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Nietzsche et la souffrance : au-delà du dolorisme et de l’hédonisme

Nietzsche et la souffrance : au-delà du dolorisme et de l’hédonisme

Nous vivons une époque où se mêlent la rengaine de la compassion, avec ses cellules de soutien psychologique, et la rengaine du « développement personnel », proposant la sérénité pour tous à petit prix. Autrement dit, souffrir est à la mode ; ne pas souffrir aussi (moyennant un travail de réflexion du soi). Nous voilà donc au cœur des problématiques de la souffrance. Comme souvent, le fils d’un pasteur allemand a exploré avant nous ces questions. Et pas en intellectuel, mais en homme pour qui ne font qu’un ce que l’on vit et ce que l’on pense. Un nouveau rendez-vous de Pierre Le Vigan avec Friedrich Nietzsche. Au menu cette fois-ci : la souffrance.

On a beaucoup dit que Nietzsche était un anti-Hegel. C’est tout à fait exact au sens où Nietzsche ne croit pas à un sens de l’histoire. Il est en revanche frappant de constater que la pensée de Nietzsche est parfaitement dialectique, ce qui lui fait au moins un point commun avec Hegel. Mais la dialectique chez Nietzsche est moins dans les choses elles-mêmes que dans la perspective sur les choses. C’est ce que l’on observe à propos de l’attitude de Nietzsche quant à la souffrance d’une part, quant au bonheur d’autre part. Nietzche dépasse la contradiction entre ces deux notions, en introduisant une nouvelle échelle de valeurs. Celle-ci vient de la perspective qu’il donne à la question. On verra que l’on peut voir dans la méthode de Nietzsche une dialectique ascendante, une dialectique en spirale.

Parler de la souffrance, c’est parler du bouddhisme. Nietzsche en a une approche très critique. Mais ceci ne doit pas éclipser un fait : Nietzsche repère dans le bouddhisme une qualité : il échappe à la pensée du ressentiment. C’est selon Nietzsche le point commun – ce refus du ressentiment – entre Bouddha et le Christ ; et le point sur lequel saint Paul a trahi Jésus. Parler du bouddhisme, c’est donc parler d’une pensée qui cherche à supprimer la souffrance.

Nietzsche reproche au bouddhisme d’être fondé, à la fois sur « l’hyperexcitabilité de la sensibilité » et sur « un caractère cérébral » (L’Antéchrist, 20, 1896). D’où la naissance d’une dépression. La solution à celle-ci est l’indifférence aux choses du monde. « Dans l’enseignement de Bouddha, l’égoïsme devient un devoir : la “seule chose nécessaire”. La façon de se dégager de la souffrance règle et délimite toute la diète spirituelle » (idem). Il faut se garder de ses appétits. « Le bouddhisme est une religion pour hommes tardifs, pour des races débonnaires douces, devenues hypercérébrales, qui ressentent trop aisément la souffrance » (L’Antéchrist, 22). Dans le bouddhisme, toute souffrance est mal-être, et tout attachement est mal-être. Le vieillissement et la mort sont mal-être, mais la naissance est aussi mal-être. La vie devrait « être » sans jamais « apparaître » ni « naître ». Être sans naître : tout un programme. C’est celui du bouddhisme.

L’antébouddha

Plus encore, tout désir, toute appétence sont choses négatives. Pour ne plus souffrir, il faut se détacher du désir. Supprimons la soif, nous ne souffrirons plus du manque d’eau. Vivre, c’est donc souffrir. Parce que vivre, c’est avoir soif, c’est désirer un autre, c’est vouloir quelque chose que l’on n’a pas. Nietzsche ne conteste pas l’analyse bouddhiste du pourquoi de la souffrance. Il partage ce qui lui paraît être un juste constat, et il résume ainsi la réponse de Bouddha : « “La vie n’est que souffrance” – prétendent-ils, et ils ne mentent pas : faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, 60). Moins de vie, cela sera donc moins de douleur. Mais Nietzsche ne peut valider cette position. Il ne dit pas que la réponse est mauvaise. Il dit que la question est mal posée. Il veut la vie. Quoi qu’il en coute. Mais pour autant, il ne pense pas que plus il y a de douleur, plus il y a de vie. La douleur et son contraire, le plaisir ne forment pas deux choses séparées. Aucune ne vaut par elle-même. Ni hédonisme, ni dolorisme. On a pu dire que Nietzsche n’a fait « que tenter de croire que la souffrance n’était pas mauvaise » (Derek Parfit cité par Nicolas Delon, « Le problème de la souffrance chez Nietzsche et Parfit », Klesis, 43, 2019). Une façon de justifier sa propre souffrance. C’est fort possible. Mais une analyse psychologique, aussi pertinente soit-elle, n’invalide pas une analyse philosophique. C’est cette dernière qu’il faut poursuivre.

