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Nietzsche débusque les nihilismes, même chez les écologistes

Nietzsche débusque les nihilismes, même chez les écologistes

Si le nihilisme selon Nietzsche, c’est nier l’importance des valeurs les plus hautes – les valeurs aristocratiques –, c’est aussi nier la valeur de « ce qui est ». Or, ce qui est, c’est la terre, c’est la nature. De là une présentation par certains d’un Nietzsche penseur de l’écologie, voire pionnier de l’écologie. C’est en fait, comme toujours, plus complexe que cela. C’est en même temps infiniment plus clair que toute réduction de Nietzsche à des mots d’ordre simplistes.

Nietzsche est un perspectiviste. Il faut – c’est le cas de le dire – ne pas perdre cela de vue. Il ne s’intéresse donc pas à la nature en soi. Il n’a pas la naïveté que nous pouvons penser la nature indépendamment du fait que la nature est, précisément, pensée par des humains pensants. « Que la montagne est belle », chante Jean Ferrat. Bien sûr. Elle est belle du point de vue de l’homme. Du point de vue de la nature, la montagne est. Et c’est tout. On ne peut rien en dire d’autre. « Cela est », disait Hegel.

Ce qui intéresse Nietzsche dans la nature, c’est d’abord sa diversité. C’est qu’elle permet à l’homme de se confronter et de s’impliquer dans différents climats, c’est-à-dire dans différentes modalités de paysages, de conditions de vie, de chaleur et de froid, d’humidité et de sécheresse, etc. Ce qui intéresse Nietzsche, c’est que la nature, c’est la vie. Elle n’est pas statique, elle se renouvelle continuellement. En ce sens, elle est à l’image de l’homme tel que le voit Nietzsche. Et c’est en fait l’homme qui est à l’image de la nature, si nous acceptons un moment de décentrer notre regard.

Enfin, ce que Nietzsche peut nous aider à comprendre, c’est que le nihilisme peut résider aussi dans notre rapport vicié à la nature. Ce rapport peut être perverti de plusieurs manières. Une de celles-ci peut être l’arraisonnement du monde. La nature est à exploiter sans respect et sans limites. C’est ce que dénoncent Günther Anders et Martin Heidegger. Le nihilisme peut résider aussi dans une vision catastrophiste des problèmes écologiques. « L’humanité disparaîtra. Bon débarras ! » proclame Yves Paccalet en 2007 (même s’il ne faut pas être dupe de la part de provocation de l’auteur face au spectacle bien réel du saccage de la terre). Cela amène aux positions considérant que l’homme est la cause de tous les problèmes, et qu’il faut donc cesser de nous reproduire, et surtout en Europe. Objectif : au minimum, laisser plus de place et plus de ressources pour les peuples les moins « développés », au maximum, disparaître tous ensemble.

Un prométhéisme à l’envers

Dans cette perspective de l’écologie antihumaine, le « dernier homme » de Nietzsche n’est pas seulement l’homme le plus bas, c’est aussi tout simplement le dernier qui reste avant la disparition totale de l’humanité. « Merci de fermer la porte derrière vous. » En fait, que l’on voit la terre uniquement comme une ressource à exploiter, ou au contraire comme une « nature » qu’il faut protéger en la débarrassant de l’homme, on ne comprend rien à la place de l’homme dans la nature. La terre peut supporter les pires saccages humains. Elle ne subsistera pas moins tant que le cosmos ne l’aura pas brûlée, refroidie ou désintégrée. Ce que l’homme altère par la non prise en compte de l’écologie, ce n’est pas la planète en soi, c’est notre rapport à celle-ci. C’est la terre comme pour soi. Une terre polluée, épuisée, éventrée pour la recherche de minerais, surpeuplée, est tout simplement une terre moche. Elle n’est pas moche en soi – car il n’y a pas de réflexivité de la terre par rapport à elle-même. Elle est moche pour nous. Elle est moche en fonction du regard de l’homme. Elle nous désapprend la beauté. Elle nous prive du sentiment que le monde est habité par des dieux, et pas seulement par des hommes.

