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Les rapports complexes entre pouvoir politique et littérature en Russie

Les rapports complexes entre pouvoir politique et littérature en Russie

Dans son essai « La Russie de demain à la lumière de son histoire littéraire », Gilles Cosson étudie les relations qui ont lié les écrivains et les différents régimes qui ont successivement gouverné la Russie. Alors que se tenait les 6, 7 et 8 décembre dernier la dixième édition du salon du livre russe, nous avons souhaité l’interroger.

OLIVIER FRANÇOIS. Soumission au pouvoir de l’État ou contestation radicale, qu’est-ce qui singularise selon vous les rapports entre la littérature et le pouvoir en Russie ?

GILLES COSSON : Je crois qu’il est intéressant d’élargir la question : elle pourrait être :  En quoi la littérature et l’organisation de la société sont-elles interdépendantes ? Comme disait Jean-Paul Sartre « La littérature vous jette dans la bataille ; écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé… ».

Qu’un régime autoritaire entraîne une réaction de défense de l’individu, soucieux de son indépendance intellectuelle est indiscutable. Dans « Ulysse », l’évocation d’une seule journée à Dublin en 1904 suffit à James Joyce pour faire apparaître les effets insupportables de la domination impériale britannique

De la même façon, Maxime Gorki dans les « Bas-Fonds » s’indigne de l’attitude du régime tsariste face à la pauvreté générale des moujiks et Mikhaïl Boulgakov dans « Le Maître et Marguerite » rejette de son côté la nomenklatura, ses bureaucrates et ses profiteurs.

De façon plus spécifique, s’agissant des relations contestataires entre la littérature russe et l’absolutisme tsariste, Christian Mouze (dans « Pouchkine et l’Histoire » ; en attendant Nadeau (site web), du 6 décembre 2016), analyse ainsi l’œuvre de Pouchkine sur le destin de Boris Godounov :

« Dans La Comédie du malheur présent de l’Etat moscovite et du tsar Boris, Pouchkine pose la question de la légitimité des tsars et donc du pouvoir. Elle est simple et renvoie tout aussi bien aux Romanov, Alexandre et Nicolas Ier sous lesquels vécut le poète. Toute prise du pouvoir en Russie tsariste, fût-elle héréditaire a toujours été́ un nœud à dénouer. Le crime encadre le pouvoir, et c’est comme si le peuple bousculé et abimé́ ne demandait qu’à être abusé. La question de Pouchkine est double :  S’il y a le « qui t’a fait roi ? », il y a aussi « qui t’a fait peuple ? » 

Le double mouvement rébellion/soumission qui caractérise le peuple russe est là très bien analysé. Il ne fait pas de doute que les terribles invasions tatares ont marqué une fois pour toutes les régimes successifs d’une cruauté sans états d’âmes et les gouvernements despotiques d’Ivan le terrible à Boris Godounov, d’Alexandre III à Staline ont toujours combattu les tentatives d’autonomie locales par une poigne de fer. À contrario un régime faible comme celui de Boris Eltsine, a déclenché́ de violentes forces centrifuges provoquant un effondrement de l’empire soviétique, ce qui explique la large acceptation actuelle du régime poutinien.

Notons que, tout au long d’un XIXème siècle, l’évolution de la littérature russe a précédé et accompagné le mouvement politique. Tourguenieff et Dostoïevski incarnent bien à leur manière les deux tendances occidentalistes et slavophiles chez les intellectuels. Puis, après la révolution, le monde littéraire s’est dédoublé en une littérature dans et hors les murs, la prudence s’instaurant chez les auteurs « officiels » de l’URSS, le silence ou le samizdat étant le seul moyen de survivre, la critique ne pouvant s’exprimer librement que sous la plume des exilés.

Pouchkine, Dostoïevski au XIXème siècle, Pasternak, Marina Tsvetaïeva et Soljenitsyne au XXème symbolisent parfaitement le courage, l’abnégation et l’amour du peuple russe, à la fois résigné et indomptable devant l’agression extérieure ou le despotisme.

OLIVIER FRANÇOIS. On a parfois qualifié Vladimir Poutine de néo-slavophile. En effet le président russe prétend contester l’Occident, non seulement politiquement mais culturellement, et en appelle à un renouveau des valeurs patriotiques et traditionnelles. Mais pensez-vous que ce néo-slavophilisme est structuré idéologiquement et culturellement ou n’est-il qu’un chauvinisme grand russe flou et superficiel ?

GILLES COSSON : L’attitude de de Poutine a beaucoup évoluée, passant de l’ouverture à l’Occident, perçue comme un facteur de progrès économique, au rejet. Il a eu progressivement le sentiment d’être exclu, en raison de la volonté des États-Unis d’étendre leur influence sur les anciens pays satellites de l’URSS. Poutine a donc durci ses positions et en est venu à une pratique plus autoritaire du pouvoir, avec le projet affirmé de revenir à ce qu’était l’empire russe à l’époque de Staline. Le slavophilisme de Poutine est avant tout rationnel et opportuniste, et mobilise la tradition russe très ancienne de résistance aux idées et aux ambitions occidentales. Le rappel à l’Orthodoxie est un facteur puissant dans ce domaine comme aussi le refus de mœurs occidentales qui choquent de larges parties de la société russe profondément attachées aux valeurs traditionnelles. 

