Le magazine des idées
Jean-Luc Mélenchon

L’Europe et l’Amérique : entretien avec Jean Luc Mélenchon et Gilbert Pérol

L’entretien qu’il a donné à Alain de Benoist dans la revue "Krisis" date d’il y a vingt-cinq ans ! Il s’intitulait « L’Europe et l’Amérique au miroir de Maastricht ». Paru en 1992, en plein cœur de la campagne pour le référendum sur le traité européen, l’entretien croisé entre Jean-Luc Mélenchon, alors sénateur socialiste et le diplomate Gilbert Pérol, que nous publions sur notre site, est toujours disponible sur notre site de vente en ligne . Les deux hommes avaient des positions relativement proches. L’un et l’autre militaient pour une Europe libérée de la domination américaine et avaient affiché leur opposition à la première guerre du Golfe. Pourtant, le premier a défendu le oui et le second le non. Vingt-cinq ans plus tard, les analyses de Jean-Luc Mélenchon ont toutes été infirmées, tandis que celles de Gilbert Pérol s’avèrent prémonitoires. Et il y avait chez le leader de La France insoumise une mystique du « mouvement » en faveur de la construction européenne qui prête à sourire tant elle parait obsolète aujourd’hui, depuis Jean-Luc Mélenchon a reconnu son erreur. Diplomate d’exception, Gilbert Pérol, qui servit aussi bien le général de Gaulle que François Mitterrand, démontre en revanche une clairvoyance hors du commun. Bonne Lecture !

ALAIN DE BENOIST. L’un des aspects les plus remarquables de la campagne du référendum sur le traité de Maastricht a été l’utilisation d’arguments identiques pour justifier des conclusions opposées. Ce fut le cas notamment lorsqu’il s’est agi d’apprécier les conséquences d’une ratification de ce traité sur les relations entre l’Europe et les États-Unis. Les uns affirmaient qu’il fallait voter« non» pour éviter une dissolution de la souveraineté nationale au bénéfice d’une Europe qui serait automatiquement dominée par la puissance américaine, tandis que les autres appelaient au contraire à voter « oui » pour constituer un pôle de puissance européen plus capable de résister à la domination des États-Unis. Si le « non » l’emportait, écrivait ainsi Michel Drancourt, l’Europe deviendrait « une simple zone de libre-échange dont le véritable arbitre serait l’Amérique » (Valeurs actuelles, 14 septembre 1992). Alain Duhamel allait encore plus loin en affirmant : « Le paradoxe est que ce sont en France les gardiens les plus ombrageux de la souveraineté nationale qui, en s’opposant au traité de Maastricht, font involontairement le jeu de Washington et de Tokyo (…) Si l’on considère, non pas les intentions qui les animent mais les effets qu’aurait leur victoire, la gauche américaine, c’est aujourd’hui Jean-Pierre Chevènement. La droite atlantiste, c’est de facto Philippe Seguin». Et de conclure:« Une chose est sûre: le refus du partage volontaire de souveraineté au sein de l’Union européenne mène tout droit au partage involontaire de souveraineté avec les États-Unis et le Japon » (Le Point, 21 juin 1992). A l’inverse, dans Le Figaro (20 août 1992), Roger Garaudy voyait dans le traité de Maastricht la « destruction du rêve européen » et la consécration de la« vassalité d’une Europe américaine», opinion qu’on a également pu voir avancée dans d’autres secteurs de l’échiquier politique.

Vous n’êtes ni l’un ni l’autre spécialement renommés pour un pro-américanisme militant. Au moment de la guerre du Golfe, vous avez d’ailleurs tous les deux pris position contre la participation de la France à cette opération de police internationale. Cependant, Gilbert Pérol, vous vous êtes clairement prononcé contre le traité de Maastricht, alors que vous, Jean-Luc Mélenchon, avez appelé à voter « oui », en accord avec le parti socialiste auquel vous appartenez. Pouvez-vous expliquer votre point de vue au regard des positions, par ailleurs assez proches, que vous avez pu développer dans le passé vis-à-vis des relations entre l’Europe et les États-Unis ?

GILBERT PÉROL : Quand on observe la manière concrète dont se présente la construction européenne au moment de la conclusion du traité de Maastricht, avec en arrière-plan les fantastiques bouleversements qui se sont déroulés récemment à l’Est, trois questions fondamentales se posent. La première est celle de l’unité de l’Europe : allait-on enfin pouvoir réaliser une Europe qui soit une, alors qu’à l’époque du traité de Rome on avait été obligé de faire une Europe amputée de moitié ? Deuxièmement, et c’est tout l’objet de ce débat, allait-on saisir l’occasion de remettre d’aplomb nos relations avec les États-Unis à un moment où, la menace soviétique ayant disparu, la protection du parapluie nucléaire américain ne s’imposait plus ? Enfin, il y avait la question de la dérive technocratique de Bruxelles, qui n’a cessé de construire une Europe bien peu soucieuse des peuples qui la composent. Au moment du traité de Maastricht, une triple opportunité se présentait donc aux Européens: penser l’Europe dans sa totalité, l’affranchir de la domination américaine et construire une Europe des peuples. Les raisons pour lesquelles je me suis opposé à Maastricht tiennent au fait que le traité passe totalement à côté de ces trois chances historiques pour l’Europe.

Sur le problème plus spécifique des relations entre l’Europe et les États-Unis, la première des choses à faire était de le poser correctement. C’est précisément ce que ne fait pas le traité de Maastricht, qui s’en tient au contraire en ce domaine à des schémas aujourd’hui dépassés. Prenons l’exemple de son titre V, sur la défense européenne, sujet que le texte ne fait d’ailleurs que survoler. L’orientation qui y est prise, même si elle reste imprécise, est celle d’un renforcement de l’OTAN sur une base théorique stratégique devenue parfaitement obsolète. Il est précisé que l’objectif, sur le plan militaire, est« de développer l’Union européenne occidentale (UEO) en tant que moyen de renforcer le pilier européen de l’Alliance atlantique », cette dernière restant le « forum essentiel de consultation ». Il s’agit donc en quelque sorte de renforcer la situation existante, alors qu’il aurait fallu saisir cette occasion pour aborder d’un œil totalement neuf le problème de la sécurité et de la défense de l’Europe. Voilà un exemple significatif, parmi d’autres, du ratage de Maastricht. Fondamentalement, l’Europe de Maastricht reste une Europe d’inspiration atlantiste.

JEAN-LUC MÉLENCHON : En vous écoutant, je mesure à quel point les écoles de pensée ont une importance qui nous surplombe, chaque fois que nous avons à analyser des faits nouveaux. Pour ma part, j’ai l’habitude de lire les événements historiques, et le traité de Maastricht en est un, d’une manière dynamique. Autrement dit, je refuse de m’arrêter à ce que les acteurs d’une situation historique donnée prétendent faire ou vouloir faire. J’essaie plutôt de comprendre ce qu’ils sont effectivement en situation de faire et de pointer la trajectoire à laquelle aboutissent leurs décisions. Ceci pour dire d’entrée de jeu que je ne m’arrête pas à la lettre du traité de Maastricht. Sans prétendre qu’elle ne m’importe en aucune façon, ce qui serait excessif, elle compte en tout cas à mes yeux beaucoup moins que ce qu’elle met en mouvement. Or, ce qu’elle met en mouvement, c’est la réali­sation d’une étape décisive vers l’union politique de l’Europe. Le marché unique devenant une réalité à partir de 1993, les questions qui se posent désormais sont celles du pouvoir politique et de la citoyenneté. Dans ce domaine, il est incontestable que le traité de Maastricht nous fait avancer d’un pas. Même si l’on a retiré le mot « fédéral », qui se trouvait dans la rédaction initiale du traité, nous savons maintenant que la logique des compromis porté par l’acte unique, puis par le traité de Maastricht, est celle de la construction d’une Europe fédérale. Ne pas le dire clairement est une mystification à laquelle je me résous d’autant moins qu’étant moi-même fédéraliste, je me félicite de cette orientation.

