ÉLÉMENTS : Le meurtre de trois fillettes, le 29 juillet dernier, par un adolescent d’origine rwandaise, a embrasé une partie de l’Angleterre une semaine durant. Faut-il y voir les prolégomènes d’une guerre civile en Europe, comme Elon Musk s’en est inquiété ?
FRANÇOIS BOUSQUET. C’est la question que nous nous sommes posés. À dire vrai, nous avions déjà abordé le sujet de la guerre civile, en particulier l’an dernier (après les émeutes de 2023 consécutives à la mort de Nahel), mais jamais aussi largement ni aussi solidement. Il faut dire que le meurtre de ces trois fillettes à Southport a ouvert au Royaume-Uni un cycle de représailles et de contre-représailles d’un type nouveau, pour le coup caractéristique des prolégomènes d’une guerre civile, mais prolégomènes seulement, puisque le mouvement, embryonnaire, a été rapidement tué dans l’œuf. C’est néanmoins une première depuis les émeutes raciales de Bradford, en 2001. Rarement un pays n’a été autant secoué ; rarement ses symboles n’ont été autant bafoués ; rarement le poids des mots n’a été aussi lourd, ni le choc des photos aussi rude.
Le poids des mots ? Les « Salam aleykoum » des chefs de la police anglaise.
Le choc des photos ? La princesse de Galles humiliée par un imam refusant ostensiblement de lui serrer la main.
Le poids des mots ? Le gouvernement britannique libérant plus de 500 places de prison occupées par des délinquants de droit commun pour y jeter des émeutiers anti-migrants ou des sympathisants, dont certains ont eu pour seul tort de partager des messages sur les réseaux sociaux.
Le choc des photos ? Des milices communautaires encagoulées comme des black blocs, munies de battes de baseball, déambulant librement sous l’œil de la police et tabassant ceux qui brandissaient l’un des plus glorieux drapeaux au monde, l’Union Jack, comme frappé d’interdit.
On pourrait poursuivre la liste.
ÉLÉMENTS : « Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre », disait il y a plus d’un demi-siècle le grand historien anglais Arnold Toynbee. En sommes-nous là ?
FRANÇOIS BOUSQUET. Elles meurent un peu des deux, suicide et meurtre se renforçant mutuellement : un composé qui n’est guère éloigné de la chimie propre aux guerres civiles. Le multiculturalisme britannique a pu parfois servir de contre-exemple au modèle républicain français. La vérité, c’est qu’il ne vaut pas mieux. De part et d’autre de la Manche, c’est un même échec face à l’ampleur de la crise migratoire, sans que jamais celle-ci ne soit remise en cause, suivant une logique d’évitement et d’occultation propre aux mécanismes de refoulement, qui consistent à chasser les représentations désagréables à l’idéal du moi progressiste. Ainsi le déni est-il roi de France et roi d’Angleterre. Ceux qui refusent d’obéir à cette logique d’évitement sont renvoyés devant les tribunaux. Comme si, en matière d’immigration, on n’avait plus le choix qu’entre ces deux termes : le déni (ne pas en parler) et le délit (en parler). Ou bien le réel n’existe pas ou bien il est judiciarisable.
ÉLÉMENTS : La preuve par la rapidité de la réponse politique, policière et judiciaire en Grande-Bretagne, qui, de fait, a éloigné le spectre de la guerre civile…
FRANÇOIS BOUSQUET. Oui, le réel a été châtié avec une promptitude qui tranche avec les habitudes de la justice, aussi lente à Londres qu’à Paris, et selon une doctrine du « maintien de l’ordre à deux vitesses » (Elon Musk) qui interroge sur le principe de proportionnalité des peines (jusqu’à trois ans et deux mois de prison pour avoir relayé des messages pro-émeutes sur les réseaux sociaux). On se serait presque cru au milieu d’une représentation des Misérables dans la langue de Shakespeare, la justice des Javert perruqués sortis d’« Oxfridge » s’abattant sans pitié sur les Jean Valjean du prolétariat et du lumpenprolétariat britanniques. Cinq ans de bagne pour avoir volé un bout de pain, trois ans de prison pour un post sur les réseaux sociaux : convenez que la différence est mince. Et nul évêque de Digne pour s’apitoyer sur le sort des émeutiers. Aucun Victor Hugo, aucun Charles Dickens pour élever un requiem à la vieille Angleterre. Au contraire. La réprobation quasi universelle contre ce « panier de déplorables », retardataire et xénophobe, auquel s’appliquerait une justice d’exception – qui, paradoxalement, rend impossible toute guerre civile, mais en produit les conditions.
ÉLÉMENTS : N’est-ce pas cela qui nourrit l’exaspération populaire – un « two tier policing » qui pourrait néanmoins à la longue pousser les gens à se révolter ou à se faire justice eux-mêmes ?
FRANÇOIS BOUSQUET. Cette logique – punitive pour les uns, laxiste pour les autres – est caractéristique de l’« anarcho-tyrannie » (anarchie pour les voyous, tyrannie pour les victimes ; « tolérance zéro » versus « culture de l’excuse »). Une des conditions de possibilité de la guerre civile (il y en a d’autres) est dès lors partiellement réunie : à savoir l’effondrement de l’État. Mais ici l’État ne s’est effondré d’un côté que pour se renforcer de l’autre, en multipliant les lois d’exception et les dispositifs de surveillance. Un double standard qui instaure de fait deux niveaux de citoyenneté : de première classe pour l’élite métropolitaine progressiste pro-migrants (et migrants inclus) ; et de seconde classe pour la France ou l’Angleterre périphériques. Nous avons d’ailleurs consacré un dossier à l’anarcho-tyrannie et nous y revenons dans ce numéro, sous la plume acérée de Xavier Eman, avec un article significativement intitulé « Police partout, justice nulle part ! Les forces de l’ordre contre le peuple ».
ÉLÉMENTS : Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir…
FRANÇOIS BOUSQUET. Les Anciens avaient une autre formule pour qualifier ce deux poids, deux mesures. Ils disaient : « Ce qui est permis à Jupiter ne l’est pas aux bœufs » (« Quod licet, non licet bovi »). Les Anglais viennent d’en faire la douloureuse expérience. Le symbole de la nation, John Bull (littéralement « Jean le taureau »), qui a longtemps personnifié la force anglaise, semble comme sur la paille. De taureau jupitérien, le voilà devenu bœuf. Faudra-t-il bientôt l’appeler « John Beef », « John le bœuf », et non plus John Bull ? Un malheureux « rosbif », en somme, qu’un malheureux « froggy » ne saurait regarder sans tristesse, y voyant la déchéance parallèle de deux grands peuples et d’une Europe de l’Ouest à la dérive.