Retrouver le sens de l’émerveillement devant le monde. Le sens de la contemplation – un mot dans lequel il y a temple. Ce qui intéresse Soulié c’est la mère-veille. C’est la Beauté qui veille sur nous, et que nous devons veiller et vénérer. Faire et refaire le tour du beau, telle est la tâche. Et c’est tout Un avec la pensée, car la beauté est l’Un, et elle est l’Être. Mais pour redonner sa place à la beauté, il faut entrer dans l’arène. Il faut prendre parti dans la lutte des idées. Il faut se détourner de l’épistémologie de Descartes, lui qui nous dit : le monde, c’est un sujet connaissant et un monde connaissable. Il faut récuser ce dualisme – comme tous les dualismes. Il faut sortir de l’idée desséchante et d’un monde créé par un Dieu extérieur à ce monde, et ayant fait une fois pour toutes le don d’une beauté qui ne peut alors que s’altérer, se dégrader – ce que nous ne voyons que trop. À cela s’oppose ce que Hannah Arendt appelle la natalité, c’est-à-dire la création continue du monde, sa perpétuelle naissance et re-naissance.
L’homme ? Tout, sauf un capital
C’est ce qu’explique Rémi Soulié dans l’un des quelques vingt chapitres de son livre, celui intitulé « Désenchantement ». L’homme-sujet, analysant le monde de l’extérieur, comme le savant fait des expériences cruelles sur une grenouille, arrive vite à s’analyser lui-même. Et à se décortiquer lui-même, avec la même rapport d’extériorité, et avec un risque non mince de schizophrénie. Avec le même rapport manipulatoire aussi, cette fois de soi à soi. Onanisme épistémologique. C’est cela l’ « humanisme » contemporain : réduire l’homme à des mécanismes – stimuli et réactions aux stimuli – et donner à picorer, comme le paysan donne à ses poules, des mots creux tels « droits humains », « conscience universelle », « valeurs de la République » (majuscule s’il vous plaît), « camp de la liberté », et, dernier en date, « prix de la liberté » (Macron va le facturer au peuple)… Humanisme moderne : pour le comprendre, il n’y a qu’à se référer à une formule de Joseph Staline, dont le potentiel comique a été longtemps sous-estimé, formule qui dit : « L’homme est le capital le plus précieux » – ce qui veut dire que l’homme doit être mis en valeur avec autant de souci de rentabilité que le capital, financier ou matériel (les machines).
Descartes croyait à la théorie de l’animal-machine. L’homme étant à l’évidence aussi un animal, même s’il n’est pas que cela, la conséquence s’est vite imposée. C’est « l’homme-machine ». C’était justement le titre d’un ouvrage de La Mettrie, en 1748, même si ce dernier rejetait toute interprétation caricaturale de cette expression. Il faut le savoir : certains « mécanicistes » affichés, à une époque où la technique était peu développée, étaient plus des organicistes que de véritables mécanicistes, partisans de la thèse d’un déterminisme machinal. Il n’en reste pas moins que la vision créationniste du monde, le christianisme rendu possible par le judaïsme, nous a fait sortir du champ magnétique de la magie dans le monde. Lourde perte. En conséquence, la première fonction, politico-religieuse, ou magico-politique, est devenue uniquement politico-juridique. Exit la religion. Sauf quand, dans des parenthèses « lyriques », comme dit Milan Kundera, des totalitarismes ont voulu, trop vite, trop mal, réenchanter le monde par l’exaltation de la deuxième fonction, guerrière. La religion fasciste étudiée par Emilio Gentile. Tentative rendue possible par l’appel d’air lié à la fin du sacré (à la disparition de l’éther, qui est le titre de l’ouvrage de Soulié ? Nous y reviendrons).
Toujours est-il que « la république mystérieuse des elfes, des faunes et des fées », célébrée par Robert Kirk au XVIIIe siècle, nous a chassé de son monde, dans lequel le meilleur côtoyait le dangereux, car les fées de Robert Kirk pouvaient être malfaisantes (notons que, anticipant sur les analyses de Zygmunt Bauman, les fées de Kirk étaient des êtres « semi-liquides ». Il convenait donc de s’en méfier). Nous avons perdu un monde dans lequel le merveilleux pouvait se rencontrer, se vivre, et s’incorporer à notre imaginaire. Le temps du Grand Meaulnes. Il ne nous reste que Mômos, divinité de la raillerie. C’est bien peu et bien court. Face au ricanement désenchanté moderne, visons le réalisme elfique. Rien de grand ne se fait sans grand rêve. Pratiquons le Witz, l’ironie rapide, légère, ni grivoise, ni ricanante, celle de Friedrich Schlegel. Le Gai savoir, en d’autres termes. Une délectation du sacré.
Le cinquième élément
Et l’éther dans tout cela ? L’étymologie veut dire « brûler par le feu ». L’éther, c’est le dieu, et c’est le lieu de la partie la plus haute du ciel. Cette partie s’ajoute aux quatre éléments d’Empédocle : l’eau, la terre, le feu, l’air. « Nous avons distingué cinq espèces de corps, dit de son côté Platon, ce sont le feu et l’eau, l’air comme troisième espèce, la terre comme la quatrième, l’éther enfin comme le cinquième. » (Timée, 981 b-c). Dans l’éther, se situent les daïmons, intermédiaires entre les hommes et les dieux. L’éther, c’est la partie la plus haute du ciel, mais aussi la partie la plus pure, celle où l’air est le plus pur.
Ce cinquième élément serait à l’origine de l’âme, selon Cicéron. Platon explique à nouveau : « Ce qui vient hiérarchiquement après le feu, c’est l’éther. Il sert à l’âme pour façonner des vivants qui ont pour propriété de contenir en majeure partie la substance même de ce corps. » (Épinomis). L’éther, c’est l’élément qui donne vie aux autres. « C’est l’éther qui laisse déposer l’eau, le brouillard et l’air qui s’amassent toujours dans les creux de la terre », dit Socrate dans le Phédon de Platon. L’éther serait, selon le stoïcien Cléanthe (IV-IIIe siècle avant notre ère), le dieu souverain du monde. Pour le dire autrement, l’éther est ce qui donne vie à la terre et à l’eau. C’est le saut vital. C’est aussi le sceau. Pour deviner le lieu de l’éther, sans doute faut-il être quelque peu lunatique, être « un rêveur, à mi-chemin entre le sage et l’insensé », comme dit Rémi Soulié. Se tenir entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Éloge de la lune, oui, mais de la lune attique.