ÉLÉMENTS : Dans quel état sont aujourd’hui les études céliniennes ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Elles déclinent inexorablement… Il est en effet devenu difficile pour les étudiants de trouver un directeur de thèse, une situation comparable à ce que l’Alma mater connaissait avant le magistère d’Henri Godard. Ce contexte dégradé a pour effet d’éloigner du giron universitaire le prix Renaudot 1932. Faut-il s’en étonner ? La polémique née de la présence de Céline dans la liste des célébrations nationales de 2011, dont l’aboutissement fut son exclusion par le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand et la censure de la notice rédigée par Godard (mise au pilon avec des milliers d’exemplaires imprimés), me semble symptomatique de l’affection qui gangrène la communauté nationale, milieu universitaire compris : la morale bien-pensante. Godard, qu’on ne peut soupçonner d’être un polémiste en diable, s’est expliqué dans un article intitulé « À propos d’une censure » (Le Monde, 25 janvier 2011) : « La création artistique, quand elle est authentique, constitue par elle-même un ordre qui ne se confond pas avec les autres ordres de valeurs, notamment pas avec la morale. Elle peut même, dans des cas extrêmes, y contrevenir sans pour autant être annulée par elle. » Des propos de bon sens devenus totalement inaudibles depuis que la moraline s’est transformée en chape de plomb, le point de crispation ayant atteint son paroxysme en 2018, lors de l’annonce d’une réédition des écrits pamphlétaires de Céline.
L’exemple le plus édifiant du fourvoiement dans lequel s’enfoncent les études céliniennes est illustré par la Société d’études céliniennes (SEC), une association qui, en 1976, s’était donné « pour objet de réunir, en dehors de toutes passions politiques ou partisanes, tous ceux qui, lecteurs, collectionneurs ou chercheurs s’intéressent à l’œuvre de L.-F. Céline et de favoriser par tous moyens la connaissance de l’œuvre de Céline, notamment par la stimulation de travaux de recherche et de critique, par la création d’échanges internationaux, par l’organisation de colloques et par la diffusion de bulletins et de publications ». Ankylosée (la moyenne d’âge du Bureau est de soixante-dix ans), exsangue (la SEC compte une quarantaine d’adhérents à jour de cotisation, ce qui ne semble choquer personne), répulsive (les grands célininistes ont quitté la SEC ou n’y ont jamais adhéré), amorphe (à défaut d’être inexistante, son activité éditoriale est réduite au minimum), dépassée (site Internet archaïque et inconsistant, annuaire obsolète), mandarinale (une prétention élitiste se traduisant par un isolement stérile), déloyale et sectaire (lors des dernières élections, les candidatures jugées non orthodoxes ont fait l’objet de campagnes de diffamation, portant sur leur supposée appartenance à l’extrême droite), sclérosée (son équipe dirigeante, idéologiquement marquée et convaincue de délivrer un message de vérité, est totalement incapable de se remettre en question), frileuse (un des membres du Conseil d’administration m’a avoué avoir été soulagé que son nom n’apparaisse pas dans l’ouvrage à charge de Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif), paranoïaque (le même pétochard, à un ami : « Il semble que vous ayez transmis de nombreux pouvoirs à disposition de personnes venues de l’extrême droite afin que ce courant puisse s’infiltrer dans la SEC »), jalouse de ses prérogatives (elle n’hésite pas saboter des projets qu’elle ne peut contrôler), exclusive et inamovible (le non renouvellement des communicants lors des colloques a fait l’objet, de la part d’un illustre céliniste, de ce commentaire sardonique : « On croirait voir tourner un manège de petits chevaux de bois ; ce sont les mêmes qui reviennent ») et boursouflée (quand l’ego sert de paravent à l’incompétence, Tartuffe n’est pas loin), la Société d’études céliniennes, déliquescente, ne brille plus que par sa vacuité. « Il est peut-être temps d’envisager des études céliniennes délestées de ceux qui se servent de l’œuvre de Céline sans jamais servir celle-ci », m’écrivait en 2016 une chercheuse lucide et bienveillante…
ÉLÉMENTS : Comment expliquer les passions que Céline suscite toujours soixante ans après sa mort ? L’antisémitisme explique-t-il tout ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Si la judéophobie n’explique pas tout, elle catalyse et légitime l’exécration dont Céline est la victime expiatoire. Épouvantail par excellence et trou noir implacable, l’antisémitisme de Céline ne se contente pas de parasiter ou de fausser tout jugement à propos de l’écrivain, il phagocyte in extenso les autres tropismes de l’auteur de Bagatelles pour un massacre. Il existe pourtant dans les écrits céliniens quantité de sujets susceptibles de déchaîner l’ire des honnêtes gens. Miroir urticant d’une humanité dégradée, sénile et mortifère, son œuvre est en effet une longue litanie, une inlassable exhortation à vivre avec plus de légèreté. Ce portrait d’un Céline ignominieux est par ailleurs régulièrement maculé par ceux qui, d’une tribune à l’autre, font la pluie et le beau temps en France. Il ne leur manque aucun anathème pour achever de discréditer complètement l’auteur de Voyage au bout de la nuit : ordurier, misogyne, populiste, manipulateur, lâche, pingre, voyeur, anarchiste, raciste, homophobe, déséquilibré, dénonciateur, nihiliste, pédophile, mythomane, réactionnaire, collaborateur, misanthrope, pornographe et menteur. Céline, ou l’Homo epithecus par excellence.
