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L’Homme, les Titans et les dieux : le regard des Grecs sur la nature

Intervention de Rémi Soulié, philosophe et écrivain, lors du colloque "La nature comme socle, pour une écologie à l’endroit" le 19 septembre 2020.

Le symbole, au sens le plus exact et le plus profond – qui devrait être d’ailleurs le seul usité – est une image sensible qui, comme « le dieu qui est à Delphes », nous dit Héraclite, « ne montre ni ne cache » mais « fait signe », et le signe appelle une herméneutique, c’est-à-dire un autre dieu, en l’occurrence, Hermès, pour désigner la réalité intelligible, soit la connaissance métaphysique indiquée. Ainsi, les Titans et les dieux ne relèvent pas de l’ « imagination fantastique » mais de l’ « imagination vraie », de cette réalité intermédiaire entre le sensible et l’intelligible qu’est le mundus imaginalis; autrement dit, les Titans et les dieux sont, participent à l’être et nous font signe.

Les Titans et les dieux… mais aussi la déesse, visage féminin du sacré trop souvent oublié, alors qu’elle est à l’origine de l’une des aurores de la méditation grecque sur le mystère de l’être dans le poème de Parménide : « Et la déesse m’accueillit avec bienveillance… ». La nature, ici, est la déesse Artémis d’Éphèse (nombreux sont ceux qui, des Grecs à Freud en passant par saint Paul, surent combien « Grande est la Diane des Éphésiens »)1.

Les Titans et les dieux : chaos et cosmos

Traditionnellement, les Titans – avec les Géants, les Hécatonchires et les Cyclopes – et les dieux représentent respectivement le chaos et le cosmos, le gouffre béant, l’abîme obscur de Nuit et de Ténèbres d’où surgira Éros ou l’œuf cosmique et l’ordre beau instauré par Zeus avec le juste partage des « zones d’influence » entre ses frères et ses sœurs ; d’un côté, la force élémentaire, de l’autre, la puissance ordonnatrice, étant entendu que si les Titans ont été, pour une part, relégués au Tartare, ils sont toujours susceptibles de ressurgir, les dieux étant chargés du rétablissement d’un ordre qui n’est jamais définitivement assuré, comme en attestent, par exemple, les périples d’Ulysse ou de Jason et des Argonautes.

Les Titans, fils d’Ouranos et de Gaïa, sont en effet plus proches du chaos – en quelque sorte, généalogiquement – que la génération des dieux nés de Cronos et de Rhéa. Ceux qui, parmi les Titans, étaient rebelles à Zeus, ont été vaincus lors de la Titanomachie, comme les Géants l’ont été lors de la Gigantomachie.

Il n’est évidemment pas question d’exposer ici les philosophies de la nature des Grecs, ce à quoi suffirait à peine un volumineux ouvrage, mais quatre approches d’Artémis peuvent être au moins très grossièrement distinguées pour le sujet qui nous préoccupe tant elles contribuent encore à éclairer notre temps ; je me propose de les exposer brièvement dans l’ordre chronologique.

La voie orphique2

Face à « Nature [qui] aime à se cacher » (Héraclite), dont les mystères n’apparaissent pas immédiatement – Physis est mystérieuse, comme la graine enfouie dans le silence et l’obscurité de la terre avant que n’apparaisse l’arbre, la fleur ou la plante au cours du processus de germination et de croissance –, plusieurs attitudes sont donc possibles.

Poète et musicien, Orphée, qui est en symbiose avec elle, charme la nature qui, en retour, lui obéit moins qu’elle ne lui répond. Son action…contemplative s’exerce sur un mode que l’on pourrait dire magique : tout, dans le monde, est animé, c’est-à-dire pourvu d’une âme, et les âmes se répondent, exactement comme l’on répond à un amour. L’univers, en effet, est un vaste organisme – non une mécanique – pourvu d’une âme, l’Âme du monde3 qui l’anime et se diffracte, se répand (c’est d’ailleurs pourquoi les dieux d’Héraclite sont aussi dans la cuisine). Macrocosme et microcosme se répondent ainsi dans le jeu infiniment beau et merveilleux des correspondances, des analogies et des synchronicités.

Dans une gravure de Bertel Thorvaldsen qui figure à la page de dédicace d’un ouvrage d’Alexander von Humboldt adressé à Goethe, Essai sur la géographie des plantes, c’est significativement Apollon qui dévoile Artémis-Isis, la déesse voilée de la Nature, afin d’en admirer les arcanes. Il ne la violente, ni ne la viole, ni ne la force, dans tous les sens du mot, à livrer ses secrets : il en contemple la beauté, la splendeur, voire l’horreur (explosions volcaniques, raz-de-marée, forêts inhospitalières…) d’où naîtra le sentiment du sublime.

