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L’Europe décadente ? De l’urgence de relire Julien Freund

L’Europe décadente ? De l’urgence de relire Julien Freund

L’éminent Julien Freund est de retour en librairie avec la réédition de La Décadence (Éditions du Cerf). Une décision éditoriale salutaire, non seulement parce que la première édition (1984) devenait introuvable, mais aussi, et même surtout, parce que l’ouvrage n’a en rien perdu de son intérêt. Quarante ans plus tard, en ces temps contrariés et contrariants, la réflexion sur la décadence demeure légitime et même nécessaire. Déjà, en 1980, Julien Freund publiait aux PUF un opuscule d’une grande lucidité intellectuelle : La Fin de la Renaissance. L’Europe est-elle décadente ? Florilèges d’une réflexion toujours actuelle.

Chez Julien Freund, la Renaissance n’est pas seulement le siècle de Colomb ou de Machiavel. Elle est une vaste période s’étirant des grandes découvertes – expression historique désormais politiquement incorrecte, encore une – à la phase de décolonisation post-1945. La fin de la Renaissance, c’est donc la fin d’environ cinq siècles d’expansion et de domination de l’Europe sur le monde. La fin d’une civilisation, la première et la seule à s’être répandue mondialement. La fin de la Renaissance, au sens freundien du terme, c’est l’essoufflement puis le reflux de l’Europe comme civilisation mondiale.

La décadence de l’Europe

Pour Julien Freund, la décadence est un phénomène historique inévitable. Il s’agit, pour reprendre le sous-titre de son ouvrage La Décadence, d’une « catégorie de l’expérience humaine ». Le philosophe rappelle ainsi que « toute grande civilisation a ses Barbares, qu’elle tente de conquérir, avec la volonté plus ou moins ferme de les assimiler jusqu’au moment où elle constate que la relation a été réciproque et qu’elle s’épuise elle-même à ce jeu ». De fait, « sa décadence est déjà inscrite dans son expansion ».

Freund était convaincu, à raison, du déclin actuel de l’Europe. Les Trente Glorieuses qui ont suivi le carnage du second conflit mondial ne font pas illusion chez lui. Il ne manquait pas en effet de fustiger « la torpeur de ce faux confort qui a caractérisé la fin de presque toutes les grandes civilisations ». C’est pourquoi, lucidement et implacablement, il décrivait la décadence comme « le désir de la jouissance immédiate [qui] prend le pas sur la hardiesse de la volonté et de ses tentatives, étant entendu que l’esprit de résistance fait partie des effets de la volonté ». Les Européens, qui ont cessé leur dynamique d’expansion mondiale, sont donc entrés en décadence, se contentant de jouir sans entrave tout en entretenant un conservatisme de façade car, comme le rappelle Freund, une « civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver, comme si la sauvegarde consistait dans le désarroi devant les innovations dont elle a été l’institutrice ». L’Europe décadente, c’est donc l’Europe paralysée, l’Europe renfermée, l’Europe dépassée. L’Europe décadente ne serait-elle pas le pendant en ce début du XXIe siècle de la Chine opiomane du début du XXe siècle ?

L’analyse de Freund demeure d’une redoutable acuité. Le philosophe a su mettre des mots sur les maux qui affligent cette Europe plongée depuis 1918 dans un doute profond vis-à-vis d’elle-même et de son devenir. Si d’aucuns ont parlé de « crise de la civilisation », Freund se montrait plus radical et incisif : « Nous sommes, disait-il, en présence de la fin de la civilisation européenne, telle qu’elle s’est développée dans l’espace qu’elle couvre pratiquement depuis la Renaissance. » La fin d’un monde en somme, celui d’hier pour verser dans l’allusion zweigienne.

Le passé n’est pas un passif

Certains passages de La Fin de la Renaissance sont d’une actualité brûlante, notamment lorsqu’il décrit cette Europe donnant « l’impression qu’elle n’est même plus décidée à se défendre ». Dans un contexte incertain, hier comme aujourd’hui, les Européens doivent-ils « s’unir ou mourir », pour reprendre le titre d’un essai de Gaston Riou publié en 1929 ? Freund se montrait réservé : « L’Europe unie risque de ne s’unir qu’avec ses dépressions, et peut-être même de s’y enfoncer davantage, mais collectivement comme entité unique. » L’Union européenne ne serait-elle qu’un trompe-l’œil, masquant la décadence européenne ? La réserve du philosophe à l’égard de la construction européenne provient de sa certitude selon laquelle le déclin européen est inévitable et inarrêtable puisque que « l’Europe a définitivement renoncé à être ce qu’elle fut historiquement et conceptuellement ».Faire l’Europe ne servirait donc à rien si l’Europe ne veut plus être l’Europe. Voilà un message que les européistes béats feraient bien de méditer. L’Union européenne n’a pas vocation à n’être qu’un marché ouvert, a fortiori si les Européens eux-mêmes n’y font plus la loi. De même, elle ne doit pas devenir une ONG tiers-mondiste aux accents anti-européens.

Derrière le froid constat intellectuel de Julien Freund, une certaine amertume est perceptible, celle de l’Européen soucieux de sa civilisation, mais infortuné témoin de son déclin. Freund s’alarmait en particulier de la mise en accusation de l’Europe et de son passé colonial. La décadence, c’est aussi cela : le reniement des ancêtres et le sentiment de culpabilité.

