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L’individualisme pictural des Nabis

Inaugurée le 13 mars, l’exposition Les Nabis et le décor se poursuivra au musée du Luxembourg jusqu’au 30 juin. C’est l’occasion de revenir avec Jean-François Gautier sur ce mouvement pictural qui a préfiguré de nombreux aspects de la modernité, en désengageant l’art et l’individu des préoccupations du siècle, si ce n’est même en refusant l’idée d’un « monde commun ».

Le musée du Luxembourg (Sénat parisien) propose ce printemps une exposition intitulée Les Nabis et le décor. Les organisateurs de la rétrospective assurent que, « véritables pionniers du décor moderne, Bonnard, Vuillard, Maurice Denis, Sérusier, Ranson, ont défendu un art en lien direct avec la vie, permettant d’introduire le Beau dans le quotidien ». C’est sous-évaluer leur portée historique. Ils furent aussi et surtout, voilà un siècle, les annonciateurs ou les révélateurs des impasses idéologiques et conceptuelles qui encombrent les culs-de-sac des esthétiques d’aujourd’hui.

Le mouvement Nabi

Les origines du mouvement Nabi tournent autour de l’école dite « de Pont-Aven », dont nombre de tableaux sont présentés dans les musées d’Orsay, de Quimper ou de Brest. Deux d’entre eux, signés de Paul Sérusier, jouèrent en leur temps un rôle de manifestes : Le Talisman (1888), qui résumait une leçon de peinture de paysage donnée par Gauguin, et les remarquables Blés verts au Pouldu (1890). Les à-plats de couleurs pures y remplacent la perspective et le modelé, et l’exagération des contrastes y résume une sensibilité nouvelle. C’est Maurice Denis (1870-1943), le plus théoricien du groupe, qui devait donner de ces tableaux, et du courant Nabi en général, la caractérisation la plus claire : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »

Maurice Denis, Paul Sérusier, Edouard Vuillard et Ker-Xavier Roussel, qui se donneront le surnom collectif de Nabis (prophètes, ou initiés, dans les traditions orientales) ont en commun la particularité d’avoir, bien que n’étant pas nés à Paris, fréquenté le lycée parisien Condorcet, à une époque où Bergson y enseignait la philosophie et Mallarmé la langue anglaise. Et c’est à l’Académie Julian, concurrente de l’Ecole des Beaux-Arts jugée trop académique par la jeune génération, qu’ils se lièrent à Paul-Elie Ranson, à Pierre Bonnard, ou à Félix Valloton venu de Lausanne. Leur « massier » (gestionnaire du fond commun de l’atelier) Paul Sérusier leur fait connaître le travail de Gauguin qui, à l’été 1889, est la vedette d’une exposition au Café des Arts dirigé par Volpini. Dans les couloirs de cette « Expo Volpini », ils croisent Emile Bernard, grand ami de Cézanne, et Julien Tanguy, marchand de couleurs breton émigré à Paris, ancien communard et soutien de Pissaro, Van Gogh ou Lautrec dont il expose des œuvres dans sa boutique.

La Revue blanche

Né au confluent de ces diverses sensibilités, le mouvement Nabi ne sera jamais un nom d’école ni le résumé d’une doctrine, mais une appellation de potaches nourris d’admirations communes. Ils vont bientôt se lier à un courant artistique, littéraire et musical gravitant autour de la Revue Blanche. La tendance est alors au culte des « fragments », compositions dénuées de contexte général et, pour la plupart, libres de toute référence à une doctrine stérilisante. Léon Blum, jeune normalien de 19 ans pas encore socialiste ni politicien, en publie quelques-uns titrés « Sur la gloire » ou « Sur l’espérance », qui côtoient dans la Revue Blanche des traductions de Fragments de Nietzsche, ou d’autres articles eux aussi sous-titrés fragments et signés du poète Pierre Louÿs (Chrysis) ou du romancier André Gide (Paludes). Au hasard des sommaires se dispersent encore des critiques musicales d’Alfred Ernst, traducteur des opéras de Wagner, ou des articles de Stéphane Mallarmé chez qui la forme brève et condensée coule de source.

La Revue accueillait ainsi une mouvance esthétique qui, après les désastres de la guerre de 1870 et de la Commune, prenait acte de la disparition de tout référent commun, de tout horizon consacré, de tout cérémonial socio-politique dont l’espace propre aurait pu encourager les appétits des sensibilités individuelles. La IIIRépublique naissante s’accordait à l’individualisme naissant et ne réclamait que du décor. La jeunesse – à regret – y plia ses ambitions.