Cette perception dynamique des événements suscite à son tour diverses questions. Quelle lecture doit-on avoir de l’histoire ? Que peut-on dire du mouvement général de l’humanité ? Je ne reprendrai pas la trop étroite formule de Marx, qui veut que l’histoire ne soit que « l’histoire de la lutte des classes ». Je préfère dire qu’elle est l’histoire d’une socialisation croissante de l’humanité. Autrement dit, les chaos, les rebonds, les tourbillons dont elle nous donne le spectacle sont autant de résultats de la manière dont s’effectue cette socialisation qualitativement et quantitativement toujours croissante, qui induit aujourd’hui une interdépendance économique plus forte, une division du travail à l’échelle internationale, etc. Naturellement, ce processus n’est pas neutre. Il ne se déroule pas comme l’accomplissement d’un destin secret, pas plus qu’il ne réalise un concept d’humanité arrêté à l’avance une fois pour toutes. C’est un procédé concret, contradictoire, riche en conflits de toutes sortes.

Pardonnez-moi ce détour. Il permet de mieux situer le champ de ma réflexion sur le traité de Maastricht, et singulièrement sur ce qu’il laisse entrevoir de la manière dont l’Europe se situera à l’avenir vis-à-vis des États-Unis. N’ayant aucune raison métaphysique d’en vouloir aux Américains en tant que tels, j’examine ici une situation planétaire dans laquelle ils s’imposent comme puissance dominatrice. Je constate en particulier que, depuis la chute du Mur de Berlin, ils ont désormais les moyens de façonner cette nouvelle étape du renforcement de la socialisation de l’humanité en l’ordonnant à leurs besoins et à leurs intérêts, lesquels ne sont nullement les nôtres. C’est donc à leur volonté d’hégémonie qu’il faut s’en prendre. Or, leur domination sur le système économique mondial repose sur un article de foi universel : le dollar a la valeur qu’il prétend avoir. Nous savons tous que ce credo est faux et que le dollar est surévalué. Cela signifie concrètement que, chaque fois qu’un Américain dépense 60 dollars, il acquiert en réalité la valeur de 80 dollars, si bien qu’il faudrait, pour remettre les pendules à l’heure, que chaque fois qu’il dépense 80 dollars, il ait en réalité à en débourser 120. Le dollar est donc bien une monnaie politique. Il est le moyen par lequel les États-Unis parviennent à faire régler par l’ensemble du monde leurs problèmes intérieurs. Or, il est tout à fait clair que l’émergence d’une monnaie unique européenne va produire un effet mécanique antagoniste de cette situation. Cette monnaie européenne sera celle du premier ache­teur, du premier vendeur et du premier producteur du monde. Que nous le voulions ou non, elle confèrera par le fait même à l’Europe une puissance qu’elle n’a pas aujourd’hui. D’autre part, cette monnaie unique, dont le traité de Maastricht prévoit la création à l’issue d’une convergence des politiques économiques des différentes parties constitutives de l’Europe, sera une monnaie saine, alors que l’actuelle situation globale des États-Unis fait à terme du dollar une monnaie très incertaine. En d’autres termes, lorsque la monnaie unique apparaîtra, les États-Unis vont se trouver durement contestés sur ce qui constitue l’outil central de leur puissance : le dollar. Je suis de ceux qui pensent que la déflagration qui ne manquera d’en résulter pourrait aller jusqu’à menacer la stabilité de l’État fédéral américain. Vu la manière dont la société américaine est organisée, il n’est pas sûr en effet qu’elle soit capable d’encaisser le choc d’une contestation du dollar comme seule unité de compte internationale. Si l’on se place dans une logique de rapport de forces, on voit donc très bien comment ce petit pas que représente le traité de Maastricht, et qui paraît modeste, peut aboutir à de très grands résultats. Avant tout, il contribue à l’émergence de l’Europe comme la première puissance mondiale, avec toutes les implications que cela peut avoir en termes de civilisation dans notre confrontation avec les États-Unis. Ces conséquences de la création d’une monnaie européenne unique sont si décisives qu’elles me semblent déjà plaider, à elles seules, en faveur de Maastricht.

GILBERT PÉROL : La création d’une monnaie unique, si elle occupe en effet une place cen­trale dans le traité de Maastricht, n’est pas à mes yeux ce qui compte le plus dans la question des rapports entre l’Europe et les États-Unis. J’observe d’ailleurs, si l’on s’en tient aux réactions officielles rapportées par la presse, que les Américains ne donnent pas l’impression d’attendre en tremblant sa création. Pour une raison fort simple, peut-être, qui est que cette monnaie unique ne sera pas si unique que Maastricht veut le faire croire. Nous savons d’ores et déjà que la livre sterling ne s’y trouvera pas absorbée, et que d’autres monnaies, pour des raisons qui tiennent aux critères mêmes imposés par Maastricht, ne s’y intégreront pas non plus avant longtemps, qu’il s’agisse de la lire, de la peseta, de l’escudo ou du drachme. La monnaie « européenne » sera en fait constituée du franc, du mark, du florin et du franc belge, tandis que les autres monnaies demeureront. Il faut donc nuancer très fortement les conséquences attendues d’une« monnaie unique» qui n’en sera pré­cisément pas une.

En revanche, ce qui me paraît de toute première importance, c’est le contexte économique dans lequel est censée s’élaborer l’Europe de Maastricht. Là encore, le texte du traité est révélateur. Il stipule en effet que « les États membres de la Communauté agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre». Comment, dans un tel contexte, l’Europe pourrait-elle se doter des moyens de protection qui lui permettraient de faire face aux exigences américaines ? Le traité de Maastricht a été fait par des gens dont la philosophie globale se résume à l’évidence par les mots magiques d’« économie de marché». Cette économie de marché constitue pratiquement le seul credo de l’Europe aujourd’hui en préparation. Rien d’étonnant que, dans ce système libre-échangiste, le rôle dominant revienne à celui qui en est l’inventeur. Ce sont donc les États-Unis qui mèneront la danse, et les négociations du GATT ont déjà superbement illustré la façon dont ils comptent exercer leur leadership. En vérité, tout le système libre-échangiste est au service de l’hégémonie américaine dans le monde, et le traité de Maastricht n’est qu’une contribution supplémentaire apportée à ce système. Des pays comme les Pays-Bas ne l’ont d’ailleurs pas caché, et c’est très clairement dans cette optique qu’ils ont appuyé le traité de Maastricht. À mon avis, les préoccupations des Européens devraient se situer dans une tout autre inspiration générale, qui consisterait notamment à privilégier les problèmes de la production par rapport à ceux de la consommation et du marché. Il faut édifier une Europe industrielle, une Europe de la production, et en même temps apporter une réorientation fondamentale à la philo­sophie dont se réclame l’Europe de Maastricht. L’Europe doit avoir le courage de marquer nettement qu’elle ne s’inscrit pas dans la même perspective que les États-Unis, pour la simple raison qu’elle ne saurait être économiquement puissante sans être débarrassée de la domination de Washington.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je ne vois pas du tout pourquoi la formation d’un grand marché unique associant tous les pays d’Europe placerait cette dernière dans une situation de plus grande faiblesse vis-à-vis des États-Unis qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui ! Juger la construction européenne insuffisante est une chose. En déduire que ces insuffisances aggraveront la situation de l’Europe par rapport aux Américains en est une autre. A l’heure actuelle, 60 % des échanges extérieurs de chacun des pays membres de la Communauté s’effectuent avec d’autres pays membres. Le résultat direct de cette situation est un ensemble économique moins extraverti, moins dépendant de l’extérieur que ne le serait chacune de ses parties prise isolément. C’est là un fait essentiel, qui éclaire la manière dont s’organisent les flux économiques au niveau mondial et qu’on ne saurait passer sous silence si l’on veut construire un système d’analyse critique du fonctionnement actuel de l’économie. Permettez-moi par ailleurs de considérer la référence à l’économie de marché comme une tarte à la crème. Quelle est aujourd’hui l’économie qui n’est pas une économie de marché ? Dès qu’il y a marchandises, il y a marché …

