« Dans la nuit claire du néant de l’angoisse se montre enfin la manifestation originelle de l’étant comme tel : à savoir qu’il y ait de l’étant – et non pas Rien. » Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique?
Je me réveillai dans un état lamentable. On eût dit que mes entrailles s’étaient livrées à une guerre intestine, déchirant mon être intime dans un déchaînement de fureur sans origine, sans cause, sans motif. La douleur aiguë, au-delà de ce que j’étais en mesure de concevoir, me harcela tant et si bien que, lorsqu’elle s’évanouît enfin et abruptement, il me semblait recouvrer non la santé, mais la vie. L’outre-tombe, en ces déploiements, hèle l’âme et le corps pour s’en repaître. Le hasard désigne la proie, à moins que ce fût quelque lascive humeur aux miasmes sournoisement exhalés. Je reçus une invitation pour célébrer une « immense fête ». Lorsque je m’acheminai – c’était au terme de mes études secondaires – vers la demeure qui accueillait les convives, située à la limite du monde connu, l’ombre portée de mes songes s’étendait à perte de vue, comme s’ils se répétaient à l’infini, à l’exemple du flocon de Koch, fractal par fatalité physique. L’invitation, par courriel, était assortie, en sus des informations pratiques pour se rendre sur les lieux, d’une formule sibylline : « Il n’y a pas d’au-delà de cette maison, puisqu’elle fait reculer les limites du monde, gonflant ses dimensions indéfiniment. Elle avale le monde, le digère et, peu à peu, répand sur lui sa propre nuit, totale et vide. » Cette invitation avait de quoi chambouler tout mon système nerveux, comme la réalisation d’un vœu qu’on tenait pourtant pour chimérique, vain. La vie, autrefois peuplée d’évanescentes songeries, semblait s’extraire de son inconsistance pour me fournir ce que je désirais par-dessus tout. La convoitise chérie, choyée, s’achevait, m’enchantait. À moins que tout cela ne fût fort exagéré, une petite ébullition passagère de particules élémentaires…
La Pléiade
La parution du premier volume intitulé Récits de l’œuvre de Lovecraft dans la bibliothèque de la Pléiade a été annoncée – enfin ! – pour le 17 octobre prochain. Le dernier numéro de Metal Hurlant lui est dédié. On ne compte plus les adaptations de ses nouvelles dont je citerai les deux plus récentes à ma connaissance : Colour Out of Space avec Nicolas Cage, et l’adaptation en version animée via intelligence artificielle de la nouvelle Dagon par le magazine Rage Culture qui se présente comme « un collectif distillant une vision du monde prométhéenne et accélérationniste ». Autrement dit, Lovecraft est d’une actualité brûlante, formule qui vaut ce qu’elle vaut en ce qui concerne un écrivain intemporel comme l’est incontestablement le reclus de Providence.
Ce n’est pas une exégèse à proprement parler de l’œuvre lovecraftienne que je propose ici, seulement quelques considérations autour et à partir de Lovecraft, autour et à partir de ce qu’il donne à penser. Raison pour laquelle je m’autorise des incursions quelque peu hétérodoxes autour de thèmes qui étaient toutefois consubstantiels à sa vision du monde, comme cette comparaison entre ses fictions fantastiques et la Critique de la raison pure de Kant ; une confrontation avec le silence monumental, non celui qui peuple de ses ténèbres les espaces infinis qui effraient Pascal mais celui que nous imposent les limites du langage dont Wittgenstein a pris toute la mesure. « Car le silence, nous dit George Steiner dans son ouvrage Langage et Silence, qui entoure à tout moment le discours lui-même, semble aux yeux de Wittgenstein une fenêtre plutôt qu’un mur. Avec Wittgenstein comme avec certains poètes, c’est dans la lumière et non dans l’obscurité que nous plongeons au-delà du langage. Quiconque lit le Tractatus est sensible à son étrange et muet rayonnement.» Je crois, pour ma part, que l’écriture de Lovecraft possède semblables vertus, avec d’autres moyens et dans un ordre de choses bien distinct de celui dans lequel s’illustrèrent ces deux philosophes au cours de leurs investigations.
