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Le déclin de l'Occident

L’Europe est-elle condamnée par la mondialisation ?

Avec la mondialisation, la déconnexion puis l'autonomisation du capitalisme financier par rapport à toute base territoriale, il n'y a plus besoin de relais politique interne. Même les connivences au niveau local entre l'élite politique et l'oligarchie financière ne sont plus nécessaires au bon fonctionnement du système.

La blague de l’arroseur-arrosé serait risible, si elle ne nous concernait pas. Le retour du boomerang fait toujours mal pour l’inconscient qui l’a lancé sans savoir comment le rattraper autrement que dans la figure. La globalisation se retourne contre ses initiateurs occidentaux. C’est le constat ironique que faisait Marcel Gauchet dans un récent numéro du Débat 1 : « C’est l’Occident qui a été le moteur de la mondialisation, principalement les États-Unis, mais tout le monde a suivi et l’Union européenne est devenue la meilleure élève de la classe, la zone économique du monde la plus ouverte, plus que les États-Unis, ce que l’on oublie toujours. Or ce capitalisme mondialisé joue maintenant contre la prospérité occidentale. On peut discuter le point à propos des États-Unis. C’est clair, en tout cas, pour l’Europe qui apparaît comme la perdante du jeu ». L’Europe sera-t-elle donc la grande perdante ? À partir du moment où le capitalisme s’internationalise, se financiarise et se virtualise, ce qui est le cas depuis les années quatre-vingt, il est amené à s’émanciper par rapport aux États, aux forces politiques et aux opinions publiques. Son seul cadre spatial devient la planète. Son hubris provient de ce qu’il n’est plus retenu par rien. Il agit suivant sa seule logique.


Le capitalisme est désormais off shore, flexible et nomade

Quelle ironie de voir, depuis le début de la crise en 2007, les vains efforts de Barack Obama ou Nicolas Sarkozy pour tenter de réglementer le fonctionnement de l’industrie financière. « Sarkozy, dit encore Marcel Gauchet, a tenu des propos de matamore sympathique sur la nécessité de ramener les banques à la raison, il a prononcé des paroles vindicatives bien ajustées contre les méfaits d’un certain capitalisme, mais tout le monde a discerné assez vite que ces propos étaient faits pour être entendus et non pour être suivis d’effets ». Rien d’étonnant à cela si l’on veut bien admettre que le président français s’est fait le champion de la banalisation libérale de la France, soutenu par un large consensus des élites et des électeurs.
Avec la mondialisation, la déconnexion puis l’autonomisation du capitalisme financier par rapport à toute base territoriale, il n’y a plus besoin de relais politique interne. Même les connivences au niveau local entre l’élite politique et l’oligarchie financière ne sont plus nécessaires au bon fonctionnement du système. Cette complicité est un résidu du système antérieur, quand le capitalisme ne pouvait échapper au cadre national à partir duquel il se déployait. Cet héritage historique est désormais caduc. Le capitalisme est devenue off-shore, flexible et nomade. Ses bases peuvent aussi bien se trouver à Londres, New York qu’à Francfort, Singapour ou Hong-Kong. Il y aura toujours un État assez envoûté pour accueillir et abriter des sociétés voulant échapper à la volonté réglementaire. C’est d’ailleurs l’argument essentiel pour proscrire toute réglementation qui ne ferait pas l’objet d’un consensus unanime, prorogeant ainsi le statu quo qui permet à la Forme-Capital de se déployer encore et toujours, selon sa logique opportuniste.
Une globalisation qui a commencé sous l’impulsion de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Le dernier livre de Jean-Pierre Chevènement 2 en trace, pour notre pays, le détail des différentes phases. Son intérêt vient de ce que l’auteur en a vécu les étapes de l’intérieur, dans la machine de l’État. L’ancien ministre socialiste les raconte telles qu’il les a vécues et telles qu’elles se sont imposées aux acteurs, comme une implacable mécanique, dès l’instant où François Mitterrand avait choisi de rester fidèle à la construction européenne. Dans une déclaration à La Tribune de Genève le 22 novembre 2007, Danielle Mitterrand défendant l’œuvre de son mari rappelait une de ses conversations aux premières heures de sa présidence : « Je disais à François : puisque tu as le pouvoir, pourquoi tu ne t’en sers pas pour changer le pays ? Il répondait : Je n’ai pas le pouvoir, la France comme le reste du monde est assujettie à une dictature financière qui gère tout ». Cette hyperclasse toujours plus riche quand la grande majorité des habitants du vieux continent voient leur situation se dégrader, est-elle invincible ?
L’Europe agitée en soi comme une marotte à grelots est, nous dit Jean-Pierre Chevènement, une entéléchie. Seule l’Europe européenne, sur le modèle gaullien, c’est à dire indépendante, peut être un projet consistant. Par malheur, aucun de nos partenaires continentaux n’en veut. D’où l’accrochage (inscrit dès le commencement de la construction) toujours plus affirmé aux États-Unis, locomotive essoufflée dont le leadership arrive pourtant à son terme. « La gauche française croyait en 1981, tel Christophe Colomb, découvrir les Indes (le socialisme). Elle a découvert l’Amérique (le néo-libéralisme). Le mirage européen lui a fait perdre de vue le peuple français. Elle n’est guère armée pour comprendre le monde qui vient », conclut Chevènement. Reste une question que l’ancien ancien ministre de la Défense se garde bien de poser. Comment l’économie est-elle parvenue à occuper l’ensemble de notre imaginaire symbolique au point de nous rendre apte à accepter avec fatalité cet état de chose comme un objet « naturel ».


La puissance chinoise, denier avatar de l’Occident

« L’Europe, écrivait Abellio, est fixe dans l’espace, c’est à dire dans la géographie, tandis que l’Occident y est mobile et déplace son épicentre terrestre selon le mouvement des avant-gardes civilisées. Un jour l’Europe sera effacée des cartes, l’Occident vivra toujours. L’Occident est là où la conscience devient majeure, il est le lieu et le moment éternels de la conscience absolue » 3. Se pourrait-il alors que l’Occident campe prochainement à Pékin, nouvelle Terre Promise suffisamment ingénue pour saluer ses bienfaits empoisonnés ? La candeur chinoise consisterait à croire qu’elle saurait la conjuguer avec l’affirmation de son identité et de sa propre puissance.


1 « Face à la crise : Sarkozy et les forces politiques françaises, Marcel Gauchet, Jacques Julliard : un échange », in Le Débat, n°161, septembre-octobre 2010.
2 La France est elle finie, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, Paris 2011.
3 La structure absolue. Essai de phénoménologie génétique, Raymond Abellio,
Gallimard, Paris 1965. Est-il utile de souligner que nous n’interprétons pas la « conscience absolue » de la même manière que l’auteur.

Extrait du numéro éléments 139

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