ALAIN DE BENOIST. C’est exact, mais il y a des façons très différentes de concevoir le fonctionnement de ce marché et surtout la place qu’il doit occuper dans la société. René Passet distingue de ce point de vue l’ « économie avec marché » d’une « économie de marché » où, de proche en proche, tous les faits sociaux en viennent à devenir redevables d’une analyse en termes de marché. Il y a par ailleurs des économies de marché qui, du fait de leur entière soumission à la loi du marché, peuvent mettre en péril la production.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Ce danger est à mon avis de nature surtout politique, mais vous avez raison de dire que le marché peut être destructeur des capacités de production. J’ajouterai qu’il peut également nuire gravement aux services publics, à la protection sociale, etc. De façon générale, le marché est un dissolvant des instruments du long terme. Mais encore une fois, je ne suis pas un dévot de la lettre du traité de Maastricht. On peut tout écrire dans un traité. Les décisions politiques concrètes viennent ensuite. Il s’agit donc plutôt de dégager les points d’appui que peut fournir ce traité à la dynamique que j’ai évoquée. Or, il se trouve que le traité de Maastricht fait explicitement mention de la nécessité d’une politique industrielle à l’échelle de l’Europe. Pour les Anglo-Saxons, une telle idée est à la limite du« bolchevisme» ! Les Américains, en particulier, ne veulent pas entendre parler de politique indus­trielle, alors qu’ils pratiquent eux-mêmes un protectionnisme notoire. C’est donc un point important, car jusqu’ici les Européens n’ont pas défendu leur système productif industriel à l’échelle internationale comme ils l’ont fait pour leur système productif agricole. Le traité de Maastricht, de ce point de vue, laisse prévoir la mise au point d’une politique communautaire dans le domaine industriel comme il en existe une pour l’agriculture. D’autre part, le capitalisme étant ce qu’il est, le marché unique va produire mécaniquement des systèmes de protection vis-à-vis de l’extérieur, ce dont je me félicite car je me définirais volontiers comme un nationaliste européen. Je ne crois donc pas que l’intégration économique européenne soit une porte ouverte à la domination de l’Europe par les États-Unis. C’est à mon avis exactement l’inverse.

ALAIN DE BENOIST. On pourrait vous faire, à l’un et à l’autre, une objection symétrique inverse. Si la construction de l’Europe envisagée par le traité de Maastricht est si « atlantiste » que vous le dites, Gilbert Pérol, comment se fait-il que les États-Unis la regardent se faire avec autant de méfiance ? Certes, tant l’administration Bush que l’équipe de Bill Clinton s’y sont déclarées favorables. Mais l’opinion qui prévaut chez les observateurs est que cette position officielle ne correspond pas à la réalité. Les États-Unis veulent assurément d’une Europe « forte et stable », qui serait un facteur de stabilité à l’heure du démantèlement de l’ex-empire soviétique, mais ils n’en nourrissent pas moins une vive inquiétude devant l’émergence d’un nouveau bloc de puissance qui transformerait l’allié d’hier en un concurrent doté de moyens mettant en péril leur propre hégémonie. A l’inverse, on pourrait vous demander, Jean-Luc Mélenchon, comment il se fait qu’un projet d’union européenne contenant en germe un danger pour la puissance américaine a pu recevoir, au sein de la classe politique française, l’appui quasi unanime des personnalités les plus réputées pour leur atlantisme ?

GILBERT PÉROL : Je persiste à croire que les Américains ne sont pas très inquiets de ce qui se passe actuellement. Ils sont convaincus, et moi aussi, que Maastricht ne marchera pas. Par conséquent, ils observent toute cette agitation européenne avec un relatif détachement, même s’ils sont bien sur très hostiles à la création d’une véritable puissance européenne qui serait de nature à contester leur statut d’unique supergrand. Ce qui les inquiéterait véritablement, ce serait une Europe qui adopterait vis-à-vis de la Russie un type nouveau de relation et, à la limite, viserait à l’intégrer complè­tement Du point de vue géopolitique, le fait essentiel est que les États-Unis savent pertinemment qu’ils ne peuvent pas rester éternellement le seul supergrand, car le jeu de supergrand est un jeu qui se joue à deux. Ils vont donc tout faire pour maintenir la Russie dans un rôle de supergrand que tout le monde sait être factice, en entretenant avec elle une relation privilégiée dont le seul objet est d’empêcher les Russes de s’intégrer dans un bloc de puissance continental européen. Les États-Unis, en d’autres termes, préfèrent un faux supergrand entretenu en respiration artificielle à un vrai supergrand européen qui serait autrement dangereux pour leurs intérêts. Le drame, c’est que les Européens acceptent depuis deux ou trois ans cette situation surréaliste qui vise à les empêcher de se poser en challenger de Washington. Il faut ici rappeler l’erreur qui a consisté, au travers de la CSCE, à introduire officiellement les Américains dans la conduite des affaires européennes, que ce soit en matière d’économie, de défense ou de géostratégie. Cette erreur n’est pas corrigée, mais aggravée par le traité de Maastricht, et c’est pourquoi les Américains auraient tort de s’inquiéter. La conséquence immédiate de l’écroulement du rideau de fer aurait dû être de faire sortir l’Europe du schéma atlantiste. Cette fantastique occasion a été ratée. Vous avez raison de parler de la force de la dynamique dans les événements historiques. Encore faut-il, pour qu’elle puisse s’exercer, que l’on ait une vision globa­lement claire de la signification des événements, ce qui n’est pas le cas actuellement.

JEAN-LUC MÉLENCHON : La situation idéale aurait certainement consisté pour l’Europe à s’affirmer résolument européenne en exprimant une volonté d’indépendance et de rupture par rapport aux États-Unis. L’inconvénient, c’est que cette idée est surtout séduisante sur le papier. Dans les faits, sa réalisation était impensable compte tenu du passé récent. D’autre part, si les Américains ne paraissent en effet guère s’inquiéter des perspectives ouvertes par le traité de Maastricht, c’est à mon avis tout simplement parce qu’ils ont le plus grand mal à se doter d’une politique qui ne soit pas à courte vue. Leur politique est toujours essentiellement motivée par les impératifs de gestion à court terme de leurs intérêts dans le monde, et c’est pourquoi l’idée diabolisante qui les présente comme capables de tout contrôler et prévoir à échéance de dix ou quinze ans m’apparaît finalement très fantasmatique. Certes, en Europe, ils sont aujourd’hui dans la place et Maastricht, de ce point de vue, ne va pas assez loin. Si le traité de Maastricht avait clairement prévu la formation d’un véritable État fédéral doté d’un pouvoir politique, c’est-à-dire d’une Europe capable de se poser consciemment en acteur de la scène mondiale, on peut gager que les États-Unis se seraient montrés autrement inquiets. Les fédéralistes dont je suis, partisans d’une complète intégration politique européenne, n’ont pas eu le dernier mot et je le regrette. Mais, comme je l’ai déjà dit, ce traité n’est qu’une première étape. On voit bien, dès à présent, que la façon dont les Européens l’interprètent varie sensiblement en fonction de leurs convictions. Certains, comme Sir Leon Brittan, qui s’est illustré sur la question du rachat des compagnies aériennes, se comportent comme des libre-échangistes mondialistes de stricte obédience. D’autres, dont je fais partie, se prononcent pour un libre-échangisme européen qui ne serait nullement exclusif de l’affirmation d’un certain nationalisme européen, pour ne pas dire de protectionnisme européen. Le libre-échangisme n’a donc pas de signification univoque. En fait, ce qui fait le plus cruellement défaut, c’est un pouvoir politique supranational européen capable d’assumer la responsabilité d’une prise de distance progressive avec les Etats-Unis. C’était d’ailleurs le sens de la création du corps d’armée franco-allemand, malgré toutes les gesticulations destinées à faire croire que l’Europe ne voulait nullement se poser en concurrente de Washington en matière de défense.

