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Moyen age

L’idée de la « personne » au Moyen Âge selon Jérôme Baschet

Le Moyen Âge a encore beaucoup de choses à nous apprendre. C’est la leçon que nous délivre l’historien Jérôme Baschet dans Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge (Champs Flammarion). Contrairement aux apparences, le christianisme médiéval n’était pas dualiste. Le corps et l’âme dessinaient les contours de la personne humaine – un « Je » sur fond de relations interpersonnelles, loin, très loin du dualisme cartésien. Une leçon pour notre temps !

Le corps et l’âme : selon les monothéismes, ils s’opposent. Plus encore chez les gnostiques, avec ce que l’on a pu appeler la « démonisation du cosmos ». Une démonisation qui incluait l’homme, qui en fait partie. Corps impur, âme qui tend vers la pureté. Le schéma était confortable. Il esquissait pourtant un engrenage fatal : la dissociation radicale entre le senti et le souhaitable. Entre le sensible et le Bien. Entre ce qui est et ce qui doit être.

Bien entendu, l’âme peut s’améliorer, et le corps aussi, mais certainement pas l’un contre l’autre. C’est là tout le problème : nous avons trop opposé l’un à l’autre. L’âme contre le corps, ou l’âme sans le corps – ce qui revient au même. Et c’est comme cela depuis le Moyen Âge, nous dit-on. Et si c’était tout le contraire ? Et si c’était depuis la fin du Moyen Âge que les choses sont comme cela ? Et si le dualisme corps/âme, c’était surtout depuis et avec la modernité ? Et si c’était depuis la mutation du christianisme en religion de plus en plus extérieure à la vie de la société, de plus en plus doctrinale, de moins en moins populaire, que la dualité entre le corps et l’âme avait pris des formes pathologiques ? Que cette dualité était devenue dualisme ?

Le personnalisme médiéval

C’est le propos de Jérôme Baschet que d’éclaircir cette question. Il est historien, mais pas que. Il porte aussi un regard philosophique sur cette période de notre histoire européenne. L’ampleur de ses vues et de ses centres d’intérêt lui permet de mettre l’Europe en perspectives, par rapport à d’autres civilisations. Jérôme Baschet a deux ou trois choses à nous dire. L’une, c’est que le Moyen Âge chrétien voit une dualité entre le corps et l’âme, mais que cette dualité n’est pas un dualisme. Il n’y a pas deux principes séparés. Ce qui interdit le dualisme, c’est l’idée de personne humaine. C’est dans cette même perspective que l’on verra plus tard que le personnalisme communautaire des années 1930 à 1950 n’est ni le règne des masses ni l’individualisme.

La deuxième chose qu’à à nous dire Jérôme Baschet est que le Moyen Âge, qui a duré mille ans, n’est pas statique. Et ce que l’on voit, c’est qu’il a évolué de la façon suivante : il a été de moins en moins dualiste. À mesure que la christianisme a imprégné la société, il a fait de plus en plus de place au corps. Plus le christinisme devient une civilisation au lieu d’être une doctrine religieuse, plus il fait de place au corporel. C’est le passage de l’idée de Dieu à l’incarnation qui rend le christianisme moins dualiste. Peut-être aussi moins chrétien et moins judaïque. Plus européanisé. Maintenant, c’est le contraire, le christianisme, avec Bergoglio, est devenu décivilisationnel (Renaud Camus). Il est revenu à ses origines.

Contre le dualisme, le Moyen Âge pense la personne. Persona. L’étymologie renvoie à « porteur de masque ». Elle remonte aux Étrusques, et au moins à Boèce, au VIe siècle de notre ère. Vraie ou fausse, cette étymologie veut dire que nous avons un rôle à jouer. Un masque, c’est un rôle. Et ce n’est pas forcément de la dissimulation. Mais ce rôle n’épuise pas toute notre identité. L’étymologie de personne renvoie aussi à « ce qui résonne ». Et là, pour le coup, nous y sommes : le corps, c’est ce qui se manifeste, ce qui fait caisse de résonance de nos humeurs, de nos douleurs, de nos joies. C’est donc à la fois du physique et du psychique.

C’est ce qu’avaient bien compris nos ancêtres du Moyen Âge. Une personne, c’est la capacité de dire « Je ». Être une personne, c’est posséder le sens de son individualité « spirituelle et corporelle à la fois » (Marcel Mauss). « Je suis, j’existe », dit Descartes. Mais la personne n’a pas attendu Descartes pour exister. Elle n’est justement pas le cogito cartésien. Descartes dit : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi, m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. » (Méditations métaphysiques, Troisième). C’est une histoire à dormir debout. Un pu-putsch mental qui se veut une trouvaille philosophique. C’est le graal sans la poésie arthurienne. Personne de sérieux ne peut croire à cet homme cartésien qui séparererait son moi du monde. Qui possèderait un intérieur sans extérieur. Le Moyen Âge nous dit autre chose. Il nous dit que la personne est le centre d’un faisceau de relations, et que celles-ci préexistent à la personne. La personne, c’est ce qui existe avant l’individu, qui en est une version appauvrie. L’individu n’est qu’une dérivation moderne, rationalisée, de la personne. Un pas en arrière vers le retour au dualisme corps/âme.