Au Moyen Âge, où les philosophes lisent autant le Livre (la Bible) que le Liber mundi (le Livre du monde), Jean Scot Érigène, saint Bonaventure ou sainte Hildegarde de Bingen, par exemple, s’inscriront partiellement dans la voie orphique (il est vrai qu’Orphée sera christianisé au point que d’aucuns verront en lui une figure du Christ4). Il en est de même à la Renaissance avec les néo-platoniciens de Florence, le courant hermétique et alchimique non faustien mais, aussi, à l’âge moderne, avec le romantisme allemand, Jacob Boehme (théorie des signatures) ou Swedenborg, dont l’influence fut considérable au XIXe siècle ou, au XXe siècle, avec C.-G. Jung.

C’est toutefois dans la création artistique, en particulier poétique, que cette approche demeurera naturellement et parfaitement opérative. Qu’il suffise de songer au poème de Baudelaire, Correspondances », vers qui peuvent être lus comme une parfaite reprise d’Héraclite sur le dieu qui ne cache ni ne montre mais signifie : la Nature demeure sacrée, divine. Il en est de même, exemplairement, de Mallarmé, lequel écrit à Verlaine que l’« explication orphique de la terre » est « le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence ».

La voie élémentaire I

Les pré- ou anté-socratiques ouvrent une deuxième voie ou découvrent un deuxième voile d’Artémis : tout en restant, au moins à nos yeux, poétique et magique – Heidegger dit « poétique et pensante » – la nature y apparaît néanmoins plus « physicienne » ou, au sens strict, élémentaire.

Après les dieux d’Homère et d’Hésiode, le « tout » – terme déjà conceptuel et abstrait – semble prendre le relai de la Nature-Artémis : un processus de désanthropomorphisation s’esquisse.

Significativement, Aristote appelle ainsi les présocratiques les « physiologues » ou les « physiciens » : philosophes de la physis en tant qu’éclosion, apparition, phénomène, épiphanie, ils s’engagent à la recherche du « principe » qui la meut : Thalès le verra dans l’eau, Héraclite dans le feu, Anaximène dans l’air et Empédocle dans les quatre éléments réunis, eux-mêmes mus par la sympathie et l’antipathie. Leucippe et Démocrite, quant à eux, le voient dans l’atome insécable et le vide dans lequel il évolue, même s’il ne faut pas comprendre ces derniers dans le sens du matérialisme moderne, les Grecs ayant d’abord en vue une métaphysique et une morale visant, comme plus tard l’épicurisme ou Lucrèce, à délivrer les mortels de l’angoisse de la mort et du jugement des dieux, lesquels appartiennent à une race bien distincte de la nôtre, dont ils ne se soucient pas : les Grecs demeurent des hommes de la theôria, la « contemplation », et ils ne cherchent pas à appliquer leur science, leur savoir, leur connaissance d’un point de vue technique – bien qu’ils aient beaucoup réfléchi à la techné, à l’art.

La voie élémentaire II

Le titanique représente l’élémentaire brut, dont on pourrait dire qu’il n’est capable que d’antipathie – en dépit des apparences puisque celui qui l’incarne excellemment, Prométhée, en qui, selon Friedrich Georg Jünger, « la nature titanesque atteint sa perfection spécifique », vient en aide aux hommes en leur apportant le feu dérobé à Zeus, acte pour lequel il sera puni.

Prométhée est un Titan, fils de Japet. Par son vol-viol, il inaugure une voie possible, celle qui sera bien plus tard suivie par l’Occident, jusqu’à Faust, lequel est un alchimiste qui, comme tel, a lui aussi à voir avec l’élément igné par le feu de l’athanor.

Soulever le voile d’Artémis-Isis, c’est donc aussi, possiblement, la violenter, la violer, voire la torturer. Selon Bacon, éminemment moderne : « Les secrets de la nature se révèlent plutôt sous la torture des expériences que lorsqu’ils suivent leur cours naturel. », – le feu est toujours utile à la petite et à la grande question. Dans le même registre, Descartes, qui veut se rendre maître et possesseur de la nature, dissèque des chiens vivants car ce sont des animaux-machines, des mécaniques dont les hurlements ne relèvent que d’un simple réflexe, non de l’expression de la douleur.

Avec Prométhée, la révolution galiléo-cartésienne est « en germe » : le cosmos cesse d’être un corps vivant doté d’une âme ; il se transforme en mécanique dont les mesures techniques permettent d’évaluer les rouages et d’envisager une maîtrise. C’est un processus que l’on pourrait dire, dans une autre tradition, luciférien (le feu apporte la lumière) – d’où le pacte faustien – la révélation judéo-chrétienne ayant pu elle-même contribuer à accentuer ce mouvement, cette possibilité de la Possibilité universelle (« Emplissez la terre et soumettez-la ».)

