les classes populaires pourraient à nouveau exister autrement que de manière marginale.
Historiquement, le populisme n’a jamais débouché sur une formule politique bien précise. Y parviendra-t-il un jour ? Ce n’est pas impossible, compte tenu de l’incapacité de la classe politique à remettre en cause le vieux système de la représentation, synonyme d’exclusion du peuple. Le populisme exprime la volonté du peuple de se voir réinséré dans le processus de décision. C’est au fond le statut même du politique dans une société d’opinion et de communication multiple qui est en cause.
ÉLÉMENTS : Le problème est que les classes populaires ne manquent pas seulement d’une prise sur la décision, mais aussi d’une prise sur elles-mêmes, compte tenu de la disparition générale des repères…
JACQUES JULLIARD. Cela ne fait que renforcer leur sentiment d’impuissance. Ma conviction absolue, en tout cas, est que ce n’est pas dans un retour au parlementarisme que se trouve la solution d’un nouvel équilibre des pouvoirs. J’en vois la preuve dans l’importance prise dans la société actuelle par la vie associative. En dépit de l’expansion des valeurs individualistes, c’est dans les associations (de quartiers, de parents d’élèves, de colocataires, etc.) que s’exprime l’aspiration de la majorité des gens à s’engager en politique de façon désintéressée.
ÉLÉMENTS : Vous avez déclaré que « le gouvernement fait de l’antiracisme un dérivatif à ses difficultés ». Alain Finkielkraut décrit la version contemporaine de cet « antiracisme » comme le « communisme du XXIe siècle ». Formule exagérée ?
JACQUES JULLIARD. Dans l’effondrement général des valeurs de gauche auquel on assiste actuellement, il fallait bien que la gauche puisse se raccrocher à quelque chose. Cela a été la redécouverte des droits de l’homme, dont on a un peu oublié aujourd’hui qu’ils ont été longtemps tenus en suspicion, non seulement par les communistes, mais aussi par les socialistes (rappelons-nous l’accueil qu’ils ont fait à Soljénitsyne !). Le basculement s’est fait en quelques années, à un moment où il n’y avait plus aucune doctrine à la tête du PS : les droits de l’homme ont été une manière d’échapper au vide programmatique. Mais la vision des droits de l’homme qui a alors prévalu était complètement abstraite, elle n’avait rien à voir avec la vie réelle des gens. La preuve en est dans la façon dont on a manipulé la thématique de l’antiracisme, pour en faire une manière supplémentaire de mettre le peuple en accusation en lui imputant des sentiments ou des opinions « racistes » qu’il n’éprouve nullement, dans sa grande majorité.
Le résultat est que le discours antiraciste n’a aucunement empêché la montée du Front national, mais a au contraire contribué à le faire prospérer à partir de l’incompréhension que ce discours suscitait. Julien Dray et ses amis ont pu donner le change à l’époque de Mitterrand, mais en réalité le débat sur la place des immigrés dans la société actuelle a été complètement escamoté. Et quand il a eu lieu, il s’est généralement déroulé en l’absence des intéressés. Les immigrés eux-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris, dès le lendemain de la grande Marche des Beurs. La plupart d’entre eux ne se reconnaissent pas dans ceux qui parlent en leur nom, et qui font eux aussi partie des élites. Le fait que, depuis des années, l’« antiracisme » se heurte au désintérêt populaire aggrave évidemment encore le problème de l’intégration. Et c’est d’autant plus préoccupant que la situation est appelée à s’aggraver. Si l’Algérie entre en guerre civile, ce qui me paraît très possible après la disparition de Bouteflika, des millions d’Algériens chercheront demain à traverser la Méditerranée. Ce n’est pas l’antiracisme abstrait qui nous dira alors ce qu’il faut faire. Quand je vois la façon dont, face à cela, la gauche est en train de détruire l’idée de laïcité, j’ai envie de crier : « Aux fous ! »
ÉLÉMENTS : Aucun intellectuel ne se reconnaît plus désormais dans la pratique d’un parti politique. Vous avez toujours suivi de très près les transformations du paysage intellectuel. Comment le voyez-vous évoluer en ce moment ?
JACQUES JULLIARD. C’est un fait que les intellectuels fuient la gauche, et que c’est la gauche qui en est responsable. Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Le Goff, Christophe Guilluy, Jean-Claude Michéa, Houellebecq à sa manière, sont des hommes qui viennent de la gauche, voire de l’extrême gauche. Comme moi, ils sont effarés de voir que la gauche tourne le dos aux solutions possibles des problèmes qui nous tourmentent, à commencer par celui de l’immigration. Choisir l’époque actuelle pour démolir l’école républicaine, pour démolir la laïcité, pour démolir l’idée même de nation, c’est véritablement être tombé sur la tête ! Nous avons affaire à une gauche hors sol, qui n’est plus qu’une variante humanitaire sur le plan politique et keynésienne sur le plan économique, de la droite. Dans le passé, on a souvent présenté les intellectuels comme des irréalistes ou des rêveurs. Paradoxalement, on a aujourd’hui le sentiment que ce sont eux, et non plus les politiques, qui s’efforcent de dire ce qui se passe dans la société.