Le « Je » est un « Nous »

L’idée de la personne, la voici : ce n’est pas le « Je » qui construit ses relations. Ce sont les relations qui contruisent le « Je ». Une personne est ainsi une fraction d’un faisceau de relations. Une séquence dans un flux relationnel. Ce n’est pas pour autant un découpage arbitraire. La personne existe réellement. Ce n’est pas une simple commodité de description. Mais une personne n’existe que par rapport aux autres. C’est sans doute le sens de la formule d’Aragon : « On ne meurt pas, puiqu’il y a les autres. » Chez autrui, avec qui nous sommes et avons été en relation, subsiste un peu de nous. Toute vie est, comme dit encore Aragon, un « carnaval narratif », et un carnaval est un mouvement communautaire.

Il y a donc une singularité du Moyen Âge européen. C’est cette invention de la personne – ou cette redécouverte de la personne dans un contexte chrétien. Les XIIe et XIIIe siècles sont ainsi la période la moins dualiste de l’histoire de l’Occident, nous dit Baschet. C’est l’âge d’or de la personne. À cette période de bel équilibre s’oppose la modernité : la conception a-relationnelle de la personne. La modernité, c’est une conception auto-fondée de la personne. Celle-ci n’est plus que le simple individu. La modernité repose ainsi sur « une conception auto-référentielle de la personne », écrit Jérôme Baschet, une conception bien différente de la conception médiévale à laquelle elle succède. On a parlé de naturalisme à propos de cette conception post-médiévale de la personne comme monade isolée. Naturalisme (au sens philosophique) : tout ce qui existe a des causes naturelles. La nature est ainsi découpée en système de causalités. En mécanisme. Par là, elle perd son caractère enchanté. Elle n’est plus le foyer d’énergie que l’Inde védique appelait aditi. C’est le début du désenchantement du monde. À partir des années 1600 (le Discours de la méthode est de 1637 et les Méditations métaphysiques sont de 1641 pour la version latine), et dans un processus qui conduira à la Révolution française, le caractère relationnel de la personne est effacé. Avec lui, disparaît peu à peu la dimension de transmission collective qui s’attachait à la constitution de  la personne.

Pour en finir avec la culpabilité

À terme, c’est la célèbre formule de Rabaut Saint-Étienne qui triomphe : « L’histoire n’est pas notre code » (Considérations sur le Tiers-état).  Pauvre Rabaut ! Sa formule se voulait nuancée, expliquant qu’il ne suffit pas qu’une loi soit ancienne pour qu’elle ait de la valeur, mais elle sera vite interprétée comme légitimant la table rase au nom de la « déesse raison ». On le voit de nos jours : notre code, c’est le refus des héritages historiques, sauf sous le mode de la repentance. Dans ce dernier cas, l’oubli de l’oubli est alors la règle. Oublions tout, sauf nos « crimes ». Hypermnésie doloriste et incapacitante. N’est-ce pas le but recherché ? Ayons honte de l’esclavage, de Vichy, de nos centrales nucléaires, voire de Fabien Roussel et de François Ruffin, trop attachés à la défense du mode de vie des couches populaires et laborieuses ! Et finissons-en avec la « société d’abondance », sauf avec l’abondance migratoire, qui est chose non négociable.

L’individu du monde moderne est alors hypertrophié, dans un mélange de « tout à l’ego » – la « dictature de l’ego » dont parle Mathias Roux dans son livre éponyme –  et de sur-responsabilisation à la Levinas (ce dernier reprenant le propos de Dostoïevski : « Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres. ») Grandiloquence : « L’homme est condamné à inventer l’homme » (Sartre). Hypertrophie du moi « responsable » qui revient à la chose suivante : être responsable de tout, c’est n’être en fin de compte responsable de rien. Qui veut trop étreindre n’étreint rien. « L’homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules », disait Sartre (L’Être et le Néant). Ben voyons… Au final, le chacun pour soi triomphe, accompagné de grands idéaux trop abstraits pour engager à quoi que ce soit. On est pour l’accueil de « réfugiés climatiques » qui n’existent pas, mais on ne fera pas un détour pour amener une botte de poireaux à sa vieille voisine invalide. « Le narcissisme contemporain voudrait penser l’individu comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit », écrit Marcel Gauchet.

À l’opposé de l’individu moderne, le Moyen Âge voyait la personne comme produit des relations de soi avec autrui, et produit du partage d’un horizon commun. La personne, dans cette perspective, n’est jamais le début d’une histoire. Elle en est un moment. « Toute vie humaine commence… au milieu de l’action qui a déjà commencé », note Irène Théry (La distinction de sexe, Odile Jacob, 2007). C’est avec cette conception continuiste de la personne que la modernité a rompu. Elle a instauré une triple séparation dont rend compte Jérôme Baschet : séparation de l’homme avec la nature et le vivant, du corps avec l’âme, de la personne avec ce qui l’a précédé et ce qui l’entoure. Il faut maintenant recoudre ce qui a été décousu. Le Moyen Âge a des choses à nous dire. Aux écoutes !

© Illustration : Valdemar Atterdag brandskattar Visby de Carl Gustaf Hellqvist (1882). Nationalmuseum

Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Champs Flammarion, 410 p., 13 €.

Auteur de nombreux ouvrages, Pierre Le Vigan vient de publier Comprendre les philosophes (Dualpha) et Eparpillé façon puzzle. La politique de Macron contre le peuple et les libertés (Libres).

La Barque d’Or, avec Pierre Le Vigan

http://la-barque-d-or.centerblog.net

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