Prométhée peut donc être envisagé comme un passeur vers un âge pré-technique et pré-scientifique, au sens moderne du terme. Il est animé, en bon Titan, par la volonté de puissance, l’homme titanique, selon Friedrich Georg Jünger, étant celui en qui déploie « la démesure de la volonté » au point qu’il en devient lui-même l’objet, donc, qu’il en est instrumentalisé et mécanisé (nous y sommes avec le « transhumain » qui n’est pas un dépassement anagogique, par le haut, mais catagogique, par le bas, selon les deux possibilités qui s’offrent à l’homme, respectivement divine et infrahumaine).5

Un petit apologue, si l’on ose dire, édifiant, avant un jugement formulé par Julius Evola dans Révolte contre le monde moderne :

« C’était la plus grande embarcation voguant sur les flots et la plus prestigieuse création de l’homme [l’homme seul, sans les dieux, (s’)auto-créant]. Toutes les sciences et tous les corps de métiers connus [scientisme et technique] de notre civilisation [et pas de notre culture] avaient contribué à sa construction et assuraient sa maintenance [reprise de la science et de la technique, le règne de l’ingénieur]… Insubmersible, indestructible, il transportait le nombre minimum de chaloupes qu’exigeait la loi [la loi des modernes qui, avec rigueur et scrupule, concourt au règne de la quantité et prescrit la méthode infaillible pour faire naufrage]. »

Morgan Robertson Le Naufrage du Titan – dont le titre original est Futility… – écrit 14 ans avant le naufrage du bien nommé Titanic (sa réexpédition dans le Tartare), roman dont je rappelle qu’il « pré-voyait » le même nombre de passagers embarqués, le même nombre de chaloupes, et où le naufrage, comme celui du Titanic, a lieu en avril, après avoir heurté un iceberg…

Julius Evola :

« En accomplissant le destin qui est le sien, toute cette civilisation de titans, de métropoles d’acier et de béton, de masses tentaculaires et sans style, de formules algébriques et de machines emprisonnant les forces de la matière, de dominateurs de cieux et d’océan – toute cette civilisation apparaîtra comme un monde qui vacille sur son orbite et tend à s’en détacher pour s’éloigner puis se perdre définitivement dans un espace où ne brille d’autre lumière que celle, sinistre, née de l’accélération de sa propre chute. »

La voie aristotélicienne

La Physique d’Aristote, dont Heidegger juge qu’il est « le livre de fond de la philosophie occidentale », constitue une autre étape notable : la nature continue d’être dévêtue de ses attributs divins et s’objective. Elle n’est plus le « tout » dont nous faisons partie mais elle est constituée d’un ensemble de parties, d’objets séparés du sujet que nous sommes, lequel les analyse distinctement en instaurant une séparation qui est une distance, même si le finalisme et la pensée de la forme ne font pas d’Aristote un penseur mécaniciste. Le Stagirite, ainsi se met en quête des causes ; il en distingue quatre – matérielle, motrice, formelle et finale – et, tel qu’il sera lu en tout cas par la scolastique chrétienne, contribue à annoncer le règne sans partage des étants fondés sur l’oubli de l’Être. L’onto-théologie commence avec le « Premier moteur » non mû, la Cause incausée, etc.

L’harmonie des contraires

À nouveau, il convient de se garder de tout schématisme : au-delà des différentes approches si superficiellement esquissées ici, il faut garder à l’esprit que, non seulement celles-ci coexistent entre elles mais, plus profondément encore, que leur exposé risque d’obscurcir le fait grec qui nous semble particulièrement précieux, celui de l’harmonie des contraires, en quoi la Grèce a apporté sa pierre à la sophia perennis telle qu’elle se manifeste dans toutes les philosophies non dualistes orientales ou occidentales : Prométhée est l’allié de Zeus dans la titanomachie ; c’est de la titanide Mnémosyne, déesse de la mémoire, que naissent les neuf Muses, donc, des Titans que naissent les chanteurs harmonieux du cosmos ; les hommes eux-mêmes, selon le mythe orphique, recèlent une part titanique puisqu’ils sont nés de la cendre des Titans foudroyés par Zeus et de celle de Dionysos après qu’il eut été dépecé et brûlé par ces derniers – d’où sa double nature, titanique et olympienne (Dionysos est le fils de Zeus et de Perséphone et, au-delà ou, plutôt, en deçà, nous sommes tous des enfants de Gaïa).

C’est ainsi qu’Harmonie naît sous les auspices de Thémis, une Titanide, …une autre déesse mais qui est aussi la même que celle du commencement puisque, dans le poème de Parménide, « les portes des chemins du jour et de la nuit » sont gardées par la Justice.

  1. Je ne dirais rien, dans le cadre de cet article, du passage du grec « Physis » au latin « Natura », traduction dont Heidegger a montré pour d’autres occurrences et en général combien il était non seulement problématique mais, à ses yeux, catastrophique.
  2. J’emprunte cette formule à Pierre Hadot dans Le Voile d’Isis, essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, 2004.
  3. Cf. Le Timée, de Platon.
  4. John Block-Friedman, Orphée au Moyen Âge, Éditions universitaires de Fribourg/Cerf, 1999.
  5. La perspective si originale de Spengler mériterait d’être examinée singulièrement puisqu’il considère la technique à la fois comme une « grandeur et une malédiction » : grandeur en tant qu’élan prométhéen et héroïque de l’âme faustienne occidentale ; malédiction en raison de la dévastation nihiliste de la terre.

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