Le 21 février 2024, l’Union européenne adoptait sa 13e série de sanctions contre la Russie. Mais les annonces qui ont suivi n’ont déclenché aucun écho particulier. À la différence de beaucoup de ses confrères, le magazine The Economist en a profité pour enquêter sur les raisons de ce silence, et a abouti à une conclusion déconcertante : « Le problème, c’est que les sanctions ne fonctionnent pas bien.1 » Pourtant depuis le début du conflit russo-ukrainien, les États-Unis, l’Europe et leurs alliés ont déployé une salve sans précédent de sanctions. Après avoir, entre autres, annoncé assécher les revenus pétroliers russes, leur interdire d’importer des produits sensibles, geler leurs réserves ou les exclure du système financier, que s’est-il réellement passé ?
Si l’instrument des sanctions remonte à l’Antiquité, il a ces dernières décennies surtout été utilisé par les États-Unis contre Cuba, l’Iran ou l’Irak. Sous leur impulsion, dès le mois de février 2022, le premier paquet de sanctions réunissait 38 pays. Plus de deux ans après, c’est flou : si les analystes continuent de s’écharper sur les effets, tous se rejoignent néanmoins sur le constat que la Russie s’est révélée bien plus stratégique que son seul PIB ne le suggérait. Le principal ennui est en réalité que ce cortège de restrictions juridiques, commerciales, financières et technologiques est venu se greffer à une crise mondiale des chaînes d’approvisionnement. Cette conjonction astrale de contraintes a engendré un choc d’une violence inouïe pour les ménages et les entreprises européens : le prix de nombreux produits de base a flambé et persiste depuis à exercer une pression sur les foyers du monde entier. De fait, les effets des sanctions contre la Russie ont dépassé les ambitions de leurs concepteurs : elles ont à la fois élargi le champ des opérations de guerre et révélé les mutations des tectoniques géopolitiques. En creux, elles nous dévoilent également la facilité avec laquelle les flux financiers parviennent à s’affranchir de toutes barrières.
Des sanctions… très lucratives
L’exemple des machines à commande numérique par ordinateur (CNC) est à ce titre emblématique. Héros méconnus de la production militaire, elles constituent l’épine dorsale de la fabrication des armes et permettent la fabrication des missiles, des avions et des radars. Pour ces machines comme pour d’autres secteurs, des pays intermédiaires approvisionnent ce dont la Russie a besoin. Officiellement neutres, des pays limitrophes tels que l’Arménie, le Kazakhstan et le Kirghizistan sont devenus les principaux vecteurs d’« importations parallèles » de marchandises en Russie. Liés par leur appartenance à l’Union économique eurasienne, ces trois pays partagent un régime douanier commun avec Moscou, ce qui leur permet de revendre des marchandises sanctionnées sans droits de douane. Entre l’invasion de l’Ukraine et décembre 2023, les exportations allemandes vers le Kirghizistan ont par exemple augmenté de 1 200 %, les polonaises de 1 800 %, celles de la République tchèque de 1 200 %, celles de l’Italie de 870 %2…
Une partie substantielle de ce trafic est dissimulée par une myriade de petits contournements allant de la déformation des points de destination, l’omission de détails sur les fournisseurs ou à la sous-estimation des volumes… Le jeu semble en valoir la chandelle puisque les importations génèrent d’énormes profits tant pour les intermédiaires que pour les entreprises concernées. Au travers de ces hubs logistiques, le commerce institutionnalise la dissimulation de marchandises qui finissent par fournir une bombe ou un char. On estime ainsi qu’au moins la moitié du matériel militaire collecté par la Russie l’année dernière contenait une part de technologie occidentale3. La Chine et même Taïwan sont devenus les principaux fournisseurs des précieux micro-processeurs de la Russie, frustrant les efforts occidentaux pour l’affamer de circuits intégrés.
