La littérature de Lovecraft, qui a acquis une notoriété posthume considérable – en témoignent ses diverses déclinaisons (jeux de rôle, jeux vidéos, adaptations cinématographiques) –, puise en grande partie son inspiration dans la passion de l’auteur pour l’astronomie. Cette passion donna lieu à un nouveau genre de la littérature horrifique, l’horreur cosmique ou comme on l’appelle parfois le cosmicisme. Sa fascination pour l’immensité de l’univers, son athéisme profond et précoce pour son époque et son milieu, sa misanthropie et sa forte propension à la dépression sont les éléments essentiels qui ont déterminé sa création. Il déclarera en 1918 : « Tout rationalisme tend à minimiser la valeur et l’importance de la vie, et à diminuer la quantité totale de bonheur humain ». Il accouchera tout naturellement d’un univers imaginaire désespéré et désespérant.
Il semblerait que Lovecraft ait eu pour projet, qu’il soit conscient ou non, de dévaluer l’importance que l’homme s’attribue lui-même, dans la parfaite ignorance de son insignifiance, eu égard à l’immensité du Cosmos. Lovecraft, pour reprendre l’expression de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, nous invite à éprouver un « vertige du Cosmos ».
Dégonfler la baudruche humaine
Aurélien Barrau, dans son livre de vulgarisation scientifique consacré aux univers multiples, assimile l’histoire des sciences à un apprentissage de la modestie. Freud, à ce propos, parlait de « blessures narcissiques ». La révolution copernicienne, le passage d’un univers géocentrique à un univers héliocentrique, le darwinisme qui révéla à l’homme sa nature de grand primate, tout a contribué à faire descendre l’Homme de son piédestal. Et notre époque de déconstruction poursuit ce mouvement, parfois avec une délectation qui confine au masochisme. Lovecraft a certainement été l’écrivain de fiction qui a le plus mis l’accent sur l’inanité des prétentions humaines. Il dégonfle la baudruche humaine et la livre en pâture à ses créatures d’outre-monde.
C’est la raison pour laquelle le reproche qui lui a été fait de ne pas avoir su créer de personnages vraiment consistants et attachants est une critique sans fondement. Sa fiction est résolument et volontairement aux antipodes de tout anthropocentrisme. Son biographe T.S. Joshi écrit, à ce propos : « Lovecraft défie ce dogme bien ancré de l’art selon lequel l’humain devrait être nécessairement et exclusivement au centre de toute création esthétique. » Et pour conclure sur ce sujet, citons Lovecraft lui-même : « Je suis si las de l’humanité et du monde que rien ne peut m’intéresser à moins de comporter au moins deux meurtres par page, ou de traiter d’horreurs innommables provenant d’espaces extérieurs. »
Les gouffres du Cosmos, réceptacles de nos peurs
Si Lovecraft, par-delà la mort, avait accès aux théories scientifiques les plus récentes sur l’univers, il en aurait certainement éprouvé une jubilation profonde, tant il est vrai que la cosmologie creuse toujours plus profond les gouffres d’effroi propices à l’horreur cosmique. En effet, Aurélien Barrau, toujours dans son livre consacré aux univers multiples, écrit à propos de l’évolution de nos représentations du Cosmos (je cite) : « Elles furent d’abord géo-centrées, octroyant à la Terre une place très particulière et privilégiée. Elles devinrent hélio-centrées, conférant au Soleil un rôle prépondérant. Elles se firent ensuite galacto-centrées, attribuant un net primat à un essaim d’étoiles, la Voie lactée. Puis elles virèrent cosmo-centrées, portant notre Univers au pinacle des possibles. Aujourd’hui, se pose la question d’un nouveau – peut-être d’un dernier – pas dans cette évolution : la possible découverte d’une a-centrisme radical, d’une forme de dissémination catégorique, qu’on l’entende en sa acception commune, scientifique ou philosophique. Comme chacune des structures précédemment considérées, c’est l’Univers lui-même qui cesserait aujourd’hui d’être unique et central pour se voir réinterprété comme un simple exemplaire dans un ensemble plus vaste et peut-être même infini. »
Les trous noirs, l’histoire de ces étoiles exténuées qui s’écrasent sur elles-mêmes de toute leur masse, l’hypothèse des multivers, les naines blanches et autres bizarreries cosmiques dont nous parle la physique contemporaine attendent encore qu’un nouveau Lovecraft y loge toutes nos peurs. Car la plus grande des peurs est celle de l’inconnu.