Les journalistes n’aiment guère les Gilets jaunes, et réciproquement. Dans ces deux univers antagonistes, Nicolas Vidal fait figure d’exception. C’est un Gilet jaune avec une caméra, un micro et une carte de presse. Il n’appartient à aucune rédaction, à aucune coterie. C’est un indépendant, comme quantité de Français qui campaient sur les ronds-points. Il y était d’ailleurs.
Peu d’observateurs connaissent aussi bien que lui cette France d’en bas, d’à côté, d’au loin. Cela fait longtemps qu’il en prend la température, qu’il en partage les colères, qu’il en confesse le mal-être. Putsch Media, sa chaîne, en est à la fois le sismographe, qui enregistre tous les tremblements, et la caisse de résonnance, qui amplifie le désespoir de cette « France qui déclasse », comme l’a appelée Pierre Vermeren : celle des « fins de mois », des impayés, des crédits qui s’accumulent. Elle a trouvé en lui un de ses avocats les plus convaincants, mordant en diable, qui pousse ses coups de gueule punchy et tonitruants au klaxon – le clairon de la France périphérique.
Contre la résignation
Ce n’est pourtant pas à elle qu’il s’adresse aujourd’hui dans le libelle qu’il vient de publier chez Putsch Media, Lettre aux autruches et aux tubes digestifs, mais au ventre mou de la population : les abstentionnistes, les endormis, les passifs. Difficilement mobilisables, parce qu’« archipélisés », parce qu’atomisés, parce que préservés (jusque-là). Chacun dans sa bulle, chacun replié dans la sphère privée. Autant d’autruches plongés dans leurs écrans et de tubes digestifs somnolents qui n’ont pas cru bon d’enfiler la chasuble jaune, tant ils se croyaient à l’abri du déclassement. Or, le déclassement les menace désormais, à vitesse accélérée. Ils ne sont certes pas à la rue, mais ils devraient y être, dans la rue, ou plutôt sur la route – car dans la France périphérique, c’est la route qui se soulève. Qu’est-ce qui les retient de rejoindre la grogne des agriculteurs, des routiers, des boulangers, des Gilets jaunes ? La résignation ?
Il y aurait une histoire de la résignation et de la désertion politique à écrire, de l’à-quoi-bonnisme, du je-m’en-lave-les-mains, du je-me-tamponne-le-coquillard. L’historien Albert O. Hirschman l’a fait en son temps, avec Bonheur privé, action publique (1982), un classique où il passait en revue les cycles de colère et de passivité, d’engagement et de désengagement. Hirschman expliquait le repli sur soi par la déception qui ne manque pas de naître des grandes colères populaires, dont les résultats sont rarement à la hauteur des espérances. Problème : on ne sache pas que les autruches et autres tubes digestifs, que Nicolas Vidal épingle (et interpelle), ne se soient jamais révoltés. Hier gavés, aujourd’hui sevrés, demain résignés ? C’est une telle perspective que Nicolas Vidal cherche à conjurer. Le malheur privé doit logiquement déboucher sur une (ré)action publique. On commence par renverser les panneaux et on finit par renverser les gouvernements.