L’énergie offre une autre illustration de l’usage de ces contournements. Lorsque les pays de l’UE et du G7 ont en novembre 2022 mis en place des interdictions sur les importations de produits pétroliers, ils s’attendaient à une réduction des revenus russes. Ils décidèrent notamment de plafonner le baril de pétrole à 60 dollars. Un an après, les recettes d’exportation de la Russie n’auraient baissé que de 14 % et aucun baril ne se vendait plus à ce prix4… Les flux de pétrole russe vers l’Europe, auparavant premier marché d’exportation, se sont officiellement réduits comme peau de chagrin. En réalité, ils ont juste changé d’orientation. Les transferts de cargaisons entre pétroliers restent autorisés dans les eaux internationales. Une fois raffiné, il n’est plus possible de prouver que le pétrole est russe. Des millions de barils se trouvent ainsi chaque jour expédiés par une flotte de plusieurs centaines de navires dits « fantômes », se caractérisant par une structure de propriété opaque et un défaut d’assurance. Dissimulant leurs données GPS, ils transbordent leur pétrole d’un navire à l’autre depuis les eaux internationales. Les nouveaux acheteurs, surtout turcs, indiens et chinois, se sont empressés de profiter de l’aubaine. Trop heureux d’ignorer le plafond des prix imposé par le G7, ils achètent d’énormes volumes de brut russe à prix réduit, qu’ils peuvent ensuite revendre librement, à quiconque le souhaite et sans restriction. Y compris en Europe !
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Les BRICS, c’est le plan B
Cette vue d’ensemble, peu reluisante pour la crédibilité de la Commission et des États membres, demeure rarement évoquée. Et si ce hiatus mérite qu’on s’y attarde, c’est que l’ampleur des exceptions au principe, du fait des sommes en jeu, se fait sentir. Un rapport du CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air) a permis de révéler qu’au cours de la deuxième année de l’invasion, les pays de l’UE ont encore acheté pour 28 milliards d’euros de fossiles russes5. Ce qui équivaut au double du soutien financier annuel de l’Union à l’Ukraine… Ainsi, malgré ses paquets de sanctions, l’UE continue d’importer d’importantes quantités d’hydrocarbure russe par gazoducs ou sous forme liquéfiée (le GNL n’est pas sanctionné), continuant sans se l’avouer à accroître le trésor de guerre du Kremlin. Alors que les États-Unis ont demandé à l’Ukraine de cesser d’attaquer les raffineries russes pour des raisons de politique intérieure (afin de maîtriser les prix de l’essence en année électorale), les données d’Eurostat révèlent que la Russie est en 2023 restée le deuxième fournisseur de GNL de l’UE.
La longue histoire des sanctions était pourtant riche d’enseignements. En 1806, Napoléon avait imposé le « blocus continental » contre le Royaume-Uni. L’économie britannique s’était adaptée en réorientant son commerce vers les États-Unis. Nous sommes aujourd’hui témoins du même type de bascule. Coupée des Occidentaux, la Russie semble pour l’instant parvenir à trouver auprès des BRICS un ensemble commercial, politique, financier et monétaire lui offrant une alternative crédible, notamment en matière d’approvisionnements. Elle n’a de toute façon plus le luxe de choisir.
En tout état de cause, la rapidité du redéploiement géographique des échanges a déjoué les scénarios du G7 et explique pourquoi l’économie russe n’a que rarement été en manque de fournitures et de composants. Dès le début, les sanctions ont été conçues autour de l’hypothèse d’une apathie de l’Asie. L’alternative aurait été que l’Occident force son implication en imposant des sanctions dites secondaires, c’est-à-dire des mesures visant des tiers qui aident la Russie. Mais l’Asie est bien trop stratégiquement importante, pour que l’Occident mette à exécution de pareilles menaces. D’autant que même les alliés asiatiques de l’Ukraine, comme le Japon et la Corée du Sud, continuent à dépendre des énergies russes. Pour faire appliquer ces sanctions secondaires, l’Amérique aurait dû causer des perturbations financières à des pays qu’elle s’efforce de séduire et qui n’éprouvent aucun désir de participer à ses efforts de représailles. Pour les États-Unis, le risque est que la guerre économique sape à la fois la primauté du système financier basé sur le dollar et l’influence de l’Amérique en Asie. D’autant qu’en excluant les banques russes du système de paiement Swift, Washington a ébréché son hégémonie sur le système financier. En même temps que les alternatives à Swift se développaient, Moscou et d’autres accéléreraient la dédollarisation de leur économie.
