ÉLÉMENTS. Dans Les Bibliophiles, vous écrivez que la littérature vit des « heures sombres » ; pourquoi avoir choisi de créer une chaîne YouTube sur cet art, que beaucoup considèrent en déclin, et une maison d’édition ?
LE HUSSARD : Je ne suis pas certain qu’il y ait un déclin de la littérature. Je dirais plutôt « une éclipse ». Le lectorat potentiel est toujours là, comme à chaque génération ; mais il s’ignore, faute de médiateurs culturels dignes de ce nom. L’école ne joue pas son rôle (qui est de toute façon ingrat, reconnaissons-le), les réseaux sociaux accaparent l’attention de tout le monde et la vie urbaine ne laisse pas volontiers le temps de se concentrer sur de belles lectures. Pourtant, la lecture reste nécessaire ; et les gens – au moins inconsciemment – le savent.
« Le Hussard » est d’abord né d’un constat : il n’y avait pas, sur internet, de contenu digne de ce nom sur la littérature. L’offre se limitait à des chaînes « booktube young adult », à des vidéos mal travaillées ou à des contenus datant de plusieurs années. Dans ces conditions, comment se plaindre que les gens ne se tournent pas vers la grande littérature ? En somme, il y avait un défi à relever : je l’ai relevé. La littérature est un sujet qui me passionne depuis des années, et je savais que je pourrais en parler sans me lasser, tout en apportant quelque chose de neuf aux spectateurs. Et quand je vois leurs retours, je sais que je ne me suis pas trompé !
Quant à La Giberne, la maison d’édition adossée à la chaîne depuis 2023, sa création était présente dans mon esprit dès le lancement du « Hussard ». L’idée était d’aller encore plus loin en montrant aux gens que non seulement l’intérêt pour la grande littérature n’est pas mort, mais que les grands auteurs contemporains sont aussi parmi nous : ils ont seulement besoin d’un canal pour s’exprimer, loin des normes éditoriales étouffantes, consensuelles et interchangeables de trop nombreuses maisons actuelles ! L’esprit de La Giberne, finalement, c’est de dire aux gens : « vous aimez la littérature ? Vous cherchez de bons auteurs ? Vous voulez encourager la création littéraire moderne et audacieuse ? J’ai ce qu’il vous faut ! » Et c’est un honneur de voir que tant de gens, avec bonheur, ont répondu à mon appel !
ÉLÉMENTS. Dans votre livre, les références littéraires sont innombrables et vos chapitres ont des noms de romans, de Céline à Musil, de Giono à Gary. Quelles sont vos influences littéraires et intellectuelles ?
LE HUSSARD : Oui, vous avez remarqué que Les Bibliophiles utilise les titres de grands romans pour nommer ses chapitres, avec souvent un ton ironique ou sarcastique. Mais attention : tous les romans que je cite ne sont pas des bons romans ou des textes incontournables à mes yeux. J’ai déjà exprimé publiquement mon mépris profond de L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre par exemple. En revanche, je suis assez admiratif – sur la forme – des grands auteurs du XIXe siècle : Victor Hugo bien sûr, mais aussi Stendhal, Balzac, Dumas, Musset ou même Rostand. Côté XXe, j’aime bien sûr Céline ; mais ma passion, avant tout, ce sont les auteurs qui ont du souffle : Giono, Nimier, Hemingway, Yourcenar, Kessel, Bernanos, Gary, Bloy, Ayn Rand… En réalité, la liste est trop longue pour que je puisse tous vous les citer ! Un des avantages avec une chaîne YouTube comme la mienne, c’est qu’on découvre et redécouvre en permanence des auteurs de génie ! L’exercice un peu scolaire qui consiste à nommer tous ses maîtres devient donc rapidement intenable !
Et idem pour la formation intellectuelle. Je pourrais bien sûr vous citer Tomasi di Lampedusa pour la philosophie politique du Guépard, Kafka pour sa dénonciation de la bureaucratie, Victor Hugo pour son génie de la rhétorique, Ayn Rand pour sa défense de l’individu… Mais encore une fois, la liste est trop longue ! Et encore, vous noterez que je n’ai pas cité là « d’authentiques » philosophes, comme Marc-Aurèle, Nietzsche ou encore Spinoza.
ÉLÉMENTS. Les Bibliophiles reprend le thème d’Illusions perdues en transposant une histoire balzacienne à notre époque. Le héros – Matthieu – commence son parcours en jeune idéaliste mais, au fur et à mesure de ses échecs, va se compromettre dans des ambitions bassement commerciales. Pourquoi avoir choisi d’écrire sur l’édition française ?