OLIVIER FRANÇOIS. Les années 80 et 90, entre dégel et effondrement de l’URSS, si elles sont considérées par de nombreux Russes comme une décennie géopolitiquement et économiquement catastrophique, furent aussi celles d’un important renouveau culturel et littéraire. Des livres autrefois censurés retrouvaient les rayons des librairies, de jeunes écrivains faisaient entendre leurs voix libres et dissidentes, les débats se multipliaient sans être contrôlés par l’État. Qu’en est-il aujourd’hui dans la Russie de Vladimir Poutine ?

GILLES COSSON : Il est exact que la période Gorbatchev/Eltsine a été marquée par une efflorescence de talents nouveaux et par la parution de textes autrefois interdits, tels  Le docteur Jivago.  Mais les choses vont ensuite changer sous l’influence croissante de l’autoritarisme politique. 

Ces caractéristiques autoritaires affirmées, la littérature ne peut donc plus jouer aujourd’hui un rôle actif en matière politique, à l’exception de quelques contestataires telle Lïoudmila Oulitskaïa recevant en 2011 le prix Simone de Beauvoir dédiée à la liberté des femmes. Mais son engagement politique contre le Kremlin lui vaut d’être menacée, en 2016, par des jeunes militants pro-Poutine. En 2022, elle s’installe à Berlin et elle est classée « agent de l’étranger » par la Russie.

Toute velléité critique étant presque proscrite, le seul espace restant ouvert à ceux qui tiennent à leur sécurité reste donc le champ personnel qui comme à l’époque soviétique, reste le seul refuge des contestataires. Rappelons-nous Pasternak ou Boulgakov avec leurs difficultés d’expression face au pouvoir soviétique. C’est la voie prise par plusieurs écrivains russes dont Victor Pelevine, passant progressivement de la critique de la révolution de 17 à une fiction pure (Le livre sacré du loup garou) où une renarde intelligente se permet des jugements très libres sur les comportements humains d’aujourd’hui.  

L’intime et l’imaginaire sont des refuges pour éviter le conflit avec le pouvoir.  

OLIVIER FRANÇOIS. Vous participez au salon du livre russe organisé par les services culturels de l’ambassade de Russie. Les relations entre l’Europe occidentale et la Russie semblent au point mort depuis le début de la crise Ukrainienne. Comment nos deux pays peuvent-ils les renouer ?

GILLES COSSON : L’intérêt bien compris de la Russie semble bien être de se rapprocher à terme de l’Europe, puissance industrielle de premier plan, qui pourrait affirmer un peu plus à cette occasion son indépendance vis-à-vis des États-Unis. Car la Russie, malgré́ sa taille et sa puissance militaire est un nain économique comparé aux grands pays démocratiques, ce que ne peuvent manquer de constater les intellectuels russes : son PIB annuel équivaut seulement au tiers de celui de l’Allemagne et son PIB par habitant environ au cinquième. La comparaison de la Russie à la Chine manifeste un écart abyssal entre les deux pays, de l’ordre d’un à neuf. Enfin, l’espace russe est immense mais vide, ce qui constitue un danger en soi.

Ces écarts de richesse – contrepartie sans doute d’une innovation limitée -en dehors du domaine militaire – du fait de la passivité́ d’un peuple habitué depuis toujours à une certaine forme de fatalisme – sont écrasants, et les départs récents de populations éduquées affaiblissent encore le pays. Les ressources naturelles possédées par la Russie, qui constituent la part principale de ses exportations, lui permettent de tenir difficilement face aux concurrents et voisins chinois. Or ce peuple à l’intelligence millénaire est animé́ par l’esprit d’entreprise et par des revendications pour le moment cachées, mais très anciennes telles celles liées au bassin de l’Amour conquis par les Russes au terme du traité de Pékin en 1860. La Chine attend son heure pour retrouver ses territoires perdus lors des « traités inégaux » du XIXe siècle. Et la Russie d’aujourd’hui, misant avant tout sur ses richesses naturelles et la force de son domaine militaire, nucléaire compris n’a pas su développer les moyens « d’inventer » le monde qui s’annonce et dont une évolution ultra-rapide est la marque. Cela devrait conduire nolens volens à une inévitable modification du régime, se rapprochant de l’Europe et en revenant à un minimum de liberté de pensée indispensable pour maintenir son indépendance et son rang. Mais cela ne saurait signifier pour autant une inféodation aux États-Unis qui ne semblent pas comprendre ou ne pas vouloir comprendre la spécificité de l’âme russe telle qu’admirablement analysée par Soljenitsyne lors de son discours à Harvard en 1978. Car ainsi que l’écrivait le poète Fiodor Tioutchev au début du XIXème siècle et ce sera le terme de cette analyse :

« On ne comprend pas la Russie avec la raison ;

  On ne la mesure pas avec le mètre commun.

  Elle a pour soi seule un mètre à sa taille … »

Rendons à la Russie l’hommage que mérite sa littérature et les sacrifices qu’elle a fait pour nous lors de tant de guerres partagées!

Gilles Cosson, La Russie de demain, à la lumière de son histoire littéraire, Paris, Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2024.

https://www.russkayaliteratura.fr

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