Au moment où des édiles français proposent de changer le nom d’un lycée nommé Soljenitsyne parce qu’il est russe — savent-ils seulement quel dissident a été Soljenitsyne ? — au moment où la propagande se déchaîne jusqu’à désigner coupables ceux qui cherchent seulement à comprendre les raisons de l’invasion russe de l’Ukraine — essayer de comprendre, c’est déjà être complice ! — encore et encore, revenons-en à Machiavel. Chercher la verita effettiva de la cosa , voilà la seule ligne que tout élu, tout stratège plus encore, devrait adopter. Et si nous essayions de regarder ce qui est, au lieu de nous remplir de bonne conscience en proclamant ce qui devrait être ?
Un enjeu qui va au-delà des populations russophones
La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine n’a plus pour enjeu la sécurité des populations russophones du Donbass et d’ailleurs, ni le respect de leurs droits, tels qu’ils étaient prévus dans les accords de Minsk. Nous en sommes loin. Ce que le pouvoir russe s’obstine à nommer « opération » est devenu une guerre à signification mondiale, qui échappe largement à la Russie elle-même. Tel qu’il se dessine avec une précision croissante, l’enjeu est la fin de la domination anglo-américaine sur le monde. Cette domination s’exerce aujourd’hui à travers le monopole du dollar dans les transactions internationales, à travers le monopole des marchés de la City de Londres, de Wall Street et du Nasdaq aux États-Unis, plus encore d’une financiarisation insoutenable de l’économie mondiale, et par une instrumentalisation constante des prétendues « institutions internationales » par la tribu anglo-américaine, l’Union européenne n’y échappant pas.
Cette domination se justifie par une prétention arrogante à détenir le « Bien » et à faire le Bien du monde sans lui, voire contre la volonté exprimée des peuples. Cette domination explique le : « deux poids, deux mesures » qui, par exemple, dispense de toutes sanctions et de tout embargo les puissances coupables des agressions sans mandat des Nations-Unies contre la Libye (le mandat se limitait à la protection de Benghazi), contre l’Irak ou les complices des terroristes islamistes, par exemple en Afghanistan (la CIA contractant avec Ben Laden à Peshawar) ou en Syrie (l’invention britannique des « Casques Blancs »), et paralyse toute enquête sur la responsabilité américaine dans les pandémies échappées des laboratoires sous son contrôle, dans vingt-cinq pays, en Ukraine comme en Chine, en Bulgarie comme en Géorgie ou au Kazakhstan — et à Wuhan.
Sujet majeur ; des Nations représentant 3 milliards d’habitants exigent du Conseil de Sécurité de l’ONU une enquête indépendante, qu’une administration américaine en panique refuse, mais que le sénateur Rand Paul appelle, incarnant ce peu qui demeure de liberté en Amérique. Et elle explique un fait constaté, de Dakar à Delhi et de Téhéran à Pékin ; 8 milliards d’êtres humains qui sont autant de citoyens d’une Nation, d’héritiers de cultures et de civilisations toutes différentes, liés par leur identité collective et par cette liberté qui s’appelle souveraineté, ne seront pas conduits par cinq ou six cents millions de protestants arrogants et désormais, ignorants. Ajoutons notre lecture à l’emploi à deux reprises des missiles hypersoniques par la Russie ; la cause est entendue, et la sentence est sans appel. Les militaires ont entendu le message. Les mercenaires aussi, qui quittent l’Ukraine quand ils le peuvent.