Quant à savoir pour quelles raisons tout ce que la France peut compter d’atlantistes s’est prononcé en faveur de Maastricht – et pour autant que je sois bien placé pour comprendre les motivations d’un tel secteur d’opinion -, on peut avancer deux hypothèses. Une hypothèse polémique : entre deux maux, ils ont cru choisir le moindre. Une autre, plus charitable : attachés à une « civilisation occidentale » qui implique pour eux des liens solides et permanents avec les États-Unis, ils ont cru que Maastricht pourrait constituer un moyen de défendre cet ensemble civilisationnel. Mais cette hypothèse fait sans doute la part belle à mes adversaires. Je crois plutôt que les règles du jeu sont en train de changer si profondément que la plupart des acteurs n’ont pas encore compris qu’ils étaient en train de décrire le nouveau dans les termes de l’ancien.

ALAIN DE BENOIST. Il est sur que le Mur de Berlin n’est pas encore tombé dans toutes les têtes, et que les hommes politiques sont loin d’avoir tous réalisé la portée des change­ments qui se produisent actuellement. La brusque transformation du paysage européen est en fait appelée, à terme, à modifier tout le jeu mondial. Cependant, même si l’on se place dans la logique du traité de Maastricht, et qu’on le considère comme un « premier pas » vers l’instauration d’un véritable pouvoir politique supranational, on ne voit toujours pas très bien comme celui-ci sera instauré. La progressivité a ses limites, car à un moment donné le « saut » à faire n’est plus question de degré, mais de nature. Sauf circonstances exceptionnelles, comment des gouvernements nationaux que tant de choses continuent à séparer, à commencer par leurs orientations générales, pourraient-ils dans un avenir proche se dépasser eux-mêmes au travers d’une sorte d’Aufhebung européenne ?

GILBERT PÉROL : Personnellement, je me garderai bien de dire qu’un pas a été fait. Je préfère dire qu’il est en train de se faire, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il ne faut pas oublier que si la France a dit« oui » à Maastricht, le traité n’est toujours pas ratifié. Or, son application n’est possible qu’après sa ratification par les Douze. Le « non » du Danemark pose donc un réel problème, et chacun sait aussi avec quelles réticences les Anglais se sont engagés dans la logique de Maastricht, en tentant sans cesse d’obtenir de nouveaux aménagements à leur profit. La France serait bien avisée de profiter de ces circonstances pour exiger à son tour, en fonction de ses intérêts et de ceux de l’Europe, qui se rejoignent à mon sens, une renégociation, au moins sur des mesures interprétatives très précises, ceci afin de ne pas rouvrir la boîte de Pandore et de ne pas compliquer excessivement les choses. Contrairement à Jacques Delors et à notre gouvernement, je tiens que tout est toujours renégociable : c’est l’essence même de la diplomatie. Et tant de points font encore question qu’il me semble indispensable de revoir la copie. En tout état de cause, il est quand même paradoxal que la France soit contrainte, sous prétexte de donner l’exemple, de subir un texte qui à bien des égards ne la satisfait pas (ainsi que l’ont démontré les résultats du référendum), alors que le petit Danemark, parce qu’il a su exprimer une volonté politique précise, est en train d’obtenir un régime cousu main, une sorte de menu à la carte parfaitement conforme à ses intérêts. Pour toutes ces raisons, j’estime que le dossier de Maastricht est encore loin d’être refermé, même si la classe politique française, soucieuse avant tout des prochaines échéances électorales, feint de croire qu’il n’y a plus de problème.

ALAIN DE BENOIST. Vous avez évoqué tout à l’heure une logique continentale qui devrait amener l’Europe de l’Ouest à se rapprocher de la Russie, et peut-être même à l’intégrer. Est-ce une hypothèse réaliste au moment où ce pays se débat dans des difficultés intérieures énormes, tandis que ses anciens satellites se trouvent les uns après les autres saisis de convulsions ? La même question vaut d’ailleurs pour un certain nombre de pays de l’Est européen.

GILBERT PÉROL : Il ne fait pas de doute que l’Europe serait le nouveau supergrand si, comme la logique le voudrait, elle intégrait un jour la Russie. Aujourd’hui, il lui est en fait aussi difficile de l’intégrer que de l’exclure. Question délicate, comme toutes celles pour lesquelles les arguments du pour et du contre s’équilibrent Je comprend qu’on puisse être hostile à l’entrée de la Russie dans l’Europe. Pour ma part, j’y suis favorable pour une raison fort simple : lorsqu’on se trouve à Saint-Pétersbourg ou à Kiev, on se sent indubitablement en Europe. C’est donc pour moi une évidence humaine aussi bien qu’historique que la Russie fait parte intégrante de l’Europe. Par ailleurs, pour la clarté de l’analyse, il faut bien comprendre que l’effondrement du communisme à l’Est éclaire deux phénomènes, qui d’ailleurs se superposent: d’une part la faillite du système soviétique, de l’autre la dislocation du dernier empire colonial du monde. Il est plus que probable que d’ici quelques décennies, les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, tout en conservant des rela­tions de coopération avec Moscou, entreront à nouveau dans la zone d’influence turque dont l’histoire a fait leur mouvance naturelle. Le processus a d’ailleurs com­mencé. Il n’en est pas moins vrai que construire l’Europe sans y inclure la Russie revient à maintenir cette dernière dans un rôle artificiel de supergrand qui fait de l’Europe une zone intermédiaire, un no man’s land politique et diplomatique très conforme aux intérêts américains, mais nullement aux siens propres.

Bien entendu, pour intégrer la Russie, il faut des délais. Pour l’heure, j’observe simplement que Maastricht prétend bâtir un système fédéral ou confédéral sans en définir précisément les frontières. C’est un cas unique dans l’histoire. On aurait été mieux inspiré – c’était le moment – de poser le problème de la définition territoriale de l’Europe, c’est à dire du sens que l’on donne à la construction européenne. Au lieu de cela, on reste dans les procédures, on poursuit l’édification d’un système à la porte duquel on décrète qu’il y aura une file d’attente. L’Europe qui mobilisera les peuples est une Europe politique capable de dire à tous les pays européens, qu’il s’agisse de la Russie, de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, etc. qu’ils ont vocation à se retrouver ensemble. Dire à ces pays qu’ils doivent faire la queue pour appartenir à l’Europe est absurde. Ils sont européens tout autant que nous.

ALAIN DE BENOIST. Dans l’immédiat, à un moment où les négociations du GAIT semblent devoir déboucher sur une guerre commerciale, mais où la CEE ne semble guère décidée à soutenir la France ni même à faire prévaloir une position axée sur la défense prioritaire de ses intérêts spécifiques, pensez-vous que les relations entre l’Europe et les États-Unis sont appelées à devenir plus conflictuelles ?