Le compositeur Claude Debussy – qui donna huit chroniques à la Revue Blanche – alla jusqu’à fustiger les mentalités effondrées du public des concerts : « Ces gens, monsieur, ont toujours l’air d’être des invités plus ou moins bien élevés : ils subissent patiemment l’ennui de leur emploi, et s’ils ne s’en vont pas, c’est qu’il faut qu’on les voie à la sortie ; sans cela, pourquoi seraient-ils venus ? » Les orientations et les tableaux des Nabis s’aventurèrent sur les mêmes chemins déçus. Les différents types d’arts, littéraires, picturaux ou musicaux n’étant plus intégrés à des solennités publiques, la perte de la globalité, de l’intégration du propos à une généralité distribuée, sociale ou politique, devint, en dehors de toute option idéologique ou doctrinale, le fonds commun de méditation d’une jeune génération de créateurs. Faute de ferveurs partagées, ils privilégièrent l’immédiate expression de l’immédiat, et donc les détours par la sensibilité individuelle : chacun se tournait d’abord vers soi-même.

Ni réalisme, ni construction d’un espace

En littérature, le réalisme à la Zola, tout comme, en musique, le vérisme à la Puccini ou, en peinture, les démonstrations pittoresques sur le mode impressionniste – couchers de soleil et parties de campagne – ne seront plus de mise. Félix Valloton va forcer la simplicité du trait de préférence à l’expression du modelé, et cela jusque dans les citations d’enfilades de pièces dans un intérieur, à la manière du siècle d’or hollandais (Intérieur avec femme en rouge, 1903). Pierre Bonnard (dit « le nabi très japonard ») va cultiver des cadrages improbables, véritables fragments de scènes dont la globalité échappe au spectateur (Crépuscule, 1898 ; Fenêtre ouvrant sur Vernon, 1911), lequel spectateur imagine par lui-même l’espace global de la scène, le peintre ne faisant que le suggérer (Nu dans un intérieur ne montre qu’un tiers vertical d’un nu, seule courbe dans un tableau tout en lignes droites).

Edouard Vuillard, pourtant dessinateur exceptionnel, fond quant à lui ses personnages dans les couleurs du décor (Deux ouvrières dans l’atelier de couture, 1893 ; Le corsage rayé, 1895), saisissant des instantanés plutôt que des scènes construites dans un espace donné. Et les paysages bretons de Ker-Xavier Roussel ont une ligne d’horizon si haut placée que l’espace est d’abord celui de ses personnages (Les saisons de la vie, 1895). Tous ces tableaux sont fidèles au Talisman de Paul Sérusier, chacun avec sa sensibilité propre, sa saisie personnelle de ce qui, dans l’instant qui passe, mérite d’être fixé. Ce sera, plus tard, l’état d’esprit de Debussy dans l’écriture de ses Préludes (1909-1913) pour piano.

La peinture désengagée du monde

Ainsi les Nabis ont-ils, sinon compris par analyse, du moins peint et repeint le fait que, dans le monde fin de siècle, l’espace collectif, partagé, célébré, n’est jamais déjà donné. Il a disparu avec l’avènement de la IIIe République. Quand Claude Monet peignit la liesse de la première fête nationale (30 juin 1878) dans sa Rue Montorgueil, il montra un peuple se fêtant lui-même et occupant, sans autre horizon ni destin, l’entièreté de tout espace possible. C’était là un premier signe avant-coureur de ce qui devait marquer toute la peinture du XXe siècle : la disparition des espaces référents qui, seuls, permettent de caler une identité.

Ainsi l’assomption de la subjectivité, à laquelle participèrent les Nabis, déboucha-t-elle successivement sur les délices du cubisme puis sur ceux de l’abstraction. L’histoire de la peinture permet de vérifier précisément que, quand l’être-là ne se conjugue plus à l’être-avec dans un espace commun, alors, dans une culture donnée, l’identité se dissout dans la généralité du concept. Présentes dans tous les grands musées de la planète, les toiles de notre contemporain Pierre Soulages en témoignent à l’envi : leur « peinture informelle » nie tout espace vécu, et donc toute esthétisation possible de la vie collective.

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