L’économie compte
Le dirigeant historique de la Malaisie, Mohammad Mahathir, l’avait déclaré ; « l’Occident a tout pour être heureux, pourquoi veulent-ils vivre au-dessus de leurs moyens ? » Déclaration modérée, venant du dirigeant d’un pays un temps ruiné par l’attaque organisée par Georges Soros et ses complices contre le ringgit, la monnaie malaise. Saturé par la propagande à quoi se réduit la prétendue « économie » libérale, les Occidentaux ne mesurent pas à quel point l’aisance qu’ils croient devoir à leur travail, leurs entreprises et au génie de leurs dirigeants doit une part décisive au monopole du dollar. À de très rares exceptions près, le prix de toutes les matières premières qui comptent est libellé en dollar, et les marchés à terme de Chicago font les cours des céréales comme celui de Londres manipule les prix de l’or. À de très rares exceptions près, toute grande entreprise poursuivant une croissance mondiale cherche à lever des capitaux sur les marchés américains, à se faire coter sur ces marchés, et utilise les services de banques, d’auditeurs et de consultants américains — sans se rendre compte qu’elle tombe sous le coup des lois américaines.
Faut-il l’écrire au passé ? Il faut l’écrire au passé. En faisant disparaître quelques semaines Jack Ma, le milliardaire fondateur d’Alibaba au moment de l’introduction en Bourse de sa filiale, Ant, le gouvernement chinois a fait savoir que l’argent ne gouvernait pas la politique de la RPC. En négociant avec la Russie un contrat d’approvisionnement d’énergie à bon compte, en rouble contre roupie, l’Inde envoie un signal que renforce la décision des Émirats arabes unis de vendre du pétrole en yuan, hors dollar — au moment même où le nouveau maître des destinées de l’Arabie Saoudite refuse de prendre Joe Biden au téléphone. Le fait est que le dollar est en train de perdre sa fonction de référence sur les marchés de l’énergie.
La conclusion pourrait être : avec le monopole des transactions sur les matières premières, le dollar perd sa centralité dans le système monétaire mondial. Elle s’exprime autrement ; depuis le coup d’État monétaire de Nixon, le 15 août 1971, rendant le dollar non convertible en or, depuis une série d’escroqueries américaines, la moins commentée et la plus décisive étant sans doute la substitution de la comptabilité à valeur de marché (« market value ») à la comptabilité à valeur historique au début des années 2000, les États-Unis et, dans une moindre mesure, leurs alliés européens, bénéficient d’un niveau de vie surévalué de quelques 30 %. Qu’ils en profitent tant qu’il est temps !
La finance compte
Qu’il s’agisse de l’allocation mondiale des capitaux ou des systèmes de paiement internationaux, Britanniques et Américains se sont approprié l’essentiel de services financiers qui conditionnent les échanges mondiaux et contribuent à faire du dollar la monnaie d’échange et de réserve mondiale. Cette situation a pu se créer et perdurer à la faveur de trois éléments.
D’abord, la prétention à l’impartialité ; du WTO au FMI et aux marchés boursiers, le marché, rien que le marché, ses forces anonymes et ses mécanismes universels assurent seuls les échanges et les valorisations. Ensuite, l’absence de concurrence ; pourquoi créer à grands frais ce qui fonctionne déjà ? Enfin, l’acceptation passive d’une forme de supériorité anglo-américaine en matière de finance et de commerce ; eux, ils savent ! Voilà ce qui s’achève, pour autant de raisons décisives. Le mythe de la compétence américaine n’a pas survécu au naufrage de 2008 et d’une faillite bancaire américaine exportée au reste du monde.
La confiscation des avoirs de la banque centrale russe, après le vol des réserves de la banque centrale d’Iran (et d’immeubles détenus à Manhattan) ou d’Afghanistan, met fin à l’illusion d’impartialité du marché ; la conditionnalité, qui devient le mot d’ordre d’un pouvoir américain désireux d’en finir avec la montée en puissance de la Chine, n’a rien à voir avec le marché, tout avec la politique — et légitime du coup les dispositions analogues prises par d’autres pays, sur d’autres continents. La suspension de grandes banques russes du système Swift réalise ce que de nombreux pays envisageaient comme possibilité extrême ; celle d’une instrumentalisation politique du système de paiement international basé au Luxembourg — et provoque la mise en place de solutions alternatives, comme la Chine en propose déjà.