GILBERT PÉROL : Je les souhaiterais plus banalisées, plus distendues. En un sens, l’élection de Bill Clinton semble aller dans cette direction. Les États-Unis des prochaines années seront plus éloignés de l’Europe, parce que plus recentrés sur leurs problèmes intérieurs, notamment ceux que leur pose d’une dislocation du tissu social déjà bien amorcée. D’un autre côté, en devenant plus lointaine, l’Amérique risque aussi de devenir beaucoup plus dure dans ses négociations avec l’Europe, car elle voudra coûte que coûte réduire ses déficits. L’intransigeance sera la règle, et toute la question est de savoir si les Européens sauront en faire preuve également, non par hostilité systématique, mais dans un souci de clarification de leurs positions.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Une vision dynamique de l’histoire implique de concentrer son attention sur la gestion des transitions, et donc de refuser tout surdéterminisme historique. L’histoire n’est pas comparable à un fleuve qui s’écoulerait nécessairement dans une direction donnée, dont l’homme pourrait seulement ralentir ou accélérer le rythme. Vous avez dit que le dossier de Maastricht n’était pas refermé, ce qui est exact. Mais comment doit-on saisir les turbulences à venir ? Je suis très hostile à une renégociation qui risquerait de rouvrir la porte à des forces que nous sommes au moins parvenus à contenir jusqu’à ce stade. Je pense en particulier aux pressions du lobby atlantiste qui, dans le cadre d’une nouvelle négociation, s’affirmeraient certainement d’une façon beaucoup plus vigoureuse que jusqu’à présent D’autre part, il n’est en effet pas inimaginable que dans un avenir proche les États-Unis soient contraints de perdre un peu de leur superbe impérialiste et d’en revenir à plus d’isolationnisme. Il serait cependant naïf de croire que Bill Clinton, confronté au douloureux problème de son déficit budgétaire, pourra mener une politique consistant en autre chose que la manipulation de la masse monétaire et la réinjection massive de capitaux pour reconstruire son pays. Or, cela ne se fera certainement pas avec un retour du dollar à sa valeur réelle, alors que nous entrons dans une phase de désinflation qui risque d’avoir un effet d’implosion sur l’économie mondiale. En d’autres termes, les États-Unis vont une fois de plus mettre le monde à contribution; En cas de renégociation du traité de Maastricht, il y a donc fort à parier qu’ils ne resteraient pas spectateurs et que les pressions qu’ils exerceraient sur certains pays de la Communauté seraient beaucoup plus grandes.

La vérité est que les partisans de la construction d’un Etat fédéral européen doivent intégrer dès maintenant la logique et les arguments de la puissance. Qui veut une Europe forte ne saurait tolérer que ce qui a déjà été obtenu soit remis en cause. John Major a signé le traité de Maastricht. Il doit l’appliquer. Quant au Danemark, il n’est qu’un grain de sable dont on ne peut accepter qu’il grippe toute la machine ! Quand j’ai fait valoir cet argument au sein de mon parti, on m’a répondu que je n’avais que du« mépris» pour un petit peuple. Or, je ne méprise nullement les Danois. Mais je ne peux faire abstraction du fait que je suis citoyen élu d’une entité politique qui compte 58 millions d’habitants et qui en comptera bientôt 340 millions. Je refuse cette logique qui consiste à accepter que quelques dizaines de milliers d’opposants à Maastricht aient la capacité de défaire un grand projet inté­ressant 340 millions d’âmes. Si les Danois ne veulent pas signer, qu’ils quittent la Communauté I Ils reviendront vite, car ils n’ont pas le choix. C’est ce type de langage qu’il faut savoir tenir par moments. Manifester une volonté européenne, ce n’est pas courir continuellement au-devant des objections pour donner systématiquement raison aux moins européens. C’est toute la construction européenne qui est en jeu, ne l’oubliez pas ! Lorsque vous dites qu’au sein de l’Europe actuelle, la France est toujours le bon élève de la classe, celui qui donne l’exemple et qui, pour cette raison même, se fait toujours avoir, je vous rejoins tout à fait Mais justement, il faut savoir donner l’exemple, et c’est le devoir d’un grand peuple comme le nôtre que de s’y employer. C’est ainsi que le projet final prendra forme, et nous en bénéficierons comme les autres.

Maintenant, que va-t-il se passer pour les pays européens qui n’auront pas réussi leur convergence économique (3 % d’inflation, 60 % de dettes par rapport au PIB, etc.) ? Il faudra bien leur proposer des réponses conformes à la volonté d’adhésion à la dynamique européenne qu’ils auront manifestée. Au risque de vous choquer, je vous dirai que je ne suis nullement hostile à l’idée qu’à l’intérieur d’un ensemble de douze pays désireux de s’associer, il y ait des mécaniques à plusieurs vitesses, à condition que ces mécaniques aillent toutes dans le sens de l’intégration. J’accepte, en d’autres termes, qu’il y ait des noyaux plus stables et plus intégrés, car je pense que, grâce à la dynamique ainsi mise en œuvre, les moins intégrés finiront tant bien que mal par rejoindre le reste de la troupe. Voyez le cas des Anglais. Ils ne voulaient pas entendre parler du Marché commun, et pourtant ils y sont venus. De même, après toutes les réticences que l’on sait, ils ont fini par entrer dans la logique de Maastricht L’orientation globale que prennent les événements va donc bel et bien dans le sens souhaité par les fédéralistes et les partisans de l’intégration. La mise au monde est certes difficile, ponctuée d’arrêts et de reculades, mais les choses avancent Aujourd’hui, la conjoncture peut sembler plus ouverte que jamais, avec une partie de l’Europe qui entend se constituer en un bloc unique pendant qu’une autre partie est secouée par les spasmes de l’émiettement ethnique et de la dislocation.

C’est seulement la volonté politique de faire l’Europe qui pourra trancher.

GILBERT PÉROL : Votre optimisme déconcerte. Tout en professant que l’histoire n’est pas écrite par avance, vous semblez croire qu’il existe une sorte de dynamique naturelle qui nous pousse vers toujours plus d’Europe. Or, s’il est vrai qu’un processus, inauguré par le traité de Rome, nous a ces dernières années engagés cahin-caha vers la formation de l’Europe, je me demande si le traité de Maastricht, en voulant forcer le rythme, n’est pas de nature à interrompre le cours des choses. On sait que, c’est le couple franco-allemand qui a souhaité une telle évolution. En fixant des délais impératifs, François Mitterrand et Helmut Kohl ont voulu mener au pas de charge l’intégration économique européenne, tout en donnant un léger mais significatif changement de cap dans un sens fédéral. Je crains que cette accélération soudaine ne brouille, sinon ne brise, ce qui était en train de se faire. S’agissant en particulier du fameux débat sur la supranationalité, je tiens que Maastricht aura des conséquences graves pour la France. Ce sont d’ailleurs ces conséquences, touchant la supranatio­nalité et la perte de souveraineté, qui ont conduit un aussi grand nombre de Français à voter « non » au référendum.