Réalisme fantastique ?
Jacques Bergier fut le premier à inoculer le virus Lovecraft en France, selon Houellebecq. Il situa son œuvre sous une catégorie forgée sur mesure pour ce créateur de mythes : le réalisme fantastique. Romain Estorc résume la chose ainsi dans un article remarquable intitulé Lovecraft écrivain, contribution à l’ouvrage collectif Les mythes de Lovecraft, paru aux éditions Ynnis, article qui a le mérite de prendre au sérieux – la chose est plus rare qu’on ne le pense – la dimension proprement littéraire du maître de l’horreur cosmique : « C’est avec Le Matin des magiciens, livre culte de Louis Pauwels et Jacques Bergier paru en 1960, qu’apparaît l’expression réalisme fantastique. Cet ouvrage touffu est un phénomène de la contre-culture, prétendant non pas illustrer le monde surnaturel par la création artistique fictionnelle, mais bien apporter la preuve de l’influence de l’irrationnel et du fantastique en tant que forces agissant sur notre réalité perçue de façon incomplète par nos consciences prétendument peu éveillées. À ce propos, dans la préface de leur essai, les auteurs parlent d’ « ultra-conscience » et de « veille supérieure ». Parmi d’autres références, ils invoquent Howard Philips Lovecraft, présenté comme une sorte de prophète, de visionnaire, inspiré par les créatures dont il narre les horreurs ! » Interprétation ésotérique, voire médiumnique qu’eût sans le moindre doute désavouée Lovecraft, fervent rationaliste, qui ne croyait à aucun moment à la réalité de la mythologie que son imagination créatrice sécrétait.
Il me semble et ce, en conformité avec les propres déclarations de Lovecraft, qu’une telle catégorie – le réalisme fantastique – ne lui convient aucunement. En effet, comme le rappelle S.T. Joshi, auteur de la biographie de référence que tout lovecraftien qui se respecte devrait avoir dans sa bibliothèque : « En tant qu’athée il considère son ascendance, surtout paternelle, comme « grouillant d’ecclésiastiques mais chiche en penseurs rationnels. » De son hérédité en général, il déclare : « Aucun philosophe – aucun artiste – aucun écrivain – pas une seule fichue âme avec laquelle je pourrais potentiellement discourir sans m’ennuyer à mourir. » Houellebecq, dans sa monographie consacrée à l’auteur, H.P. Lovecratf Contre le monde, contre la vie, déclare à propos de la relation de Lovecraft à la religion : « Il tient les religions pour autant d’«illusions sucrées », rendues désuètes par le progrès des connaissances. Dans ses périodes d’exceptionnelle bonne humeur, il parlera du « cercle enchanté » de la croyance religieuse ; mais c’est un cercle dont il se sent, de toute façon, banni. » Et, plus décisif encore, son rapport avec sa propre mythologie : « La première chose qui m’avait surpris en découvrant Lovecraft, c’est son matérialisme absolu ; contrairement à plusieurs de ses admirateurs et commentateurs, il n’a jamais considéré ses mythes, ses théogonies, ses « anciennes races » que comme de pures créations imaginaires. » Toutes ces raisons, ainsi que les nombreuses professions de foi rationaliste qu’on retrouve sous sa plume, me conduisent à substituer à la dénomination réalisme fantastique celle de rationalisme fantastique qui me semble plus idoine à l’esprit dans lequel Lovecraft a écrit ses œuvres de fiction horrifique.