ÉLÉMENTS : Pourquoi une collection consacrée à Céline ? Tout n’a-t-il pas été dit ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. C’est « en dehors de toutes passions partisanes » que je m’efforce, depuis 2011, de « favoriser par tous moyens la connaissance de l’œuvre de Céline ». À travers les interviews de Stanislas de la Tousche, Henri Thyssens, Éric Sanson, Christophe Malavoy, Nicole Debrie, Éric Mazet, Serge Kanony, Philippe Alméras, Jean Correa et Jean Guenot, j’ai recueilli les témoignages de chercheurs et d’artistes qui, dans leurs domaines de compétences respectifs, ont enrichi la compréhension de l’univers célinien. Consacrés à la réception critique de l’œuvre du natif de Courbevoie, les ouvrages que j’ai dirigés (Céline’s Big Band, préfacé par Henri Godard et D’un lecteur l’autre, préfacé par Philippe Alméras) ont permis à une grande variété de personnes, anonymes ou renommées, d’exprimer librement leur relation avec Céline (plus d’une centaine de participants par volume). Le groupe Facebook « Actualité célinienne », que j’administre quotidiennement, rassemble plus de 1 800 membres, hommes et femmes de tous âges, venus de 74 pays. Mon activité me conduit également, au gré de l’actualité célinienne, à rendre compte des publications et spectacles céliniens (notamment dans Éléments et Le Bulletin célinien) qui, à défaut d’être pléthoriques, sont régulièrement produits chaque année. La création d’une collection dédiée à l’auteur de Mort à crédit s’intègre donc dans la liste des moyens permettant la connaissance et l’exploration du continent célinien. Je tiens à préciser que j’envisage cette collection comme un espace de liberté, une zone affranchie des obstacles idéologiques trop souvent rencontrés par les « lecteurs, collectionneurs ou chercheurs » qui « s’intéressent à l’œuvre de L.-F. Céline ». D’autant que tout n’a pas été dit. Il reste des photos à découvrir, des correspondances inédites (celle avec le pasteur Löchen, conservée par François Gibault), des portraits d’amis de Céline à enrichir, des articles à exhumer, le tome Pléiade de la « trilogie allemande » à étoffer, un deuxième volume de la correspondance en Pléiade à publier…
ÉLÉMENTS : Louis-Ferdinand Céline et les femmes, Bardamu et l’amour… Il y aurait tant à dire, d’Elizabeth Craig à Lucette Destouches, de l’infini aux caniches. Voici donc une nouvelle venue, Évelyne Pollet, du moins pour ceux d’entre nous qui ne la connaissaient pas. Qui était-elle ? Que nous dit-elle de ce que nous ne savions pas sur Céline ? Un Céline côté cour et côté cœur ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Anversoise, mariée, mère de famille, Évelyne Pollet a 27 ans lorsqu’elle écrit à Céline son admiration pour Voyage au bout de la nuit. L’écrivain lui répond aussitôt et part la voir à Anvers en mai 1933. Elle devient sa maîtresse et lui demande à plusieurs reprises d’intercéder auprès de Robert Denoël, l’éditeur de Voyage, pour qu’il publie différents manuscrits (Primevères le sera en 1942). Leurs relations se sont détériorées entre juillet 1938 et mai 1939 lorsque, souffrant de jalousie, Évelyne Pollet rejoint Céline à Saint-Malo, où il se trouve avec Lucette Almanzor. Leurs échanges épistolaires reprendront en 1947, avant de s’interrompre en 1948 : « Et puis vous êtes si diablement et futilement jalouse chère Évelyne ! » En mars 1951, Céline confiait à Albert Paraz : « Cette saloperie d’Évelyne ne m’a jamais envoyé un gramme de chocolat ni de rien ! damnée hystérique menteuse, provocatrice, folle de jalousie salope, cavaleuse avec ça ! la femme de lettres 1000 p. 100 ! l’horreur même ! […] Elle me hante depuis 15 ans cette garce ! avide de publicité […]. » De Céline, Pollet a fait dans L’Herne le portrait suivant : « C’est l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. Tout en lui frappait, rien n’était banal, ou seulement habituel, c’est pourquoi il est impossible de le décrire et c’est pourquoi aussi il demeure à jamais irremplaçable. » Pour reprendre les propos de Marc Laudelout, qui a préfacé l’ouvrage, « Escaliers constitue un témoignage intimiste assez exceptionnel de Louis-Ferdinand Céline. C’est aussi l’histoire d’une méprise qu’Évelyne Pollet aurait pu éviter si elle avait pris en compte les préceptes qu’il lui asséna dès leur première rencontre : la jalousie est un sentiment honteux, l’amour un mythe et le désir de la possession exclusive, tout à fait répréhensible ». Il est important que ceux qui s’intéressent à l’homme Céline connaissent cet aspect de sa personnalité. Déjà à Paraz, en janvier 1951, il écrivait : « L’intromission d’un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j’ai jamais vu là que du grotesque – et cette gymnastique d’amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas ! […] » C’est le même homme qui, dans une lettre tardive à Édith Follet, au moment où ils reprennent contact trente-deux ans après leur divorce, écrira : « Je le sais va ma chérie, sitôt que j’entrevois un plaisir, je me sauve, je ne peux le supporter – je n’ai jamais pu – pourtant par où ai-je passé ! » (Lettres à Édith et à Colette, éditions 8, 2018). Céline affole les boussoles, rien n’est jamais simple avec lui.