Il y a ainsi deux nihilismes à éviter, et c’est ce que Nietzsche nous aide à comprendre. L’un est le nihilisme de la pure prédation jusqu’à l’épuisement de la terre. L’autre est le nihilisme du suicide de l’homme pour, soi-disant, « sauver la planète. » Un prométhéisme à l’envers, mais toujours un prométhéisme. Même voulant se suicider, l’homme se prend pour Dieu (ou surtout dans ce cas-là.) Cancel culture : culture de l’annulation. Au bout de celle-ci, et au bout du wokisme qui est sa petite sœur, il y a l’annulation de l’homme lui-même. Pour éviter ces deux nihilismes, Nietzsche nous met sur une autre voie. C’est l’inclusion de l’homme dans la nature. Nous devons respecter la nature parce que nous devons nous respecter nous-même. Respecter ne veut pas dire ne pas toucher. La nature est femme. Respecter veut dire ne pas faire n’importe quoi avec. L’homme fait partie de la nature, ce qui devrait lui interdire un rapport de simple confrontation, de seul arraisonnement. Notre regard sur la nature n’est pas naturel, il est humain. Voilà ce que Nietzsche nous aide à comprendre. Voilà ce que peut être le surhomme, qui n’est pas Superman, qui est l’homme pleinement conscient d’être le fruit de la nature, la fleur de la vie.

Des dieux et des hommes

Que nous apprend la nature ? Que la vie cherche toujours son chemin. Qu’elle résiste à ce qui la nie. C’est la néguentropie (toujours plus d’organisation. Hegel disait « toujours plus d’institutions », et cela voulait dire la même chose). L’homme n’est pas, chez Nietzsche, au centre de la nature. Nous ne sommes pas dans la Genèse : 2-15 « L’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. » 2-16 « L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : “Tu pourras manger de tous les arbres du jardin” ». Nous ne sommes pas dans le christianisme comme doctrine (même si nous sommes en partie dans sa civilisation, que nous le voulions ou non). Nous sortons de l’anthropocentrisme, ou du théocentrisme, ce qui revient au même (le théocentrisme étant toujours un monothéisme). Avec Nietzsche, l’homme fait partie du jardin. Il ne saurait y tenir sa place sur la base d’une opposition entre la cité terrestre et la cité de Dieu, à la manière d’Augustin d’Hippone : « Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la Terre, [et] l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. » Nietzsche se situe résolument hors de ce schéma dualiste (et castrateur). Tout au contraire de cette opposition, l’homme doit mettre du sacré sur la terre et dans le monde, un sacré qui est tout autre chose que la religiosité déviante des monothéismes (qu’ils soient égalitaires et universalistes, ou suprématistes). C’est là ce que Nietzsche a voulu nous dire. Et ce dont il a témoigné par son dernier geste de vivant : embrasser un cheval souffrant. Son dernier geste : un geste d’amour de la vie.

Ni la terre, ni l’homme ne doivent être ramenés au néant. L’idolâtrie de la terre doit être refusée, tout comme l’auto-idolâtrie d’un homme repus et satisfait. (L’homme « auto-thé », dit Péguy dans Zangwill, 1904). On aura reconnu le « dernier homme » du Zarathoustra de Nietzsche. Tout comme il faut nous refuser à l’idolâtrie d’un Dieu méchant et tyrannique, il faut repeupler nos imaginaires de dieux gardiens des secrets de la nature, et ceux-ci vont des profondeurs de la terre-mère aux plus lointains des cieux.

Derniers ouvrages parus de Pierre Le Vigan :

La planète des philosophes. Comprendre les philosophes II, préface d’Alain de Benoist, Dualpha francephi.

Comprendre les philosophes, préface de Michel Maffesoli, Dualpha

Nietzsche et l’Europe, Perspectives Libres éditions

Éparpillé façon puzzle. La politique de Macron contre le peuple et les libertés PL éditions

Métamorphoses de la ville. De Romulus à le Corbusier, La Barque d’or

À paraître : Avez-vous compris les philosophes ? Tome V (avec un ensemble sur les présocratiques), La barque d’or

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