T-shirt « Martin Luther King » moulant, gants et béret noir vissé sur la tête, Moussa était prêt à se rendre à la manifestation contre la « police tortionnaire et la France colonialiste » organisée par la FOFPLB (Fraternité On Fera Payer Les Blancs). Traversant le salon de l’appartement familial de Courbevoie, sa mère l’interpella :
– Mais qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ?
– C’est l’uniforme de nos frères américains des Black Panthers ! répondit Moussa avec fierté.
– De quoi ? Quels frères ? On n’a aucune famille là-bas, rétorqua sa maman.
– Tous les Noirs sont frères ! s’exclama alors Moussa en brandissant le poing.
– Même les Hutus et les Tutsis ? interrogea Aminata, sa petite sœur, qui lisait dans un fauteuil en arborant un sourire malicieux.
Moussa haussa les épaules et quitta les lieux en claquant la porte. De toute façon, cette sale gamine était perdue pour la cause, elle ne pensait qu’à étudier pour intégrer le système de l’oppresseur et n’avait aucune conscience raciale. Elle avait même poussé la trahison jusqu’à sortir avec un petit Blanc. Fort heureusement, lui et ses potes de la FFPLB avaient expliqué à l’impudent Babtou que cette idylle était impossible. Une arcade fendue et deux dents cassées avaient remis le descendant de marchands d’esclaves à sa place.
« Salauds de Blancs »
Moussa lui non plus n’avait pas toujours été le militant conscient d’aujourd’hui. Longtemps, il avait préféré traîner en bas des immeubles à fumer des joints en écoutant du rap avec sa petite bande de zonards. De temps en temps, ils faisaient des descentes à Paris pour racketter les fragiles boloss des bahuts bourgeois. Il n’avait certes pas délaissé totalement cette activité mais c’était dorénavant un acte révolutionnaire de réappropriation économique. Autrefois, il pensait qu’il volait, désormais il savait qu’il ne récupérait que son dû, vengeant, à quelques siècles d’intervalle, ses ancêtres spoliés.
La révélation avait eu lieu en tombant par hasard, en zappant frénétiquement comme à l’accoutumée, sur une émission de France 2 où deux belles faces de craie, un sociologue et un « responsable d’association », expliquaient le « racisme structurel » de la société française et la « discrimination systémique » qu’il entraînait. Il n’avait certes pas compris tous les mots du discours, mais avait saisi l’essentiel. Enfin, tout s’éclairait. Son échec scolaire, son absence de petite amie, son addiction à la drogue et au porno, son ennui lancinant… tout cela n’avait qu’une seule cause, un seul responsable : le blanc raciste et néo-colonialiste qui maintenait volontairement les « minorités » dans une odieuse précarité.
Depuis ce jour, il s’était lancé dans un activisme débordant auprès de la FOFPLB. Cette agitation, qui tournait régulièrement à l’affrontement avec les forces de l’ordre, avait rapidement inquiété ses parents qui « ne voulaient pas d’ennuis » et craignaient de perdre leurs allocations, voire l’appartement HLM qui leur avait été octroyé par la mairie. Pour tenter de calmer le nouveau Malcom X, on lui avait alors fait rencontrer le cousin Assane, fierté de la famille, qui était devenu cadre supérieur dans une grosse société d’informatique sise à la Défense. Hélas, l’entrevue s’était fort mal passée, Moussa traitant Assane de « Bounty », de « vendu » et de « collabo » après à peine quelques minutes de discussion. Pour lui, c’était très clair, il était impossible de s’en sortir, voire de réussir, dans la société tenue et organisée par les Blancs, et ceux qui y parvenaient ne pouvaient être que des « salauds » passés à l’ennemi.
« Mets-toi à genoux et demande pardon »
C’est donc une nouvelle fois la rage au ventre qu’il se rendait à la manifestation dont le départ était prévu place de la République. À l’entrée de la station RER, il croisa Frédéric, un blondinet chétif ancien condisciple de lycée, qui arborait un t-shirt « Black Lives Matter ».
– Qu’est-ce que tu fous avec ça ? demanda Moussa.
– Ben je vais à la manif contre les violences policières et le racisme endémique…
– T’as rien à y foutre ! maugréa Moussa, de plus en plus excité et nerveux.
– Ben pourquoi, je suis solidaire des minorités opprimées…
– Ah ouais, ben dans ce cas, mets-toi à genoux et demande pardon… intima Moussa qui tremblait maintenant d’une colère à peine contenue.
Encore plus pâle qu’à l’ordinaire, Frédéric balbutia :
– Mais… mais… pardon pourquoi ?
– Pour tes privilèges de blanc, pour les crimes de tes ancêtres ! postillonna alors Moussa, les poings serrés, prêt à frapper.
Terrorisé, Frédéric s’apprêtait à s’exécuter quand une voiture de police s’arrêta à leur niveau.
– Encore sauvé par la flicaille raciste ! hurla Moussa avant de s’enfuir vers les quais du RER.
Dans la voiture, les trois fonctionnaires – deux Arabes et un Antillais – se regardèrent interloqués.