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Ludwig Klages, vitaliste et écologiste : un auteur à redécouvrir

Ludwig Klages, vitaliste et écologiste : un auteur à redécouvrir

Philosophe inclassable, Ludwig Klages (1872-1956) fut tour à tour théoricien du biocentrisme, critique radical de la modernité et fondateur d’un « cercle cosmique » où se côtoyaient mystiques catholiques, poètes juifs et païens inspirés. À rebours de la tradition chrétienne comme du rationalisme cartésien, il substituait à la dualité corps-esprit une unité profonde du corps et de l’âme, opposée à la stérilité de l’esprit abstrait. Ennemi du progrès, pourfendeur de la mécanisation du monde, penseur des frontières, de l’enracinement et du rythme vital, Klages fut longtemps relégué dans les marges – trop païen pour les uns, trop antimoderne pour les autres. Avec « Ludwig Klages. Une philosophie biocentrique », François Plat Colonna (La Nouvelle Librairie, coll. « Longue Mémoire » de l’Institut Iliade) offre une remarquable porte d’entrée dans une œuvre tour à tour envoûtante et dérangeante, renouant avec une pensée de la vie, de l’âme et du monde qui parle étrangement à notre époque désaccordée.

Il avait commencé à écrire une « métaphysique du paganisme ». Il avait créé un « cercle cosmique » avec notamment l’écrivain mystique catholique Ludwig Derleth et le poète Karl Wolfskehl, issu d’une vieille famille juive. Ludwig Klages (1872-1956) était difficilement classable, ni dans une catégorie intellectuelle, ni dans un spectre politique. On retient de lui qu’il fut le fondateur de la graphologie psychologique scientifique (Écriture et caractère, 1917), qu’il a mis en forme une philosophie de la vie inspirée de Nietzsche mais profondément divergente du poète de Sils Maria.

On a parlé à propos de Ludwig Klages de biocentrisme – par opposition au logocentrisme (qui recoupe selon Klages aussi bien l’idéalisme philosophique que le matérialisme philosophique). On a souligné l’importance chez lui de la critique du rationalisme. On a vu en lui un des fondateurs de l’écologie, en tout cas d’une certaine écologie hostile au culte du progrès. C’est à coup sûr un antimoderne.

Le corps et l’âme contre l’esprit

Pour aller à l’essentiel, Ludwig Klages propose une nouvelle approche de l’homme, à la fois profondément différente de celle du christianisme et de celle de Descartes et de sa théorie du cogito qui fonde l’existence sur l’esprit conscient de lui-même. Pensée chrétienne et pensée moderne – à partir de Descartes – sont fondées sur la dualité corps-esprit. Ludwig Klages substitue à cette dualité une dualité entre l’esprit d’une part, une unité corps-âme d’autre part. En effet, le corps et l’âme sont pour Klages une seule et même chose sous deux aspects différents.

Corps et âme sont du côté de la vie, du rythme, du mouvement, de Dionysos. L’esprit est, en revanche, du côté des choses mortes, et d’Apollon, ce qui revient au même pour Klages. Les concepts et les idées sont des abstractions. L’image vue par l’esprit perd son âme. Elle devient un schéma. Quand l’esprit domine l’homme, il ne s’agit plus de vivre le monde, mais de le mesurer et de l’arraisonner. Ainsi, l’esprit s’oppose à la vie comme il s’oppose au corps et à l’âme. De ce fait, l’idée abrahamique d’un Dieu purement esprit est une catastrophe pour Klages. Et quand les monothéismes parlent d’âme, c’est une imposture car ils pensent « esprit » et un esprit ennemi de la vie, de la chair, de l’éros et du monde (L’homme et la terre, 1929).

Tandis qu’une part importante de la philosophie chrétienne consiste à opposer le corps et l’esprit, et à vouloir libérer l’esprit du corps, Ludwig Klages pense que la question essentielle est de libérer le corps et l’âme de l’esprit, c’est-à-dire de la domination de la rationalité. Au nom de la vie et d’une conception dansante de la vie – illustrée par son disciple Rudolf Bode, fondateur de la « gymnastique expressive » –, Ludwig Klages rejette à la fois le rationalisme desséchant et le thème nietzschéen de la « volonté de puissance ». En ce sens, à l’opposition Dionysos-Apollon, dans laquelle Klages est du côté de Dionysos, s’ajoute une opposition entre le sec et le masculin d’une part, l’humide et le féminin d’autre part, opposition dans laquelle Klages se trouve du côté du féminin.

Pour Ludwig Klages, la finalité de la vie n’est pas de créer des dominants et des dominés, mais de créer des différenciations de plus en plus complexes et non hiérarchisables. Il paraît difficile de suivre Klages sur ce point : si toutes les différences ne sont pas hiérarchisables, certaines le sont, et tout particulièrement chez les humains. Ce refus de hiérarchiser est à mettre en lien avec le refus par Klages de prendre en compte la « volonté de puissance », inégalement distribuée. Enfin, Klages pousse son hostilité à la modernité jusqu’à une certaine caricature, avec un « décadentisme » – un inexorable sens de l’histoire qui nous conduit vers la décadence – que l’on pourrait appeler un « progressisme à l’envers » : il voit dans chaque étape de l’histoire de l’homme un éloignement de l’unité corps-âme, l’esprit et l’intellectualisation jouant le rôle d’un coin enfoncé dans cette unité primordiale.

Contre le Léviathan et Mammon

On le voit : Klages n’est pas à approuver sur tous les points. Mais sa critique de la mécanisation de la vie, de la collusion entre un État tout-puissant et niveleur, le Léviathan, et le dieu-argent, Mammon est on ne peut plus actuelle. Son éloge des frontières et des différences de culture et de traditions nous touche au cœur et à l’âme, tout comme sa critique d’un monde dans lequel « l’homme a divorcé de la planète ». Klages mérite pleinement d’être redécouvert.

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