Daoud Boughezala a parfaitement résumé les dégâts occasionnés au Proche-Orient par la « diplomatie transformationnelle » des néo-conservateurs américains. Il a cent fois raison de rappeler qu’aucune victoire militaire n’est par elle-même une solution politique (sauf bien sûr en cas d’annihilation de l’adversaire) et que la violence engendre la violence. Quand on reçoit une bombe sur la tête, on est plus enclin à la colère et au désir de vengeance qu’à une analyse de la chaîne des causes du bombardement. Mais il a tort de mettre sur le même plan la guerre d’Irak voulue par les Américains et celle qui a lieu aujourd’hui aux frontières d’Israël.
Ce n’est pas pour « ressusciter de vieilles lunes idéologiques » que les Israéliens font la guerre, mais pour se défendre : des milliers de roquettes tirées depuis Gaza et le Sud-Liban se sont abattues sur Israël depuis dix ans, la razzia pogromiste du 7 octobre a fait 1 200 victimes plus les otages, le Hezbollah préparait une opération du même type par la frontière nord d’Israël et il tenait braqué sur ce pays 150 000 projectiles. La France se laisserait-elle bombarder sans réagir depuis la Belgique, les résidents des départements du Nord devant venir se réfugier en région parisienne ? Si l’on admet le droit à l’existence d’Israël – lequel, à entendre les slogans et les discours justificatifs, n’est plus l’évidence qu’il semblait être jusqu’à présent hors du monde arabe – alors on ne peut que reconnaître à cet État le droit de se défendre.
Pour désamorcer la spirale de la violence, il faudrait d’abord en reconnaître la logique. On peut bien sûr s’en tenir à l’explication par le colonialisme ou encore par l’hybris des néo-cons israéliens et américains, comme semble le faire Daoud Boughezala. La première débouche logiquement sur l’objectif d’une éradication du vestige colonial, l’« entité sioniste ». Les « colonisateurs » n’étant pas d’accord pour se laisser éradiquer, il n’y a sur cette voie que l’amplification de la violence. La seconde ménage l’alternative d’une solution politique : l’État palestinien à côté d’Israël, celui-là même que les Arabes avaient refusé en 1947.
L’improbable État palestinien
Tous les saint Jean bouche d’or réclament la solution des deux États. L’ennui est qu’elle n’est pas possible. Parce qu’on ne voit pas une population, qui n’a d’autre récit national que la propagande anti-israélienne/antisémite et les violences infligées et subies depuis un siècle (le pogrom de Jaffa a eu lieu en 1921), devenir un voisin pacifique et soucieux de coopération avec Israël. Mais aussi parce qu’il n’est guère imaginable de créer un État de droit à partir de la machine de guerre palestinienne qui a semé le trouble partout où elle a eu une certaine liberté d’agir : en Jordanie, au Liban, en Tunisie et, naturellement à Gaza depuis son évacuation par Israël. Sans compter que l’islam politique n’admettra jamais d’autre État palestinien qu’islamique. On a vu à Gaza ce que ça donne : le fanatisme, la ruine, l’agression.
Ce vœu pieux permet de se donner une posture avantageuse, mais il n’a aucun effet sur la réalité de l’affrontement et il interdit de nommer le noeud du problème : la constitution au début du XXe siècle d’un nationalisme palestinien défini exclusivement, hors de tout particularisme linguistique, religieux, culturel ou ethnique, par le rejet de la présence juive en Palestine, puis, dans les années 1960, son élévation au rang de cause sacrée du monde arabe et musulman. Le drapeau palestinien brandi dans toute l’oumma et ses avant-postes progressistes est le symbole de cette suprême lutte anti-coloniale.
Les Arabes de Palestine ont raison de dire qu’ils sont chez eux en Palestine. Et les extrêmistes israéliens qui rêvent d’une Nakba multipliée par dix (7 millions contre 700 000 en 1948) sont de dangereux irréalistes. Il n’y a de paix possible qu’au prix d’un compromis, c’est-à-dire de renoncements, en particulier à ce que les Israéliens désignent par l’antique nom de Judée Samarie, et les observateurs prudents par le néologisme de Cisjordanie. Mais ce « chez soi » n’a pas besoin d’être ce qu’il n’a jamais été, un État palestinien. La paix ne s’établira au Moyen-Orient qu’entre véritables États qui se reconnaissent. Il faudrait donc pouvoir – mais est-ce encore possible ? – oublier la chimère de l’État palestinien et traiter avec les États de la région. Ils sont faibles, mal assurés dans leur identité – l’Iran est sous la coupe d’un despotisme religieux –, mais ce sont des États.
Échaudés par leurs expériences antérieures (on se souvient des milliers de morts de Septembre noir en Jordanie, en septembre 1970), ayant usé et abusé du bouc émissaire israélien pour gérer leurs propres impasses, ils ne veulent pas en entendre parler. La Jordanie, qui a conquis la « Cisjordanie » en 1948, puis l’a perdue en 1967, ne veut surtout pas qu’on la lui rende. L’Égypte défend farouchement le droit des Gazaouis à mourir à Gaza. Une politique de paix sérieuse chercherait à les faire changer d’avis. C’est là que la « communauté internationale » pourrait à bon escient utiliser son chéquier. L’argent versé à cette invraisemblable agence onusienne, l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), qui offre une substance économique et administrative et même un registre d’état civil au mythe de l’État palestinien, pourrait utilement être transféré aux États limitrophes d’Israël pour les aider à intégrer leurs frères arabes de Palestine. Comme l’ont fait les Allemands et les Polonais en 1945, les Grecs et les Turcs en 1921, les Français en 1962. Les Arabes d’Israël, qui bénéficient déjà d’un véritable État, devraient y voir confirmé leur statut de minorité légitime.
L’histoire ne finit pas toujours bien
Les néo-cons américains veulent peut-être aller à l’affrontement avec l’Iran. Mais ce n’est pas pour répondre à leurs injonctions qu’Israël se défend. C’est à Moscou et non à Washington que se trouvaient en 1965 les sponsors de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui ont inventé le fameux drapeau et la carte d’un pays qui n’a jamais existé. Ce coup politique génial a permis à l’URSS de s’attacher une grande partie du monde arabe. Un demi-siècle plus tard, la Russie s’y essaie à nouveau, laborieusement, dans un tout autre contexte. Celui-ci, commandé du point de vue russe par son affrontement avec l’OTAN en Ukraine, ne permet guère d’espérer, à vue humaine, un élargissement de la vision politique du problème palestinien. Mais tant que ne sera pas tranché ce nœud gordien, l’interminable alternance de guerres et des « processus de paix » se poursuivra et la spirale de la violence s’amplifiera. Il ne suffit pas de répéter que l’histoire est tragique, il faut aussi mesurer ce que cela signifie : qu’il existe des situations qui ne peuvent connaître de « happy end ».
© Photo : Shutterstock – Le président américain Joe Biden (à gauche) écoute le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu alors qu’il se joint à une réunion du cabinet militaire israélien à Tel Aviv le 18 octobre 2023, des batailles entre Israël et le Hamas.