La relation de mon entretien avec le professeur M., parue dans le dernier numéro d’Éléments (« Vers la fin de l’exceptionnalité historique de la Shoah ? »), suscite une critique de Gilles Carasso. Comme le contenu de ces critiques porte plutôt sur les analyses du professeur M., je lui ai demandé de répondre. Du fond de sa thébaïde, il m’adresse un courrier dont je livre ici la substance.
« La référence tutélaire à Roger Garaudy concernant la thèse de la justification de l’existence de l’État Israël au nom de la Shoah plombe évidemment le propos, d’autant que Gilles Carasso s’empresse de rappeler que Garaudy fut à la fois antisémite et négationniste. C’est un bel exemple de reductio ad hitlerum qui rend mon propos, pourtant prudent et spéculatif, à peu près inaudible. Je m’étais bien gardé de toute référence à cet auteur, qui n’est du reste pas le seul, loin de là, à tenter de mettre en relations le statut exceptionnel reconnu à ce crime en Occident avec le statut non moins exceptionnel de l’État d’Israël, comme on le verra.
Il est tout à fait juste de rappeler que la justification première de la fondation et de la légitimité de l’État d’Israël doit être recherchée dans le fait national, le foyer juif constitué dès la fin du XIXe siècle, et que c’est la reconnaissance de ce fait qui légitime l’existence de cet État. Encore faut-il rappeler que cette justification s’inscrit dans le contexte du fait colonial et que si l’existence d’Israël ne se réduit pas à une simple colonisation, elle reste cependant associée à une conception d’une prise de terre qui semblait, jusque très récemment, caduque. Il n’en reste pas moins qu’à partir des années 70 le génocide des Juifs est devenu un élément central de la réflexion politique et que l’on qualifie ce génocide, par métonymie, de Shoah tout en lui conférant le statut d’un crime contre l’humanité paradigmatique. Je me contentais d’observer ce fait très simple que l’intensification des débats autour de l’État d’Israël en Occident et de la mise en cause de sa légitimité s’articulait en grande partie autour d’une remise en question de l’exceptionnalité de la Shoah. C’est un fait que la provincialisation de l’Europe du cercle de la raison, la montée du Sud global, l’introduction de la problématique décoloniale dans le débat public et, particulièrement, dans l’université, sont des évolutions qui conduisent à se montrer plus sensible à d’autres crimes, tout aussi épouvantables, tandis que, dans le même temps, Israël fait l’objet d’accusations pour crimes contre l’humanité devant les juridictions internationales.
Retour sur un débat brûlant
À aucun moment je ne dis qu’il faut adopter ces thèses ! Je constate simplement leur vertigineuse extensions dans le monde académique notamment et chez certains étudiants (minoritaires cependant) en particulier. Peut-être l’honorable M. Carasso a-t-il pensé que puisque je ne les critiquais pas, c’est que je les approuvais. Il aura alors mal compris que mon propos était d’observer un changement de régime dans le discours ambiant.
Le Monde diplomatique a sorti, ce mois, un excellent cahier de sa revue, Manière de voir, sur l’antisémitisme et ses instrumentalisations (dans lequel, du reste, il cite le numéro en cours de la revue Éléments). On y trouve un article de Idith Zertal, historienne, auteure de La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël (La Découverte, Paris, 2024) qui expose, en mieux documenté que je ne pouvais le faire, et avec plus de références, une partie de la thèse que je tentais d’exposer. Elle rappelle les propos de Moshe Dayan, alors chef d’état-major, en avril 1956, sur la tombe du kibboutznik Roi Rotberg : “Les millions de Juifs exterminés parce qu’ils étaient sans patrie nous contemplent depuis les cendres de l’histoire israélienne et nous exhortent à coloniser une terre pour notre peuple.” Elle rappelle ces propos tenus par Ben Gourion, en 1947, dans un style qui n’est pas sans évoquer les psaumes de David : “Ce ne sont pas nos adversaires politiques (les Britanniques) qui se dresseront devant nous, mais les disciples ainsi que les maîtres de Hitler.” Et pour qui aurait encore un doute sur l’identité des nazis en question, il faut rappeler cet autre propos, tenu en 1951 : “Nous ne voulons pas retourner dans les ghettos […] nous ne voulons pas que les nazis arabes viennent nous massacrer.” Il me semble que ces propos, et beaucoup d’autres, et la politique de l’État d’Israël, permettent de penser que le discours sur la Shoah est bien une manière de légitimer l’existence d’Israël.
Un échange, pas un affrontement
Mon unique propos était de constater la corrélation entre le développement d’une critique de l’exceptionnalité de la Shoah et la remise en question, dans une partie du monde académique, de la légitimité d’Israël, désormais poursuivi pour crimes contre l’humanité. La forme du dialogue mettait à distance cette thèse dans le cadre d’une conversation qui restait ouverte, à la manière du dialogue socratique.
Enfin et pour terminer, je recommande à notre lecteur l’article de Serge Halimi et Pierre Rimbert, dans le même numéro de Manières de voir, sur l’art de la diffamation politique, ou comment ajouter le soupçon d’antisémitisme à l’endroit de la thèse d’un auteur que l’on entend contredire par des arguments. Ajouter des bretelles à sa ceinture, disait Henry Fonda dans le film de Sergio Leone, Il était une fois dans l’Ouest, c’est douter de la qualité de son pantalon. Ajouter l’insinuation à ses arguments, n’est-ce pas douter de la qualité de son argumentation ? »