La désoccidentalisation du monde
En mars 2022, le ministre de l’Économie français annonçait sans sourciller que les sanctions allaient « provoquer l’effondrement de l’économie russe ». Têtus, les chiffres racontent une autre histoire. Entre le contournement massif des sanctions et les énormes dépenses d’armement, la croissance économique de la Russie a en 2023 officiellement augmenté de 3,6 %, dépassant celle de tous les autres pays du G7. La première conséquence des sanctions a été de rapprocher les États opposés aux États-Unis. En coulisse, l’énergie fait depuis l’objet d’un intense conflit d’où l’on relève deux principaux bénéficiaires : la Chine (qui achète de l’énergie russe bon marché) et les États-Unis (du fait de ses exportations de GNL). Dans l’équation, la Russie perd beaucoup d’argent, mais sait comme les autres profiter des faiblesses d’un continent cumulant lui l’ensemble des désavantages : l’Europe.
L’UE qui a suivi avec empressement les États-Unis dans ces sanctions contre la Russie, s’est aussi alignée sur les contrôles américains sur les exportations de technologies des semi-conducteurs vers la Chine et renâcle à accorder un allègement des sanctions à l’Iran. Ainsi, au fur et à mesure que l’Occident se détache de ces pays, ils deviennent de plus en plus dépendants les uns des autres en matière de technologie stratégique et militaire. Les sanctions vont donc tout naturellement contribuer à renforcer l’axe autoritaire contre lequel nous prétendons lutter. Le souci est que malgré leur relative douceur par rapport aux conflits militaires directs, les manœuvres économiques sont soumises à la même dynamique d’escalade. Une fois amorcée, l’Europe sera donc captive d’une tendance à la formation de blocs géo-économiques qu’elle ne pourra absolument plus contrôler…
Pour les décideurs politiques de Washington et de Bruxelles, les sanctions exercent un attrait séduisant. Dans une période où le soutien au financement de la guerre s’effrite, elles apparaissent comme un moyen ostentatoire et finalement peu coûteux de prétendre affaiblir la Russie et de défendre l’Ukraine. Les sanctions supportent mal la culpabilité à laquelle elles sont associées. Symboles d’une punition sans meurtrissure, elles permettent une contrainte détachée de la douleur, s’intégrant à merveille dans le narratif d’une guerre hybride. Seulement, l’effet de manche s’est un brin éventé. Trop douces pour ce qu’elles ont de dur, et surtout mal contrôlées et calibrées, les paquets de sanctions n’ont clairement pas eu les effets escomptés. Au vu des dégâts collatéraux subis par une partie du globe, elles ont même eu pour résultante de se voir discréditées sur un plan moral. Et pour ne rien arranger, il est à craindre que leur renforcement ne s’avère encore davantage contre-productif à long terme. L’économie russe n’a pas été détruite ; elle a simplement été réorientée vers l’Est et le Sud plutôt que vers l’Ouest. La majeure partie du monde refuse délibérément d’appliquer les sanctions politiques décidées par les représentants d’un ordre mondial de plus en plus décrié. Tandis que l’Occident continue d’élargir le spectre de ses listes noires, une fracture de plus en plus béante ne cesse de s’élargir : le monde s’est simplement désoccidentalisé. Il a découvert qu’on ne l’aimait pas. L’Occident s’est lancé dans cette spirale de sanctions avec un sentiment exagéré de sa propre influence dans le monde. L’ennui est que le choix d’isoler davantage l’ours russe et le géant chinois sont d’ores et déjà en train se retourner contre nous…
1. « Sanctions are not the way to fight Putin », The Economist, 21 février 2024.
2. « Weak sanctions implementation and high debt, Robin Brooks », 11 avril 2024.
3. « Russia Is Pumping Out Weapons—but Can It Keep It Up ? », Wall Street Journal, 11 mars 2024.
4. https://energyandcleanair.org/financing-putins-war/.
5. « Average EU citizen has paid more than EUR 400 for Russian fossil fuels since invasion », CREA, février 2024.