Quand des intellectuels évoluent de la sorte, on dit qu’ils « glissent à droite ». Cela traduit l’affolement de la gauche institutionnelle, qui se sent devenir impuissante en dépit des appuis dont elle continue à jouir dans les médias. Faut-il désormais se reconnaître dans la droite pour avoir le droit de parler de l’école, de la laïcité ou de l’immigration ? Personne ne peut le croire. Sous la reine Victoria, il y avait des mots interdits parce qu’ils évoquaient indirectement le sexe. La gauche est devenue dans sa manière de penser et de parler « victorienne ». Cela se traduit par des batailles de vocabulaire, des mots qu’on ne peut plus employer (le plus célèbre étant « identité », auquel Sarkozy avait déjà donné la pire connotation politicienne). Dans un tel climat, le simple désir de respirer librement éloigne de la gauche un certain nombre d’intellectuels. Et ce qui est significatif, c’est que ce sont eux qui obtiennent en librairie les succès les plus extraordinaires ! Quand Jean-Christophe Cambadélis publie un livre sur les valeurs de la gauche, il en vend 500, tandis que le livre que la gauche a le plus voué aux gémonies, Soumission de Michel Houellebecq, s’est vendu à 700 000 exemplaires. Même chose pour Michel Onfray. Cette perte de l’hégémonie intellectuelle devrait tout de même amener la gauche à s’interroger.
ÉLÉMENTS : On parle de plus en plus des « valeurs républicaines » et de moins en moins des valeurs démocratiques, de plus en plus de la « République » et de moins en moins de la France. Ceux qui mettent en cause la toute-puissance du système de l’argent sont en revanche très minoritaires. Qu’en aurait dit Péguy ?
JACQUES JULLIARD. Péguy a été un prophète. L’argent a toujours joué un rôle dans la vie des sociétés, bien entendu, mais il coexistait avec d’autres systèmes, le système de l’honneur dans les classes aristocratiques, le système de la solidarité dans les classes populaires, le système de la charité dans l’ordre chrétien. Ce que Péguy appelle le monde moderne, c’est le moment où le système de l’argent l’emporte définitivement sur tous les autres et devient l’étalon universel. Le capitalisme, de ce point de vue, est moins le système de l’appropriation privée des moyens de production que le système de l’équivalence universelle représentée par l’argent. François Perroux l’avait bien vu lui aussi, tout est aujourd’hui rapporté au système de l’argent, qu’il s’agisse de la culture, du sport, de la vie privée, de la religion, du jeu, etc. L’argent est devenu l’unique racine de la puissance. Il disqualifie tout ce qui est de l’ordre du don, du gratuit, du désintéressé. C’est pourquoi le système de l’argent est devenu irrespirable.
Péguy, grand républicain, n’opposait pas non plus la République à la France. Pourquoi parle-t-on plus des valeurs républicaines que des valeurs démocratiques ? La réponse est simple : c’est que la démocratie, c’est la souveraineté populaire, c’est le peuple, et que c’est du peuple que les élites dominantes ne veulent plus entendre parler. République et démocratie ne peuvent en réalité être séparées. Quand Régis Debray avait opposé les « républicains » aux « démocrates », je lui avais rappelé que la démocratie est ce qui permet de traiter d’une manière concrète les questions de la République. Des valeurs républicaines qui ne sont pas mises en œuvre d’une manière démocratique deviennent obsolètes ou illusoires. Là-dessus, Jean-Claude Michéa a tout à fait raison.
ÉLÉMENTS : À la différence de Michéa, vous restez très attaché à la notion de progrès (ce qui ne vous empêche pas de croire au péché originel !). N’êtes-vous pas sensible au technomorphisme dans lequel semblent sombrer nos contemporains ? Croyez-vous vraiment à la « neutralité » de la technique, que récusaient à la fois Jacques Ellul et Bernanos ?
JACQUES JULLIARD. André Frossard disait : « Le drame de la gauche, c’est qu’elle ne croit pas au péché originel. Le drame de la droite, c’est qu’elle ne croit pas à la rédemption ». J’aime beaucoup cette formule. Si je suis attaché au progrès, c’est d’abord, comme le dit la sagesse populaire, parce qu’« on n’arrête pas le progrès ». Aucun d’entre nous ne songerait à remettre en cause l’informatique ou les antibiotiques, par exemple. Le refus du progrès technique, notamment chez les écolos, procède souvent d’une mentalité de nantis. S’il y a un recul de la misère et de la pauvreté dans le monde, c’est quand même bien grâce au progrès. Cela dit, je n’adhère pas à l’idéologie du progrès telle qu’on a pu la définir naïvement à la fin du XVIIIe siècle. Je ne suis pas un disciple de Condorcet. Les cris d’alarme de Jacques Ellul et de Bernanos (j’ai moi-même écrit une préface à une nouvelle édition de La France contre les robots) montrent seulement que le progrès doit être maîtrisé et que le néo-capitalisme est d’abord et avant tout un régime où le progrès n’est pas subordonné à l’utilité sociale.
ÉLÉMENTS : Il y a vingt ans, dans la revue « Le Banquet », vous écriviez : « On aurait pardonné à la gauche d’avoir trahi sa morale si elle avait résolu le problème du chômage. On lui aurait peut-être pardonné de ne pas avoir résolu le problème du chômage si elle était restée fidèle à sa morale. Mais elle a trouvé le moyen de faire les deux : trahir sa morale et ne pas résoudre le problème du chômage ». On en est encore là ?
JACQUES JULLIARD. Hélas oui ! Il faut bien convenir que la fameuse distinction de Péguy entre mystique et politique – ou celle, qui revient au même, de Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité – nous laissent sur notre faim. Dans une société démocratique, où l’opinion est morale, voire moralisante, le problème n’est donc pas de les distinguer, mais au contraire de les conjuguer. Ce que je reproche à la gauche, c’est d’être incapable de concevoir la mystique autrement que sous la forme de l’angélisme et la politique autrement que sous la forme du cynisme. J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel.