ÉLÉMENTS. Il me semble, cher Michel Orcel, qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que votre arc a plusieurs cordes. Vous n’êtes pourtant pas un homme dispersé. Qu’est-ce qui unit vos nombreuses activités, ces si diverses expressions de votre personnalité ?
MICHEL ORCEL. Je pourrais en effet aligner de nombreuses vies : rewriter, traducteur, critique lyrique, journaliste mondain, maître de conférences à l’Université, psychanalyste, éditeur… Mais, si l’on passe sur cet apparent désordre, le cœur de ma vie bat dans la littérature, la poésie, la langue et la musique – dans la beauté, devrais-je dire. Il y a souterrainement quelque chose qui unit toutes mes passions créatrices : écriture, édition, traduction, psychanalyse. Tout y est affaire de langue, d’herméneutique et de transmission. Et puis une curiosité insatiable n’a cessé et ne cesse de me nourrir, curiosité qui m’ouvrit naguère des champs imprévus, comme l’islamologie ou l’emblématique.
ÉLÉMENTS. Le grand public cultivé vous connaît surtout comme traducteur de l’italien. On vous doit notamment une traduction de référence de la Divine Comédie mais également des Canti de Leopardi, du Roland furieux de l’Arioste et de la Jérusalem libérée du Tasse. Comment avez-vous rencontré la langue et la culture italiennes ?
MICHEL ORCEL. Je passerai sur les soubassements inconscients de ce tropisme et même sur les origines nissardes de ma famille paternelle ; je dirai que, face au français, admirable langue, mais corsetée depuis le XVIIIe (Leopardi admirait le français d’Amyot, comme nous jouissons, nous, de l’inventivité de Montaigne, de Marot et de tant d’autres) et marquée par une certaine monotonie accentuelle, l’italien m’est vite apparu comme un contrepoids sensuel, musical, libérateur. Je ne l’écris guère (si ce n’est pour ma correspondance), mais j’éprouve toujours une joie physique à le parler. Quant à mes traductions littéraires, que je range dans mon « œuvre », elles ont toutes répondu à un tripleappel : les terribles carences de l’édition française, d’abord ; la grandeur de ces ouvrages ensuite ; enfin la passion qu’ont allumée en moi la beauté désespérée des poésies de Leopardi, la grâce virile de Foscolo (mi-Chénier mi-Höderlin), les merveilles narratives de l’Arioste et la prodigieuse audace de la langue du Tasse, enfin l’expérience à la fois linguistique et mystique de Dante.
ÉLÉMENTS. Que devez-vous à l’Italie ? Comment la fréquentation du monde transalpin a-t-elle marquée votre esprit ?
MICHEL ORCEL. Que ne doit-on pas à l’Italie ? Pour moi, des jouissances inépuisables, tant matérielles que spirituelles, une cordialité jamais démentie, des amitiés profondes et généreuses, une gaîté que la France a perdue depuis longtemps. Sans parler d’une reconnaissance pour la validité de mes travaux et de mes découvertes, qu’il s’agisse de littérature (Langue mortelle) ou d’opéra (Verdi. La vie, le mélodrame). Mais la joie et la beauté ne doivent pas occulter la profondeur souvent pessimiste d’une pensée italienne trop longtemps méconnue chez nous : de Vico à Ceronetti, ce Cioran italien, en passant Giuseppe Rensi et naturellement Leopardi. Du reste, j’ai intitulé un de mes livres Italie obscure dans lequel j’ai montré « la défaillance de l’illusion » qui, depuis la Renaissance jusqu’à Verdi, forme le revers de ce paradis.
ÉLÉMENTS. Albert Camus prétendait que la frontière entre la France et l’Italie était illusoire et que les deux pays avaient trop de points communs pour ne pas finir par former une communauté de destin, de sensibilité et de culture. Que pensez-vous de cette affirmation ?
MICHEL ORCEL. Malgré mon respect pour Camus, cette idée me paraît vraiment… absurde ! L’Italie a gardé de puissantes spécificités régionales, historiques, culturelles. Il n’est que de penser à la partition Nord-Sud, toujours aussi sensible, et à l’usage encore massif des dialectes dans la péninsule. Dans l’immédiat après-guerre, 50 % des Italiens ne parlaient toujours pas la langue nationale ! Malgré l’empreinte napoléonienne, le centralisme piémontais et l’expérience fasciste, l’Italie n’a connu par bonheur ni le rouleau compresseur jacobin ni les hussards noirs de la IIIe République. Et – comme vous l’imaginez déjà, me connaissant un peu –, je ne souhaite en aucune manière que la France et l’Italie se rapprochent au point de perdre leurs forts particularismes. Rien ne me désole plus d’ailleurs que cet effacement des frontières européennes qui ne lient les peuples que par des signes illusoires, formels et vulgaires : la monnaie, la mode, le marché.