Halte à la culpabilisation

À l’instar des Anciens, Freund semblait s’incliner devant le destin, le fatum. Parce que Rome était tombé, l’Europe connaîtra un sort identique « non seulement parce qu’elle a atteint son apogée, mais aussi parce que, sous l’influence de valeurs étrangères, elle en vient à se reprocher d’être l’Europe et d’avoir réalisé ce qu’elle a fait ». D’une certaine façon, pour filer la métaphore romaine, les Européens ont renié le mos maiorum (les « mœurs des anciens »).

En ces temps wokisés, la lecture de Freund s’avère d’une formidable perspicacité et d’une étonnante actualité. Le philosophe étrille sur plusieurs pages, dans un style admirablement enlevé, cette culpabilisation des Européens qui ne cesse aujourd’hui de se renforcer, prenant des proportions de plus en plus folles et oppressantes. Julien Freund en était certain : cette culpabilisation est tout autant une cause qu’une conséquence de l’affaiblissement de l’Europe.

En excellent connaisseur de la chose politique, il affirmait ainsi : « La décadence de l’Europe confirme une fois de plus une loi éternelle du comportement politique : malheur au fort qui devient faible ! Il subira la loi de ceux qui lui ont succédé dans la puissance, mais aussi les sarcasmes des autres faibles que jusqu’alors il avait gouvernés. » Que penserait notre vénérable philosophe de la dégradation de nos statues et des soumissions intellectuelles et même physiques de ces Européens mettant genou à terre, le plus souvent de leur plein gré ? Assurément, il ne pourrait que constater que l’Europe est trop souvent « l’accusée qui a bon dos ».

Un « libéral-conservateur insatisfait »

Car Freund, sans nier évidemment les exactions et les dérives du système colonial européen, n’en rappelait pas moins que « ce fut précisément l’une des forces et l’un des mérites de l’esprit européen que d’avoir été capable de prendre assez rapidement conscience de la nécessité de se corriger sans cesse ». Le philosophe vilipendait, déjà, ces bonnes âmes toujours promptes à culpabiliser les Européens et rappelait qu’il est « trop facile quand on se trouve en paysage connu de faire le procès de ceux qui se sont lancés dans l’inconnu, avec toutes les embûches et les aléas d’une telle situation ».Voilà de quoi faire taire ces insupportables jérémiades ethnomasochistes et « indigénistes », ce dernier terme étant d’ailleurs parfaitement incongru puisqu’il n’y a en Europe qu’un seul groupe indigène : les Européens.

Dans cette droite ligne de la déconstruction de la culpabilité coloniale, Freund ne ménage pas non plus ses critiques envers le socialisme, la guerre froide faisant encore rage et le gauchisme culturel français soixante-huitard arrivant à maturité. S’il se montre lucide envers le système capitaliste, le philosophe, qui fut rappelons-le un grand introducteur et spécialiste de Max Weber en France, n’en défend pas moins ses avantages : « La grandeur de l’Europe, explique-t-il, est d’être capitaliste, d’avoir inventé le capitalisme. » S’il fut un « libéral-conservateur insatisfait » (Pierre-André Taguieff), Freund n’en défendait donc pas moins le capitalisme, a fortiori face à un socialisme qu’il jugeait « démagogique », mais surtout responsable d’avoir « contribué pour une part à briser l’élan positif originel de la civilisation européenne ». Dans une France où la domination des intellectuels germanopratins, adorateurs de Mao et Castro, était bien installée, Freund fut comme Raymond Aron, son directeur de thèse, de ces universitaires de droite qui gardèrent la tête haute et l’esprit lucide face au naufrage des intellectuels français. Pour le philosophe, le socialisme participe également du déclin de l’Europe, parce qu’il arme, intellectuellement, les militants tiers-mondistes. Non sans malice Freund rappelle donc que si l’Europe a colonisé nombre de peuples, c’est aussi elle qui leur a donné des clés intellectuelles pour s’émanciper. En cela, aux yeux du penseur, il apparaît doublement malhonnête de vouloir faire le procès de l’Europe.

D’une Renaissance à l’autre ?

Que ces quelques florilèges, qui sont autant de « punchlines » à décocher à l’adversaire, donnent envie de redécouvrir le vaste travail de Julien Freund sur la notion de décadence. S’il en fut un savant théoricien comme son ouvrage La Décadence aujourd’hui réédité aux éditions du Cerf en témoigne, il en fut aussi comme nous le voyons l’ardent défenseur avec La fin de la Renaissance. Les deux ouvrages se complètent et forment à ce jour l’une des meilleures études, sinon la meilleure, sur le sujet. Il faut donc relire Julien Freund. C’est faire œuvre d’hygiène intellectuelle. Puisse l’aura de ce grand philosophe et sociologue continuer à résonner et nous faire raisonner pour longtemps. S’il fut un formidable universitaire, il fut aussi et avant tout un Européen enraciné dans sa Heimat. Il fut si lucide sur les temps difficiles que traversait l’Europe. L’époque actuelle confirme son diagnostic pessimiste d’une Europe décadente. Mais notre Europe ne serait-elle pas plutôt en dormition comme le pensait Dominique Venner ? Julien Freund concluait son essai sur une (d)étonnante lueur d’optimisme, tranchant avec le caractère à ses yeux inéluctable du déclin européen. Les dernières phrases revêtent un caractère sibyllin mais encourageant : « Il subsiste des chances pour l’Europe. Saura-t-elle les saisir ? Mais d’abord il faudrait les discerner selon le vieil esprit de la Renaissance. » En attendant donc le réveil et la renaissance de l’Europe, cultivons les enseignements du maître-philosophe Julien Freund et poursuivons le combat du samurai d’Occident Dominique Venner.

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