Le général de Gaulle, Européen par raison (et parce qu’il y voyait comme une « surmultipliée» de la France), mais qui n’était pas atlantiste, était convaincu que la France avait une vocation universelle, c’est-à-dire un rôle politique à jouer dans les parties du monde les plus différentes. En s’intégrant dans l’Europe, la France ne va-t-elle pas devenir sa prisonnière ? Pour une multitude de raisons, la France est un pays qui a besoin de grands horizons : la Méditerranée, l’Afrique, les Caraïbes, l’Amérique latine, l’Asie, bref partout où elle peut délivrer son message. Cette France des grands horizons peut-elle s’accommoder d’une Europe très structurée dans laquelle elle ne serait plus qu’une partie d’un tout? Dans un système européen plus ou moins souple, la question n’a même pas à être posée: la France peut être « européenne » tout en restant fidèle à sa vocation universelle. Mais aujourd’hui, sur la compréhension de ce problème, un gouffre nous sépare de nos partenaires. Maastricht risque donc de contraindre la France à abandonner des pans entiers de sa politique extérieure, en renonçant ainsi à son rayonnement dans le monde. Cela me paraît constituer un sacrifice inacceptable.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Il est évident que nous sommes entrés dans une phase d’accélération des transitions, et même de transitions permanentes. Qui peut nier l’ampleur de cette embardée de l’histoire, alors qu’en quatre ou cinq ans se sont produits autant d’événements majeurs dans tous les domaines? Mais c’est précisément à cause de cette embardée que l’accélération dont vous parlez était indispensable. Sans Maastricht et ses dispositions sur la convergence économique, la dévolution de nouveaux pouvoirs au Conseil de l’Europe, l’affirmation d’un impératif européen de politique industrielle, l’esquisse d’une politique de défense commune, la possibilité donnée aux partenaires sociaux de conclure des accords donnant lieu ensuite à des directives communautaires, la création de formes nouvelles de citoyenneté, nous n’aurions eu qu’un marché unique dominé par cette loi du« tout économie» que vous dénonciez tout à l’heure. L’Europe n’aurait été qu’une zone de libre ­échange plus ou moins homogène, où les forces du marché se seraient déchaînées sans aucune limitation d’aucune sorte. Votre position à cet égard est tout à fait contradictoire. D’un côté, vous affirmez la nécessité d’une souveraineté politique s’imposant aux pures données de l’économie, et de l’autre vous récusez l’Europe politique qui seule peut remédier aux défauts du marché unique issu du traité de Rome dont vous admettez le principe.

La conception d’une Europe formée à partir d’un noyau central attelant progressivement un à un les wagons est-elle dépassée ? Je la trouve au contraire pétrie d’un grand pragmatisme fécond. Ce qui serait en revanche ingérable, ce serait de décréter que tous les pays du continent ont dès maintenant vocation et quasiment l’obligation d’intégrer la CEE. Cette idée folle rejoint l’argument, largement utilisé pendant la campagne du référendum, selon lequel Maastricht aurait sciemment oublié les pays de l’Est et préparerait ainsi l’avènement d’une Europe à deux vitesses. Soyons sérieux. Si nous devions intégrer les pays de l’Est dans les conditions où nous nous sommes intégrés nous-mêmes, nous nous donnerions du même coup carte blanche pour les piller purement et simplement.

ALAIN DE BENOIST. Sans doute parce que le mode d’intégration retenu repose sur une base purement économique …

JEAN-LUC MÉLENCHON : Il n’y a pas d’autre solution. L’alternative de coopération gouvernementale proposée par Jean-Pierre Chevènement n’était pas convaincante. Il est illusoire de croire qu’on peut construire l’Europe par un coup de badigeon appelé «coopération européenne». C’est même la technique la plus invraisemblable qu’on puisse imaginer pour faire face au problème crucial de l’hégémonie américaine. La coopération entre États, l’expérience l’a montré, permet seulement de garantir des intérêts égoïstes. L’exemple de l’automobile est à cet égard fort probant. Lorsqu’il s’agit de défendre l’industrie automobile européenne, seuls les pays producteurs de véhicules parlent d’une seule voix; les autres dénoncent tout accord global comme une intolérable atteinte au libre-échange. Inversement, les mêmes qui seront tombés d’accord à propos de l’automobile se diviseront à propos de tel ou tel autre produit. Les Français, par exemple, qui trouvent intolérables que des voitures japonaises soient fabriquées en Europe, ne sont nullement gênés par le fait qu’on y fabrique aussi des photocopieurs japonais, tout simplement parce qu’ils n’en produisent pas eux-mêmes, ce qui n’est évidemment pas l’opinion des fabricants de photocopieurs européens. De telles situations, si fréquentes aujourd’hui, montrent clairement que la coopération intergouvernementale comme alternative à l’intégration économique est une idées dépassée par le niveau d’interdépendance auquel sont arrivées les économies et par l’implication de chacun des États de la Communauté au sein de l’économie mondiale. Je suis donc partisan d’une intégration progressive des pays de l’Est, au fur et à mesure que leur condition économique le permettra. Ces pays sont aujourd’hui nos alliés. Ils seront demain des membres à part entière. Mais il est nécessaire pour cela qu’ils souscrivent à l’ensemble des conditions qui sont celles de l’Europe : intégration économique, libre circulation des biens et des personnes, construction d’un centre de pouvoir politique générateur d’une citoyenneté européenne.

Cela dit, l’avènement d’un pouvoir politique européen ne se fera pas de façon mécanique ni sur un claquement de doigts. La politique est affaire de subjectivité. Elle renvoie à la perception qu’ont les peuples de leur place dans l’histoire et dans le monde. Le rôle des partis politiques est d’agir sur cette perception, et c’est pour­quoi, au sein de mon parti, je me suis battu pendant des années pour la création d’un parti socialiste transnational. De ce point de vue, le rôle du politique n’est de toute évidence pas apprécié à sa juste mesure. En matière économique, il est communément admis que tout est possible à condition de le vouloir. Mais dès que l’on parle de construction politique, civique ou culturelle, plus rien ne paraît possible. La raison de cette démission est que l’on ne veut pas croire que la volonté politique joue un rôle objectif dans l’histoire. Par ailleurs, avant de parler du rôle universel de la France, il faut d’abord se demander en quoi il consiste. Je ne pense pas que le peuple français soit prédestiné à rayonner sur le monde ou à distribuer ses lumières bienfaisantes par la grâce d’une vocation héritée on ne sait d’où. Je crois en revanche que notre patrie est le lieu où se sont incarnées, à un moment donné de l’histoire, quelques grandes idées qui continuent à se propager dans le siècle. Ces idées ne lui appar­tiennent pas en propre. On en retrouve la trace dans la démocratie grecque comme dans l’histoire de l’Église catholique. Mais c’est un fait que notre pays est le lieu où les idées de nation et de citoyenneté se sont matérialisées pour devenir des concepts universels. N’oublions pas toutefois que ceux qui clament, en 1792 : « Vive la nation ! » ne veulent pas dire : « Gloire à la France ! », mais : « A bas le morcelle­ment féodal, à bas les coutumes qui divisent». S’il est essentiel que chaque homme se sente au sein de la nation en position d’égalité vis-à-vis de ses pairs et soit conscient que vit en lui quelque chose d’universel, le problème se pose donc toujours de savoir où se trouve le centre de décision réel du pouvoir. A l’étape historique où nous sommes, pour nous Français, ce centre de décision réel ne peut être que l’Europe. C’est donc à l’échelle de l’Europe que doivent se bâtir aujourd’hui la nation et la citoyenneté. Le message de la France, c’est de montrer que ces idées qui sont nées chez nous il y a deux siècles doivent maintenant l’emporter dans une aire géographique bien plus vaste que celle qui était la nôtre en 1792.