ÉLÉMENTS. Les Mémoires que vous venez de publier nous découvre aussi bien votre parcours intellectuel que spirituel. Vous avez souvent suivi des des voies divergentes par rapport aux orthodoxies de l’époque. Votre non-conformisme est viscéral et ne manque pas d’une certaine allure dandy, mais surtout, il me semble, vous refusez « ces pensées toutes faites qui cherchent à épuiser la réalité » selon la formule de Charles Péguy. Vous êtes assurément un homme de foi mais avez-vous des certitudes ? N’êtes-vous pas rétif à cette mise aux normes de la réalité – et de la Vérité – qui est l’un des écueils de la modernité philosophique et théologique ?
MICHEL ORCEL. Permettez-moi de récuser le terme de dandysme ; celui de non-conformisme, en revanche, me convient. Je me suis souvent rebellé, je me rebelle encore tous les jours, et ma quête d’une certitude, sinon d’une vérité, a nécessairement dépendu de mon développement affectif et intellectuel. Plus qu’homme de foi, je suis homme de passion et, comme vous le dites si bien, je refuse les idées toutes faites et les polices de la pensée. D’un point de vue spirituel, ma passion (c’est-à-dire, probablement, l’inextinguible soif d’unifier affect et intellect) m’a poussé, après une longue période d’athéisme, à retrouver l’Un à travers l’islam, puis – par une conversion plus profonde – le christianisme, dans lequel j’étais né, mais qui fut alors étayé par la pensée de Claude Tresmontant et de René Girard, et enrichi par la lecture ou la redécouverte de grands spirituels (Maître Eckhart, Angèle de Foligno, François de Sales…). D’un point de vue politique, je ne vous cache pas que je suis tout à fait désespéré. Monarchiste, sans doute, mais sans illusion et loin de tout maurrassisme. Il faudrait pouvoir unir la force symbolique et pérenne du souverain à une démocratie réelle ; mais notre pays est si mal en point, notre personnel politique si corrompu, notre peuple si abêti, notre aveuglement si grand face aux lobbies qui nous dirigent (voyez l’invraisemblable élection de Macron et notre servitude face à une Europe technocratique dont les Français ne voulaient pas), que tout me semble perdu. Traverser notre pays est devenue une source de désolation : villages déserts, centres commerciaux hideux, « fiertés » grotesques, laideurs des aménagements urbains, disparition de la vieille politesse, la liste serait interminable…
ÉLÉMENTS. La littérature, et particulièrement la poésie que vous pratiquez et publiez, est-elle pour vous aussi une voie de connaissance ?
MICHEL ORCEL. A coup sûr, la littérature et la poésie sont des moyens non rationnels d’accéder à la connaissance. Pensez à Balzac ou à Dostoïevski : bien avant Freud, il y a chez ces auteurs des analyses psychologiques ou sociales d’une extraordinaire acuité. Pensez à l’humanité de Dante ou aux fulgurations anthropologiques de Leopardi. Plus près de nous, pensez aux mondes d’Edith Wharton ou à la triste et merveilleuse Carson McCullers. Mais la connaissance spirituelle n’est pas loin non plus, qu’il s’agisse de Dostoïevski, de Péguy, de Bernanos ou des poètes néo-platoniciens de la Renaissance.
ÉLÉMENTS. On croise dans vos mémoires André Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, Cioran, Jean Starobinski ou Philippe Jaccottet, figures éminentes d’un monde littéraire qui semble aujourd’hui aussi lointain que l’Italie de la dolce vita. En êtes-vous nostalgique ? Que s’est-il passé pour que cet « ancien régime » disparaisse aussi rapidement, qu’il se dissolve en quelques décennies ?
MICHEL ORCEL. La France littéraire est dans un piètre état et les grands éditeurs (Gallimard, Grasset et Cie) ne font certainement rien pour la relever. On l’entend souvent dire : « Désormais tous les Français écrivent… mais plus personne ne lit ». Ce n’est que trop vrai. Ajoutons que la doxa étatique, à travers l’Éducation nationale et les établissements publics (le CNL, les Agences régionales du livre), pousse à la roue. C’est ainsi que, par démagogie, on a élevé la BD au rang de « roman graphique ». Je ne méprise pas du tout ce genre. Comme tout le monde, j’adore Tintin et Astérix, et j’ai précieusement conservé le Kama sutra de Manara que m’offrit jadis en plaisantant une de mes étudiantes… Mais enfin ce n’est pas là de la littérature : l’idée même que l’image est le support du texte annihile l’essence littéraire de ce genre. – Pour revenir à votre question, Yves Bonnefoy ou Mandiargues ont eu des successeurs, mais il faut être curieux pour les découvrir ; Cioran également, si l’on pense à Philippe Muray ou à Mario A. Rigoni en Italie. Si les mauvais traducteurs pullulent (des « malfaiteurs » en poésie, dixit Philippe Jaccottet), les bons ne manquent pas. Quels critiques ont pris la suite de Jean Starobinski ou de Jean-Pierre Richard ? Là, en effet, on bute sur une carence éditoriale. Je vois quelques amis qui en approchent la grandeur et la subtilité : Christian Doumet ou Pierre-Emmanuel Dauzat par exemple, mais qui les connaît ? Qui les lit ? Le problème n’est pas tant dans la génération que dans l’avilissement de notre culture.