ÉLÉMENTS : Quelles sont les qualités proprement littéraires de cette « autofiction » rédigée en 1942 et publiée en 1956 ? Sait-on ce que Céline en a pensé ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Céline a-t-il lu Escaliers ? Rien ne l’atteste. Qu’en aurait-il pensé ? Céline souhaitait que Pollet lui envoie un roman plutôt qu’un conte, tout en la prévenant qu’il ne suffit pas de raconter ce que l’on a ressenti pour écrire un bon livre. Il lui recommandera par la suite « plus de brutalité », « parce que le sexe est à la base de toutes ces choses ». Dans Escaliers, après avoir feuilleté le manuscrit d’un roman que lui a transmis Corinne/Pollet, Charbier/Céline conclut ainsi leur conversation : « Tu n’as rien du tout dans le ventre, ma petite fille. Les femmes n’ont rien du tout. Tout ce qu’elles font est fade, mou, insipide, abject. Il faut être membré pour produire quelque chose ! Bien membré ! Tu en connais beaucoup, des chefs-d’œuvre féminins ? » Évelyne Pollet continuera néanmoins à rédiger sagement, ce qui conduira Céline à la décrire comme « la femme de lettres 1000 p. 100 ! l’horreur même ! » Il est évidemment possible de ne pas être d’accord avec les propos de Céline… Les qualités de cet ouvrage sont fort bien résumées par Henri Thyssens, spécialiste de Robert Denoël et éditeur de la correspondance entre Céline et Pollet : « J’avais réduit Escaliers à un simple témoignage. J’avais tort, c’est vrai. Mais elle l’avait émaillé de lettres inédites de l’écrivain ! Escaliers est un vrai roman, qui campe l’un des meilleurs portraits intimes de Céline. Il est à relire. » Avis corroboré par les commentaires de lecteurs qui ont découvert Escaliers grâce aux éditions de la Nouvelle Librairie : « J’ai fini ce week-end l’excellent Escaliers d’Évelyne Pollet que je recommande vivement ! C’est pas du Céline mais tellement loin au-dessus de la production « autofiction » de notre époque… » Ou, plus laconique : « Formidable roman ! »
ÉLÉMENTS : Quels autres projets verront prochainement le jour dans le cadre de cette collection ?
ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Au moins deux ouvrages sont programmés pour l’année 2021. Le premier, Céline à fleur de peau, est signé par Serge Kanony. Les lecteurs découvriront dans ce livre « les grands mythes grecs qui, sous-jacents, irriguent l’œuvre célinienne. L’auteur se démarque cependant des thèses sérieuses pour d’appréhender un Céline du quotidien, celui des bistrots ou de la ride véloce, n’hésitant pas à rapprocher par l’étymologie « scruter » et « scrotum », ce qui pourrait paraître loufoque mais qui éveille une profonde réflexion ». Dans Céline à hue et à dia, Marc Laudelout « épinglera les anticéliniens rabiques, évoquera diverses interférences littéraires, dressera le portrait de quelques figures (notamment les « céliniens historiques ») et explorera quelques faits liés à la biographie, ainsi qu’à la réception critique de l’œuvre ». Il se pourrait par ailleurs qu’un autre projet, encore en gestation, voit le jour afin de commémorer les soixante ans de la mort de Céline qui, dans Bagatelles pour un massacre, promettait de « passer fantôme ici, dans mon trou… dans ma tanière… Je leur ferai à tous… Hou ! rouh !… Hou !… rouh !… Ils crèveront de peur… Ils m’ont assez emmerdé du temps que j’étais vivant… Ça sera bien mon tour… »
Propos recueillis par François Bousquet
- Escaliers16,90€
© Photo : Luc FOURNOL. Céline et Arletty dans la maison de Meudon.