Le général de Gaulle, dont je ne méconnais pas les efforts, ne pouvait pas aborder la question dans les mêmes termes. Au cours des vingt dernières années, la France a en effet considérablement changé. L’urbanisation a largement contribué à l’indiffé­renciation « ethnique » des Français, à leur socialisation, à l’exaltation en eux de leur singularité comme de leur universalité, toutes conditions qui n’étaient pas réunies il y a un quart de siècle (encore que de Gaulle a lui-même favorisé cette socialisation). Les principes dont la France se réclame sont maintenant intégrés de façon quasi irréversible. Il est normal que pour le général de Gaulle la construction civique européenne, la fondation d’une nouvelle citoyenneté européenne, n’ait pas fait question: il vivait dans un pays qui n’était pas encore tout à fait intégré à lui ­même. Aujourd’hui, je suis convaincu que la création d’un pôle civique européen aura force d’exemplarité sur tous ceux qui refuseront à l’avenir de choisir entre l’autodislocation par émiettement tribal et le joug américain. Sur l’autre rive de la Méditerranée, cette idée a déjà commencé à germer au sein de l’Union du Maghreb arabe, même si les Américains s’efforcent de répandre la zizanie, tantôt en diabolisant la Libye, tantôt en s’appuyant sur le Maroc qui leur est acquis. Le message universel de la France est en voie de réalisation dans la construction d’une nouvelle nation européenne, et ce message se propage dans le monde entier. N’oublions jamais que l’Europe n’est pas seulement un ensemble économique, mais aussi et surtout un ensemble civilisationnel. Sa monnaie, l ‘Ecu, portera demain avec elle les valeurs d’une civilisation et se confrontera au dollar, symbole de la brutalité d’un pays tout juste capable d’offrir au monde les valeurs culturelles de Mac Donald et de Coca-Cola.

GILBERT PÉROL : Vous paraissez quand même oublier qu’il n’existe pas un, mais des peuples européens. On peut bien sur imaginer qu’un jour, tous ces peuples n’en formeront qu’un. Mais ce jour, à supposer qu’il arrive, est extrêmement lointain. En attendant, il faut vivre ! Or, par essence, la citoyenneté est liée à la notion de peuple. Et comme il n’y a pas de peuple européen, la citoyenneté européenne ne peut être qu’une fiction, quelles que soient les bonnes intentions qui animent ses partisans.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Mais quelle définition donnez-vous de la notion de peuple ? Celle que vous évoquez est aux marges de la définition ethnique…

GILBERT PÉROL : Les questions que soulève l’idée de citoyenneté sont piégées. Dès l’instant où l’on introduit dans le discours les termes de peuple, d’ethnie, etc. on est accusé de toutes les horreurs du monde, parce que ces termes sont aujourd’hui des mots de combat. C’est absurde. Il existe un peuple français comme il existe un peuple alle­mand ou italien. La notion de peuple français figure dans notre Constitution, et c’est encore en son nom que la justice est rendue. Il n’est pas moins absurde de dire que l’Europe,« ce sont les droits de l’homme». Une telle définition a certes une valeur politique, mais elle reste une définition abstraite. En outre, elle fait injure aux pays qui respectent les droits de l’homme sans être pour autant européens. La réalité de l’Europe, ce n’est pas un peuple, mais des peuples. Le Parlement de Strasbourg réunit d’ailleurs des députés européens qui sont élus au suffrage universel par leurs peuples respectifs et qui sont chargés de représenter des États nationaux. Le traité de Maastricht feint d’ignorer que les parlements de ces États constituent les véritables lieux de représentation des peuples. Ce n’est pourtant que dans le cadre national que peut s’exprimer la souveraineté. Il n’est donc pas possible de faire abstraction du lien fondamental qui unit les notions de citoyen, de peuple, de souveraineté, sous peine de philosopher sur des généralités.

A propos de la force du message universel de la France, vous avez évoqué l’Afrique du Nord. Bien plus qu’un message diffus à répandre, et ce pour des raisons historiques, économiques et culturelles évidentes, la France se doit d’avoir dans les pays du Maghreb une véritable politique. Je parle de politique, et non pas d’ingérence. Or, même si l’Europe parvient à se doter d’un pouvoir politique, il est à prévoir qu’elle ne pourra pas et ne voudra pas mener dans le Maghreb la politique que devrait y mener la France. Pour le moment, la seule politique, médiocre à souhait, qui s’impose dans cette région du monde est celle des États-Unis, dont l’unique objectif est d’apporter un soutien inconditionnel à l’État d’Israël en rabaissant l’ensemble du monde arabe dans une position subordonnée. Quant à l’Europe, soyons réalistes. Alors qu’elle se montre incapable d’exprimer une volonté politique unitaire sur des problèmes qui surgissent sur son propre territoire, est-il sérieux d’imaginer qu’elle pourrait avoir une politique cohérente au Maghreb, en Afrique ou en Méditerranée ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Il ne m’est jamais venu à l’esprit de contester la réalité ni la diversité des peuples européens. Mais, si. je crois qu’il existe un lien très intime entre la souveraineté et la citoyenneté, je ne pense nullement qu’il y ait un tel lien entre ces deux dernières notions et celle de peuple. Ma vision du pouvoir n’est pas métaphysique, mais instrumentale. La citoyenneté n’a de sens que par rapport à la réalité du centre de décision. Or, comme c’est au niveau européen que réside aujourd’hui l’efficacité véritable de la décision, le seul pouvoir qui ne soit pas une mystification est nécessairement celui qui peut s’exercer à l’échelle de l’Europe. La citoyenneté européenne est la conséquence logique de cette observation. L’émergence d’une telle souveraineté européenne ne signifie pas pour autant que toutes les autres formes d’organisation de la société soient appelées à disparaître. L’existence d’un Parlement européen souverain, devant lequel le gouvernement européen sera res­ponsable, n’entraînera ni la disparition des parlements nationaux, ni celle des régions, des départements ou des communes. C’est précisément tout le sens du merveilleux principe de subsidiarité : pour la part et dans l’aire qui relève de ses compétences, tout pouvoir civique est souverain.

GILBERT PÉROL : Ce principe est déjà appliqué en France entre le niveau national et les niveaux régionaux. Cependant, il ne viendrait à l’idée de personne de dire du département ou de la région qu’ils sont souverains. Vous êtes vous-même fort bien placé pour savoir que c’est à Paris que se trouve le véritable pouvoir souverain. A l’échelle de l’Europe, ce sera exactement la même chose: s’il existe un Parlement européen souverain, les parlements nationaux ne le seront plus.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Permettez ! La région et le département ont tous pouvoirs dans les domaines de compétences qui sont les leurs, et je n’ai pour ma part aucune objection à ce que les choses se passent de la même manière au niveau européen. Un tel mode d’organisation ne me paraît pas porter atteinte à la réalité des peuples. Il interdit certainement, en revanche, que l’on donne de la citoyenneté une définition qui ne peut aboutir qu’à l’exclusion. Mes propres arrière-grands-pères étaient espagnols et italiens, mes grands-pères étaient espagnols, et pourtant vous trouverez difficilement plus jacobin que moi ! Né français, j’adhère par là pleinement à la patrie française comme à l’idée que je me fais de la France. Lorsque je rencontre des jeunes que j’encourage à devenir français, parce qu’ils se réfèrent aux grands principes qui ont fait la France d’aujourd’hui, je ne leur parle ni de leurs parents ni de leurs grands-parents. La constatant en moi-même, je vérifie chaque jour mon adhésion affective à la France sans qu’il me soit nécessaire de produire des raisonnements. Et c’est fort de cette conception de la France que je m’oppose à l’explosion des cultures et des langues régionales, même si ceux qui lui sont favorables ne sont pas nécessairement anti-universalistes et antifrançais.