Enfin, et surtout, l’extension mondiale des relations financières sous l’égide des fonds d’investissement et des banques anglo-américaines impose des rendements financiers supérieurs à 15 %, incompatibles avec l’industrialisation des pays en croissance, incompatible avec le maintien d’entreprises artisanales, familiales, indépendantes, incompatibles tout autant avec la présence de banques de proximité, finançant l’activité locale par crédit à long terme à faible taux (6 à 7 %), et plus encore, avec l’autonomie stratégique des Nations et la résilience de l’environnement. Bref ; la mobilité internationale des capitaux et des services détermine des abus de droit qui entravent sans cesse davantage la liberté des Nations, prétend leur interdire d’adopter le système économique qui leur convient (par exemple, le financement public des entreprises stratégiques). Voilà pourquoi la globalisation conduit à la guerre, puisqu’elle appelle une uniformisation des règles incompatible avec la liberté des peuples. Voilà pourquoi tout ce qui permet l’application des lois américaines, des principes juridiques, comptables et commerciaux américains suscite non seulement un rejet, mais des alternatives qui auront bientôt marginalisé une puissance qui se prenait pour le monde, et qui devient une Nation provinciale, intolérante et décomposée, dont le monde se dispenserait volontiers.
La politique compte
Il est du plus haut intérêt de constater combien de « journalistes » concluent des événements récents à l’isolement de la Russie. Les faits sont pourtant là, établis par les votes à l’ONU lors de la résolution condamnant la Russie, établis aussi par les déclarations des dirigeants. La moitié des pays de l’Union africaine se sont abstenus, son Président, le Président du Sénégal, Macky Sall, s’abstenant lui-même, ce qui illustre le naufrage de la France en Afrique. Si la Chine s’est opposée, l’Inde s’est abstenue, comme la Turquie elle-même, membre de l’OTAN. En Asie, quelques-unes des puissances montantes, comme le Vietnam peu suspect d’allégeance à la Chine, s’est également abstenu.
Et le Mexique, comme l’Argentine, comme le Brésil, ont fait savoir leur opposition aux sanctions. Le calcul est vite fait ; ce sont des pays représentant plus des deux tiers de la population mondiale qui ont voté contre la condamnation de la Russie, ou se sont abstenus. Et ce sont des dizaines de pays qui entendent bien continuer à commercer avec la Russie, et le font savoir. Et c’est l’Inde qui examine son retrait du « Quad », cette officine des intérêts anglo-américains dans le Pacifique. Et ce sont des dirigeants de partout, en Afrique comme en Asie et en Amérique latine, qui interrogent ; si le Tribunal Pénal International existe, comment se fait-il que les Donald Rumsfeld, Tony Blair, Colin Powell, Madeleine Allbright, Victoria Nuland, parmi d’autres, n’aient jamais été traduits devant le procureur ?
Sans doute ne savent-ils pas que les États-Unis n’ont jamais reconnu le Tribunal Pénal International, ni les conventions internationales sur le droit de la guerre. Mais que sait encore une Union européenne qui, pour avoir célébré la chute du Mur de Berlin et faute d’assurer elle-même sa défense, n’a pas su faire tomber le Mur de l’Ouest, a chéri une occupation américaine qui la dispensait de tout effort stratégique, comme l’a justement dénoncé Donald Trump ? Victoire rapide ou enlisement des forces russes changeront peu de chose à un renversement du monde en cours, et que l’Asie attend avec gourmandise, laissant aux Russes leur incertaine aventure militaire — elle a le temps d’en finir avec le péril blanc. Abandonnant toute notion d’autonomie stratégique, courant piteusement se réfugier à l’abri théorique de l’OTAN, l’Union européenne pourrait bien se retrouver entraînée dans la chute de l’empire américain, trop soumise, trop muette, et trop assoupie dans un confort usurpé, pour pouvoir aider son allié à reprendre pied dans un monde qu’il ne comprend plus.
La seule véritable urgence stratégique pour l’Europe est de regarder la réalité en face. Nous ne sommes plus les maîtres du monde.