LE HUSSARD : C’est un milieu dans lequel j’évolue depuis maintenant plusieurs années. J’ai la chance, durant ce laps de temps, d’avoir expérimenté beaucoup de situations différentes au sein de l’édition française. J’ai été libraire ; j’ai travaillé dans une grande maison ; j’ai fait du livre de poche ; j’ai publié des textes universitaires de référence ; j’ai accompagné des romanciers… Tout cela m’a amené à mesurer combien ce petit milieu peut être rempli de compromissions et de contradictions. C’est un environnement qui me fascine, et qui fascinera aussi – je pense – tous ceux qui s’y intéresseront. Alors quand j’ai appris l’existence – absolument véridique – de l’élément central du roman (je n’en dis pas plus pour ne pas divulgâcher, mais il s’agit d’une histoire de malversation et de gros sous), je me suis dit qu’il était temps de prendre la plume ! À ma connaissance, c’est la première fois qu’un éditeur se permet un roman avec une telle liberté de ton sur ce milieu… Depuis le XIXe siècle !
ÉLÉMENTS. Dans votre roman satirique, le milieu de l’édition, la jeunesse bourgeoise écervelée, les lourdeurs administratives de la « République populaire de paperasserie occidentale » sont moqués ; est-ce le fuit de vos observations ?
LE HUSSARD : Tout à fait ! Mais attention : l’édition française est un milieu infiniment complexe et il faut se garder de tout jugement trop définitif. Toutefois, j’ai eu l’occasion – à de multiples reprises – de noter combien les grandes maisons sont paralysées par la bureaucratie, et combien les petites sont entravées par les modalités d’exploitation commerciales du livre, notamment auprès des libraires. Concrètement, les diffuseurs et libraires – aujourd’hui – captent pour leurs profits entre 50 et 60% du coût d’un livre, ce qui étrangle nombre d’éditeurs indépendants, tout en les enterrant vivant sous une montagne de paperasses et d’obligations fiscales. Et si on pourrait penser que la situation est meilleure dans les grandes maisons, ce n’est pas si évident que cela. Là-bas, l’extrême division des tâches entre postes et services peut vite mener à une surspécialisation des salariés : plus personne n’a de vision globale sur le livre, et plus personne ne voit plus loin que sa petite tâche personnelle. C’est fort malheureux ! Et encore : je n’ai pas encore parlé de l’impact calamiteux des subventions, ou du rythme ahurissant de travail dans ces structures à l’équilibre économique toujours fragile !
Les Bibliophiles est un roman inspiré de mon vécu, mais aussi documenté par une myriade d’anecdotes que j’ai glanées auprès de professionnels du livre. C’est un texte qui n’est pas un roman à clef, mais qui permet vraiment – en tout cas c’est son but – de faire entrevoir ce milieu et mesurer sa densité au néophyte que les grandes maisons intriguent. Bien sûr, c’est un roman, donc les différents éléments restent fictifs et on force parfois le trait par plaisir de la plaisanterie, de la caricature ou du ton pamphlétaire, mais la toile de fond – encore une fois – c’est bel et bien la réalité de ce milieu.
ÉLÉMENTS. Les vidéos les moins intelligentes, qui surfent sur l’actualité immédiate, sans profondeur ni travail de recherche, pullulent et fonctionnent très bien sur YouTube ; a contrario celles qui ont une profondeur intellectuelle ont un nombre de vue limité. Comment sortir les gens du divertissement perpétuel ?
LE HUSSARD : Vous posez LA question à un million d’euros ! Effectivement, comme je le disais, les réseaux sociaux et l’actualité emprisonnent les spectateurs aujourd’hui. Alors comment les libérer ? Comment les obliger à relever le nez et à le plonger dans un bon livre ? Le parti pris du Hussard a toujours été le suivant : partir d’un phénomène d’actualité ou de société, le rattacher à une œuvre littéraire et montrer, à la fois en quoi celle-ci éclaire le présent, et combien ses qualités intrinsèques dépassent la petite actualité. Pour résumer, c’est presque une technique de pêcheur : on prend les gens dans le filet de l’actualité, du « clash » et des débats sur la société française, et on les tire de force vers la grande littérature ! Platon et sa caverne, vous le noterez, n’auraient pas rêvé mieux !
Chaîne YouTube : @LeHussard
Mathias Kessler, Les Bibliophiles, La Giberne, 316 p., 24,50€