ALAIN DE BENOIST. Ce qui est étonnant, c’est que vous paraissez vous réclamer de deux logiques généralement regardées comme contradictoires. D’un côté, vous vous affirmez fédéraliste, c’est-à-dire partisan d’un système qui récuse l’État-nation et donne une grande importance à l’autonomie des régions. De l’autre, vous vous dites jacobin et vous concevez visiblement l’Europe comme une projection supérieure de ce même État-nation. Or, les fédéralistes se déclarent habituellement antijacobins, tandis que les jacobins sont antifédéralistes.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Ce sont pour moi des étapes différentes. Je vais d’ailleurs peut-être un peu vite en sous-estimant le temps nécessaire pour passer du stade où nous sommes au fédéralisme, puis du fédéralisme à la nation. J’essaie seulement d’indiquer ce qui me paraît être la bonne direction. Vous serez moins surpris lorsque je vous dirai qu’à l’échelle européenne, je fais mienne cette phrase de Saint-Just que beaucoup me reprochent:« L’obscurantisme parle bas-breton, le fédéralisme parle basque, la raison parle français» ! Je n’ignore pas que, dans l’Europe qui est en train de se faire, il existe des tendances à l’enfermement microculturel, cultivées par ceux qui voudraient faire de l’Europe une mosaïque de microcultures. Pour ma part, je souhaite que ce soit un certain universalisme qui l’emporte. La nation française doit son émergence à l’unification de sa langue, de ses lois, de ses instruments de mesure. Aujourd’hui, je tiens de même que le développement des services publics, des postes et des télécommunications, des chemins de fer, de la télévision, etc. fera plus pour faire naître un sentiment européen d’appartenance commune que d’innombrables déclarations abstraites.

Mais je voudrais revenir sur le Maghreb, car c’est un bon exemple de mise en pratique de nos principes. Je partage l’opinion de Gilbert Pérol sur le fait que la France a un rôle politique important à jouer dans cette région. Du reste, ce ne sont pas des Tchèques, des Polonais et des Croates qui vivent aujourd’hui en France, mais des Algériens, des Marocains et des Tunisiens. Ce seul fait montre que les destinées de la France et du Maghreb sont dans une certaine mesure liées, plus encore maintenant peut-être qu’au temps de la colonisation. Sait-on seulement qu’en Algérie, la langue française est plus pratiquée à l’heure actuelle qu’avant 1962 ? Les faits nous pressent donc d’élaborer une véritable politique extérieure dans cette direction. Là où nous divergeons, c’est lorsque vous prétendez qu’une France intégrée à l’Europe perdrait sa capacité et ses dispositions particulières à fonder une telle politique. C’est une conclusion qui me paraît dénuée de tout fondement.

GILBERT PÉROL : Si l’on se réfère au texte du traité de Maastricht, il est pourtant incontes­table que nous allons vers une situation qui interdira à tout pays membre de la Communauté de posséder sa propre diplomatie. En imposant une information et une concertation« systématiques» sur tous les sujets dits« d’intérêt commun» – à peu de choses près, ils le sont tous -, Maastricht paralyse toute initiative de l’un de ses membres, même si ce dernier est le mieux placé et le plus compétent pour traiter un problème en particulier. Nous savons tous en effet ce que signifie une concertation à douze! Prenons l’exemple du voyage de François Mitterrand à Sarajevo. Si le chef de l’État a pu faire ce déplacement, c’est que nous n’étions pas encore entrés dans la logique de Maastricht. Dans le cas contraire, le président français aurait dû consulter tous ses partenaires et, comme il est à peu près certain que tous les chefs de gouver­nement n’auraient pas été de son avis (ou qu’ils auraient tous souhaité l’accompagner, ce qui n’aurait pas été possible), son voyage n’aurait tout simplement pas eu lieu. Cela montre très bien qu’au niveau européen, une décision de politique extérieure commune se ramènera toujours au plus petit dénominateur commun. Mais il y a plus grave. Chaque fois qu’un sujet sera classé d’intérêt commun et qu’une « action commune » sera décidée, les diplomaties nationales en seront dessaisies. Autrement dit, chaque pays devra s’interdire la moindre initiative et se contenter d’appuyer les décisions communes. Pour parachever le tout, si le Conseil en décide à l’unanimité, une décision pourra être prise à la majorité simple. Cela signifie qu’elle sera appli­quée même si un pays comme la France, par exemple, y est opposé ; ce pays devra se conformer à l’avis de la majorité. Maastricht organise donc la fin d’une diplomatie française indépendante.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Votre objection met en réalité le doigt sur la difficulté que nous avons à trouver un juste équilibre entre notre enthousiasme européen et l’attachement à notre pays. Mais pourquoi penser, pour reprendre votre exemple, que si la France proposait une initiative politique à l’égard du Maghreb, sa voix ne serait pas entendue ? Pourquoi ses partenaires européens refuseraient-ils obligatoirement de la suivre? Pourquoi ne pas estimer qu’en pareil cas, et compte tenu de son expérience, la France emporterait l’accord des onze autres États membres? Il me semble que vous désespérez un peu vite de la capacité de la France à convaincre les autres de la justesse de ses vues. L’Europe va bientôt se trouver dans l’obligation de définir des intérêts communs, une défense commune, une diplomatie commune, bref de bâtir une véritable politique de ses intérêts. La France jouera nécessairement un rôle capital dans l’élaboration de cette politique.

GILBERT PÉROL : Vous vous contredisez. Comment voulez-vous que la France puisse jouer un rôle important dans une Europe où elle n’existera plus en tant que telle ? L’argument, repris notamment par Jean François-Poncet, selon lequel la France pèsera lourd dans l’Europe de demain est absurde. Elle ne pourra peser d’un poids qu’elle n’aura plus. Vous avez parlé de la nécessité de faire une « lecture dyna­mique» de l’histoire, et vous avez eu raison d’insister sur l’extraordinaire complexité du monde dans lequel nous vivons. Mais si l’on avait voulu favoriser une véritable dynamique de l’histoire, et ne pas regarder le monde par le petit bout de la lorgnette, c’est un traité d’une trentaine de pages qu’il aurait fallu rédiger, non un document de 250 pages qui entrave toute espèce de mouvement en voulant légiférer sur toutes choses dans le moindre détail. Vous avez dit aussi qu’il ne fallait pas trop se soucier de la lettre du traité. Fort bien. Mais que se passera-t-il si c’est la lettre que l’on applique, en laissant se poursuivre cette dérive technocratique qui a déjà produit avec l’Acte unique son lot de décisions absurdes et d’aberrations ? Voilà une question à laquelle personne ne répond. Le grand mérite de la campagne du référendum a été de permettre qu’elle soit posée, dans le cadre d’un débat qui fut à la fois vif et de bonne qualité. Le résultat, c’est que le «oui» ne l’a emporté que de justesse, alors que quelques mois plus tôt chacun le présentait comme un résultat acquis. A l’heure de l’application du traité, j’espère bien, moi, qu’il ne s’appliquera pas. Je souhaite que les Français gardent ce débat présent à leur mémoire et qu’ils ne se détournent pas des questions qu’il a permis de poser.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Quiconque souhaite renoncer à une vision dogmatique et totalitaire de la politique ne peut que tenir compte des contradictions de notre époque. Je n’ai pas plus de sympathie que vous pour les bureaucrates et technocrates de tout poil. C’est la raison pour laquelle je reste un ardent défenseur de la création de partis politiques transnationaux au niveau européen, car ils sont les seuls, avec les syndicats, à pouvoir constituer un contre-pouvoir efficace face à une telle dérive. Pour l’heure, du côté des syndicats, la situation est malheureusement calamiteuse. Du côté des partis, elle est encore balbutiante. Cela nous montre que le chemin qui mène à l’instauration d’une véritable vie civique à l’échelle de l’Europe est encore long à parcourir.

Source : Extrait de Krisis n°13-14

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