Broyer les intellectuels
L’œuvre fantastique de Lovecraft est une Critique de la raison pure au même titre que celle de Kant, en ce sens qu’elle met l’homme en garde, si enclin à se forger des chimères métaphysiques pour se rassurer sur la place qu’il occupe dans l’univers. Lovecraft, certes, ne développe pas, comme Kant, une théorie de la connaissance censée nous prémunir contre les escapades malencontreuses de la raison, lorsqu’elle s’aventure sur des territoires auxquels elle ne peut avoir accès. En effet, Kant décrit la métaphysique comme « un champ de bataille » où se déroulent des « combats sans fin » entre des doctrines rivales, luttes infinies, sans issue et sans espoir. Non, Lovecraft envoie ses masses de matière compacte, ses assemblages d’électrons, Chtulhu, Dagon, et autres immondes créatures, pour broyer l’Homme, et en particulier des intellectuels (anthropologues, archéologues, ingénieurs, professeur d’économie politique, etc…), pour leur rappeler que cette prétention à occuper une place centrale dans l’univers est une pure usurpation. En somme Lovecraft envoie des chimères, purs produits de son imagination, pour éradiquer les chimères de la raison… Comme tout bon rationaliste – et Kant en est un exemple typique – il finit par humilier la raison, pourtant seule instance à laquelle il se fie, lorsqu’elle élève des prétentions exorbitantes. Dans le magazine Time du 11 juin 1973, le critique Philip Herrera déclare avec à-propos et ceci peut valoir comme complément de ce qui précède : « Il [Lovecraft] savait bien que la terreur authentique se trouve dans la tension entre le rationalisme de notre époque scientifique et notre sensation primordiale d’impuissance – d’être empêtrés dans quelque chose de vaste, d’inexplicable et de formidablement malveillant. C’est pour cette raison qu’il renonce aux vieilles lunes des loups-garous et vampires au profit d’une horreur plus intime. »
Lovecraft aurait pu souscrire à l’affirmation de Wittgenstein, qui clôt le Tractatus logico-philosophicus : « 7 – Sur ce dont on ne peut parler, il convient de garder le silence. » Cette proposition « n’est pas, nous explique George Steiner, une affirmation du potentiel de la philosophie comme le concevait Descartes. Au contraire, c’est un retrait radical par rapport à l’autorité de la métaphysique classique. […] Wittgenstein voulait ranger dans la classe de l’inexplicable ( ce qu’il appelle le mystique ) la plupart des genres traditionnels de la spéculation philosophique. Le langage ne peut jouer pleinement que dans un domaine spécial et restreint de la réalité. Le reste, et sans doute la plus grande part, est silence. » Mais Lovecraft a substitué au silence requis par l’humiliation de n’être rien les hurlements abominables de Cthulhu ! Cependant l’usage intensif du terme « indicible » indiquerait peut-être que Lovecraft est un mystique au sens où le philosophe autrichien emploie ce terme dans son Tractatus : « 6.522 – Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » Mais il ne nous montre rien non plus, car il n’y a rien à montrer dans un monde où rien n’a de sens. Ses créatures sont toujours « indescriptibles », les horreurs qui peuplent son monde « indicibles » et les hommes sont d’insignifiants amas de cellules au sein d’un Chaos gigantesque. C’est sans doute la raison du succès de Lovecraft : son monde est le nôtre… Rien ne semble avoir de sens et nous sommes broyés par des monstres. Le Chaos pullule dans le silence de Dieu. « Chaos » s’est longtemps orthographié « cahot », ce qui souligne sa nature de mouvement constant. Nous nous agitons en vain, proies des grouillements lugubres, sans intention ni destin. Sommes-nous en mesure de saisir la portée d’un tel silence, d’une telle nuit, d’un tel chaos ? Selon Gilbert Durand, l’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire, « sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de lumière sans ténèbres alors que l’inverse n’est pas vrai : la nuit ayant une existence symbolique autonome. » C’est ce que Lovecraft savait d’instinct, de toute l’éternité cosmique qui l’a vu naître.