ÉLÉMENTS. Politiquement, on vous collerait difficilement une étiquette. Vous vous dites monarchiste, vous êtes un homme de tradition et vous récusez la plupart des idoles progressistes. Mais c’est peu dire que vous ne vous reconnaissez pas dans la droite actuelle, qu’elle soit populiste, conservatrice ou libérale. Quelles maîtres, écrivains ou philosophes, inspirent votre singulière position politique ?
MICHEL ORCEL. Le mode de pensée actuel est devenu tout à fait binaire. Dénoncez une certaine islamophobie savante de la part de l’Église, et l’on vous taxe de christianophobie ! Dites froidement que l’immigration incontrôlée est source, non seulement d’incivilités, comme on dit poliment, mais de meurtres et de désordres inouïs, et vous voilà islamophobe !… Moi, je me sens transversal. – Dans ma jeunesse, j’ai lu Maurras, indéniable intelligence mais qui s’est égaré dans une vision absolutiste de la monarchie (je n’en garde pas moins en tête cette belle phrase de lui : « Les libertés ne s’octroient pas ; elles se prennent ! ») et, bien pire, dans une demi-collaboration. Il y a bien plus à prendre aujourd’hui chez Péguy, Soljenitsyne, ou Bernanos, dont j’ai publié un magnifique inédit (L’Esprit européen contre le nouveau monde totalitaire). Les théologiens, les philosophes ont aussi beaucoup à nous apprendre sur la cité… Quant au monde politique d’aujourd’hui, je suis frappé par l’espèce de négligence, voire de mépris, que la droite conservatrice manifeste pour l’écologie. Il me semble pourtant que la première tâche des conservateurs est de conserver ! Et conserver d’abord « ce monde que les dieux nous ont donné comme demeure et comme patrie pour que nous l’ayons en commun avec eux » (Cicéron, De re publica, XIII, 19). Les libéraux, quant à eux, nous ont fait le merveilleux cadeau d’une Europe où de prétendues élites gouvernent des gens qui ne les ont pas élus. Les libéraux sont très libéraux envers eux-mêmes, mais peu disposés à défendre la liberté de ceux qui n’ont pas leurs acquis… La droite populiste m’est beaucoup plus proche, mais le RN a trahi plusieurs de ses principes originels, notamment une politique arabe qu’il partageait avec De Gaulle. Qu’il ait renié publiquement sa judéophobie est un geste à saluer, mais c’est avec un effarement amusé que j’ai vu Jordan Bardella se rendre à Jérusalem pour faire allégeance à la droite israélienne…
ÉLÉMENTS. Vous avez fondé en 2015 les éditions ARCADES AMBO [petites cap.] où vous publiez, notamment, des auteurs connus de nos lecteurs tels Michel Marmin, Jacques Sommer et Yves Lepesqueur, et des classiques négligés par l’édition de masse (Leopardi, Senancour, D’Annunzio), mais aussi des textes oubliés ou méconnus. Sans être clandestine, la maison ARCADES AMBO est confidentielle. La qualité est-elle désormais vouée à la confidentialité ?
MICHEL ORCEL. Les « grands éditeurs » sont de devenus de simples figurants de la société du spectacle. Voyez désormais les catalogues de Grasset ou de Gallimard ! Des objets formatés, politiquement corrects, et sans aucune valeur littéraire ! Patrice Jean, dont l’indéniable talent a changé le paysage romanesque (L’Homme surnuméraire, La Poursuite de l’idéal), est désormais exclu de Gallimard parce qu’il dénonce trop de vérités désagréables ! Matthieu de Boisséson, génial auteur, vient de subir le même sort dans la même maison (où il publiait jusque-là) parce que son manuscrit heurte la nouvelle sensibilité qui y règne… En cherchant bien, vous trouverez toujours en librairie quelques bonnes lectures ; mais désormais l’essentiel se passe ailleurs : dans les maisons indépendantes, sur les sites littéraires. ARCADES AMBO [petites cap.] est une maison discrète, confidentielle même, si vous voulez, mais son aura et son lectorat s’étendent de jour en jour. Presque tous nos grands titres sont épuisés, et notre regret est de manquer de fonds pour réaliser des tirages plus importants. Ajoutez à ça que la Poste a saboté notre diffusion à l’étranger et, en France même, est devenue inabordable : nos frais de port représentent désormais presque 30 % du prix public d’un ouvrage ! J’en profite pour dénoncer la destruction de ce service public, qu’on veut rendre rentable mais sans l’ouvrir à la concurrence… En somme, parions sur la modestie. Le monde futur appartiendra aux justes et aux petits…
Michel Orcel, Mémoires écrits sur l’eau, ARCADES AMBO, 640 p, 33 euros.