Pour Nietzsche, ce que signifie la souffrance est différent en fonction des types d’hommes concernés. « Les hommes courageux et créateurs ne conçoivent jamais plaisir et douleur comme ultimes questions de valeur, ce sont des états corrélatifs, il faut vouloir les deux si l’on veut atteindre quelque chose », écrit-il. C’est ce que dit le « chant d’ivresse » de Zarathoustra : « La douleur est aussi un plaisir, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil, allez-vous-en ou bien apprenez-le : un sage est aussi un fou. Avez-vous jamais dit oui à un plaisir ? Ô mes amis, alors vous avez dit oui aussi à toute douleur. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses les unes des autres, vous les éternels, aimez-les éternellement et tout le temps : et à la douleur aussi dites : “Péris, mais reviens !” Car toute joie veut l’éternité. » Douleur et plaisir ne prouvent rien par eux-mêmes. Ils ne prouvent ni la santé, ni son absence, ni la maladie. « L’absence de douleur, voire le plaisir, ne prouvent point la santé – ni la douleur ne prouve rien contre la santé » (Le Gai savoir, 1882, 116). Ce qui est santé pour l’un peut être maladie pour l’autre, et la maladie elle-même peut avoir des vertus pour certains et être signe de vie. (« L’illogique est nécessaire à l’homme, et il en naît beaucoup de bien », Humain, trop humain). Voilà qui remet en cause le statut habituel de la souffrance comme chose à éviter à tout prix.

Le moteur de la souffrance

Au bouddhisme qui veut éviter la souffrance, et à toutes les idéologies du bonheur pour tous, Nietzsche objecte que la généralisation du bien-être entraînerait la fin des individualités et donc des génies, la fin de la « puissante énergie ». « L’humanité serait trop inerte, une fois cet État réalisé [un État “socialiste” du bien-être pour tous (note de l’auteur)] pour pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il donc pas souhaiter que la vie conserve sa violence, et que forces et énergies sauvages soient sans cesse de nouveau incitées à naître ? » (Humain, trop humain, I 235, « Génie et État idéal en contradiction »). En ce sens, la douleur, la souffrance peuvent être un moteur du génie. « L’animal le plus rapide qui vous porte à la perfection est la souffrance », dit Nietzsche dans Schopenhauer éducateur, citant maître Eckhart. L’homme ne doit ainsi pas se ménager. « Il lui faut être en état de guerre, ne ménager ni les hommes ni les choses, bien qu’il souffre lui aussi des blessures qui leur sont faites. » (idem).

Aussi Nietzsche refuse-t-il le projet bouddhiste de supprimer la souffrance. Ce projet, il le croit du reste efficace. Mais il le croit hors-sujet. « Hédonisme, pessimisme, utilitarisme, eudémonisme, tous ces systèmes qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir ou la douleur qui les accompagnent, c’est-à-dire d’après des états ou des faits accessoires, sont des vues sans profondeur et [sont] des naïvetés, que tout homme doué d’une force créatrice et d’une conscience d’artiste ne peut considérer qu’avec ironie et pitié. » (Par-delà le bien et le mal, 225). L’hédonisme n’est pas une solution. La recherche du plaisir n’est pas une voie noble. Le refus de la souffrance ne mène à rien de grand. D’un côté, avec Bouddha, nous avons « la délivrance du nirvâna » (l’extinction des désirs, et donc des peines), d’un autre côté, avec Nietzsche, nous avons l’aptitude à « vouloir l’éternel retour » (lire à ce sujet Marcel Conche, Nietzsche et le bouddhisme, Encre marine, 1997). D’un côté, nous avons la sagesse dite euphorique de Bouddha, qui fuit la souffrance, d’un autre, la sagesse tragique de Nietzsche, qui accepte la souffrance, qui est « sans doute une part essentielle de toute existence » (Fragments posthumes, XI, 360). D’un côté, la volonté de néant, d’un autre, le « oui » au monde. « La nostalgie, par exemple bouddhiste, du néant est la négation de la sagesse tragique, son contraire », dit Nietzsche (Fragments posthumes, X, 45).

