On surprendrait beaucoup de rationalistes contemporains en leur révélant que la réforme des sciences opérée par Descartes dont nous sommes pour une bonne part les héritiers, a pris son origine dans un songe que le philosophe fit le 10 novembre 1619, qui lui révéla la mission qui lui était assignée par Dieu, selon lui. Il attribuait un caractère entièrement surnaturel à ce songe. L’Esprit de Vérité, qu’on peut assimiler à l’Esprit Saint selon la terminologie de la théologie catholique, aurait voulu « lui ouvrir par ce songe le trésor de toutes les sciences ».
Ainsi, l’adjectif « cartésien » qui désigne un esprit qui ne se fie qu’aux sciences, à la rationalité et à tout ce qui est tangible, n’a pas grand sens, au regard de la réalité historique du cartésianisme. Il faudra attendre l’épistémologue Gaston Bachelard pour admettre la part d’irrationnel et surtout d’imagination qui revient aux grandes découvertes scientifiques. Lorsque le prix Nobel de physique Kip Thorne écrit son ouvrage intitulé « trous noirs et distorsions du temps », il fait précéder son exposé théorique d’un cours récit de science fiction sur le modèle des space opéra : « un voyage parmi les trous. »
Est-ce à dire qu’il faudrait substituer à la rigueur du scientifique, aux modélisations mathématiques et aux preuves fournies par l’expérimentation une imagination débridée qui permettrait de soutenir tout et son contraire sous couvert de créativité intellectuelle ? Je ne le crois pas. Ce serait ouvrir la porte à l’absurde et à la prolifération de théories fantaisistes infondées. L’irrationalisme qui règne aujourd’hui en est une manifestation bien plus dommageable, allant des pyramides comme centrales électriques jusqu’à la terre plate qui recrute toujours plus d’adeptes.
Il s’agit seulement pour moi de relever la part d’irrationnel inaliénable qui gît au cœur de l’esprit humain sans lui attribuer le moindre privilège pour autant. L’homme est une totalité dont il ne peut s’abstraire que de manière illusoire. Et Descartes en est une illustration, qui fut l’un des pères du monde moderne, épris de science et de rationalité. L’un des défis de notre siècle consisterait, à mon sens, à réconcilier la raison et l’imagination, les mathématiques et la poésie, l’innovation technique et la création artistique. Voeu pieux, certes ! Mais enfin les grandes réalisations de l’esprit ne sont-elles pas le fruit d’ambitions démesurées ?
Pour une réhabilitation de l’imagination, « la folle du logis »
La littérature, l’imaginaire plus généralement, relèvent d’une nécessité psychique. L’homme, depuis son enfance, a besoin de se raconter des histoires. Philip K. Dick, le célèbre auteur de science fiction, ne voyait-il pas ce besoin irrépressible de raconter des histoires comme un prolongement de sa passion enfantine pour Winnie l’ourson ? L’imagination est un formidable combustible spirituel. Il met ordre et dynamisme dans une existence par trop encline à l’inertie et à la sclérose. S’il est vrai que l’âme est le principe du mouvement comme l’affirmait Platon, l’imagination est le vent qui gonfle les voiles de l’esprit. Mais est-ce suffisant pour étancher la soif de sens qui anime l’homme, cet animal métaphysique par excellence ? On peut aussi mettre l’imaginaire au service de l’absurde et constituer une œuvre sur l’inanité (réelle ou supposée) de la présence de l’homme sur Terre. Lovecraft est le représentant le plus abouti de cette tendance, dont l’horreur cosmique est l’expression parachevée. Lovecraft, d’une certaine manière, fait écho à cette célèbre phrase de Pascal : « le silence éternel des espaces infinis m’effraient. » Sauf qu’à la différence de Pascal, il ne trouvera pas de réconfort dans la foi chrétienne qu’il a répudié depuis l’enfance. Le Cosmos, loin d’être le fruit d’une création divine, se suffit à lui-même, ne trouve sa justification dans aucune instance transcendante. Il fait le pari inverse de Pascal, à l’instar de Schopenhauer dont l’ouvrage majeur Le monde comme volonté et comme représentation, tendra à entériner le non sens de l’existence, l’absence de finalité de l’être dans sa totalité. Cette citation : « La vie de l’homme n’est qu’une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu » exprime avec éloquence ce point de vue et aurait pu tout aussi bien être signée par le reclus de Providence.
Quête de sens contre nihilisme
À rebours de ce point de vue nihiliste, je voudrais exposer l’idée antagoniste selon laquelle, non seulement, l’imagination, mais la philosophie, les sciences, entre autres disciplines, nous font accéder à une dimension hautement porteuse de sens. En somme, nous n’avons pas été jetés sans remède dans le grand flot de la vie. S’il n’est pas certain que le monde soit toujours cohérent, qu’il y a ici ou là des parts d’absurde, de hasard, des trous noirs, un principe d’incertitude irréductible et autres mystères insolubles qui résistent à l’intelligence humaine qui lui livre des assauts acharnés, l’esprit humain n’est pas sans ressource pour autant. Nous vivons une époque de fragmentation de la connaissance , de spécialisation à outrance, et c’est bien normal compte tenu de la complexité des domaines étudiés par les diverses branches du savoir. J’ai lu dernièrement le livre tout récent écrit par Etienne Klein, intitulé cours-circuits. Un livre admirablement écrit qui milite pour une intelligence holistique qui ferait son miel de tout : mathématiques, physique, savoirs techniques et manuels, littérature, poésie et imaginaire. Aurélien Barreau, grand vulgarisateur, dans la lignée de Klein, n’hésite pas à faire se côtoyer Antonin Artaud et Einstein, Derrida, la déconstruction et la physique quantique dans un même mouvement spéculatif. William Blake, quant à lui, soutenait que « l’imagination n’est pas un état, c’est l’existence humaine elle-même. » Alors, plutôt que mettre la science au service de la déconstruction, ne pourrions-nous pas lui faire renouer les fils distendus de l’esprit humain dans une même quête de sens, de la quête du Graal à la découverte du Boson de Higgs ? Gaston Bachelard n’était-il pas l’auteur du « nouvel esprit scientifique » et de « l’air et les songes » ?