Ce n’est pourtant pas la souffrance qui est bonne en soi. C’est la discipline qu’elle implique. « Tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » (Par- delà…, idem). La question est donc de savoir comment le péril, comment la souffrance ont permis à l’homme de s’élever. « Nous pensons que la dureté, la violence, l’esclavage, le péril dans l’âme et dans la rue, que la dissimulation, le stoïcisme, les artifices et les diableries de toutes sortes, que tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui chez l’homme tient de la bête de proie et du serpent sert tout aussi bien à l’élévation du type homme que son contraire. » (Par-delà le bien et le mal, 44). « Tout aussi bien ». Cela veut dire que si violence et dureté et ruse peuvent être une qualité, il n’est pas non plus exclu que leurs opposés soient aussi une qualité. Générosité, magnanimité ne sont pas à écarter de ce qui peut permettre à l’homme de s’élever. Tout est question de circonstances et de perspectives.

Pas plus que la cruauté, la souffrance n’est une valeur en soi. Nietzsche constate simplement que pour s’élever, il est souvent nécessaire de passer par l’une et par l’autre. De même, le bonheur n’est pas une valeur en soi. « Qu’est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée. » (L’Antéchrist, 2). Le bonheur souhaitable est cela : avoir plus d’énergie. Le mauvais bonheur est la satisfaction repue. Le bonheur par la puissance n’est réservé qu’à une minorité. « La caste supérieure – c’est celle du plus petit nombre – étant la plus parfaite, a aussi les droits du plus petit nombre : il faut donc qu’elle représente le bonheur, la beauté, la bonté sur la terre. » (L’Antéchrist, 57). Avoir le sentiment de sa puissance, c’est une sensation. Nous sommes loin de la pensée de Bouddha qui dit : « Qu’il n’y ait pas de sensation, cela même est le bonheur. » Nietzsche, au contraire, veut la sensation. Il la veut quand bien même serait-elle payée du prix de la souffrance, ce qui est généralement le cas.

Aujourd’hui Bouddha a triomphé de Zarathoustra

Mais quel est le drame de notre époque ? C’est qu’elle a choisi Bouddha et non Nietzsche. Le « dernier homme » a abandonné l’arc et la flèche. Il a abandonné la force, l’énergie, la guerre, et il a abandonné l’art et la musique. Il s’est rangé de la vie et de l’histoire. « Zarathoustra se mit à parler au peuple : “Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme.” » (Ainsi parlait Zarathoustra, prologue 5). Le temps du dernier homme est celui de l’homme qui n’accepte plus le chaos en lui. Il ne s’oblige plus à ordonner ce chaos. Sa vie devient une série de tiroirs. Il les ouvre et ferme à volonté. Le sentiment de la mort de Dieu lui a enlevé toute ambition. Il croit avoir inventé le bonheur. Un bonheur pour tous, à prix unique. Il veut de la chaleur. Il est prudent. Il craint de trébucher sur les pierres et de se faire mal. « Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes ! Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. » (Ainsi parlait Zarathoustra, 15).

Ainsi le bouddhisme a-t-il triomphé contre Nietzsche. Il y a pourtant des souffrances fécondes, qu’il ne faut pas fuir, répond l’auteur du Zarathoustra. Elles sont fécondes si elles favorisent la création et le beau, ou l’accroissement de soi, ou la lucidité, ou le développement de la volonté de puissance. Vouloir supprimer la souffrance ? Nietzsche ne conteste pas que la méthode bouddhiste, la suppression des désirs et de la volonté – méthode que reprend Schopenhauer – puisse être efficace. Mais Nietzsche préfère que la souffrance serve à quelque chose. Nietzsche n’a pas les mêmes valeurs que le Bouddha. Et leurs chemins sont bien différents !

Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Tome V. (Thalès de Milet Anaximandre Anaximène Pythagore Héraclite Parménide Anaxagore Empédocle Démocrite Augustin Scot Érigène Abélard Ockham Malebranche La Mettrie Holbach), La Barque d’or.

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