Le magazine des idées
Patrice Jean

Les militants vont-ils tuer la littérature ?

Au secours Kafka, ils sont devenus fous ! Sous les assauts combinés de la sociologie, du nombrilisme psychologisant et de la fièvre épuratrice des militants de tous poils, la littérature contemporaine est au bord de l'abîme. Peut-on encore éviter sa chute définitive ? Patrice Jean nous donne sa réponse.

Patrice Jean fait partie des grands romanciers de notre époque. Après la publication de neuf romans, il a choisi de mettre au clair dans un essai fouillé certaines de ses thèses abordées dans son œuvre romanesque. La littérature est attaquée de toute part (la prétention des sciences sociales, la bêtise militante, le rejet de la fiction et de l’imagination au profit d’autres formes) ; dans Kafka au candy-shop, l’auteur réhabilite une certaine conception de la littérature et lui redonne une place qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

En juin dernier, sur le plateau de la Grande Librairie de France 5, Faïza Guène (auteur médiocre de romans insignifiants) cherchait à baygoniser Gregor Samsa, le personnage de la Métamorphose de Kafka, qualifiant de « malaisant ce type qui a la flemme de se lever ». Tout le drame de la littérature contemporaine est concentré dans cette séquence méprisante : des écrivains négligeables qui rabaissent, moquent et vident de sa substance la littérature.

Patrice Jean, boussole indispensable dans le naufrage de la littérature, a accepté de répondre à quelques questions pour la rédaction d’Eléments :

ÉLÉMENTS : Comment aviez-vous réagi à cette scène grotesque (dont est issu le titre de votre essai) survenue dans l’émission la Grande librairie ?

PATRICE JEAN : Je ne l’ai vue qu’après avoir donné le titre du livre à mon essai ! Je vous explique. Le titre que j’avais choisi était La Littérature contre la politique), mais Léo Scheer le trouvait trop abstrait, pour ne pas dire trop « plat ». J’en proposai d’autres qui furent, à leur tour, recalés. J’en discutai un jour avec Bruno Lafourcade, lequel, avant de s’envoler pour les Pays Baltes, me proposa quelques titres, dont Kafka au candy-shop. Je finis par proposer ce titre à Éric Naulleau et Léo Scheer. Sans grand succès. Pourtant, ce titre finit par être retenu. Je regardai bien plus tard l’émission de la Grande Librairie et je compris, à ce moment-là, d’où Lafourcade avait trouvé ce titre. Si l’on a le droit, bien sûr, de ne pas aimer Kafka, tout écrivain doit être conscient de l’importance de Kafka et, s’il n’en est pas conscient, c’est qu’il ne comprend rien de l’art qu’il prétend maîtriser. Dans cette émission, ce qui était choquant, ce n’est pas la critique de Kafka, d’Albert Cohen ou de Stendhal, mais le ton désinvolte et méprisant avec lequel des romanciers parlaient de ces grands écrivains. Je me suis dit : « Ne s’en rendent-ils pas compte qu’ils courent le risque d’être comparés à Cohen ou Kafka ? Et que cette comparaison ne sera pas à leur avantage ? »

ÉLÉMENTS : Vous défendez une perception littéraire du monde, « un mode littéraire d’exister », en opposition à une vision du monde scientifique (question abordée notamment dans l’Homme surnuméraire). Pouvez-vous nous en dire plus sur cette lutte à mort entre ces deux visions, la minoration de l’importance de la littérature face à la domination des sciences sociales ?

PATRICE JEAN : La science est, par essence, du côté de la répétition, du collectif. Or l’individu est une singularité. Réduire les hommes à n’être que les reflets de lois sociales me semble une erreur et une faute. D’abord, une erreur, car le collectif, d’une certaine manière, n’existe pas : il n’y a que la vie qui s’éprouve à travers des individus. Un groupe, quel qu’il soit, n’est qu’une addition d’individus ; en soi, le groupe n’existe que dans la conscience de chacun des individus qui le composent. C’est aussi une faute morale au sens où l’individu perd de son importance, ses faits et gestes ne lui appartiennent plus, il se transforme en « objet », en cobaye. Je reste un humaniste pour qui l’homme est le créateur non seulement des valeurs mais du monde lui-même (sans hommes, le monde n’existe pas). La littérature (et l’art en général) est du côté de l’individu, en ce sens, la littérature, comme dirait Sartre, est un humanisme.

ÉLÉMENTS : Dans votre essai, vous vous opposez au tout-politique et fustigez le militantisme. Jugez-vous que les visions militantes et politiques prennent de plus en plus de place dans le monde littéraire ?

PATRICE JEAN : Je reproche aux libraires, aux critiques, aux lecteurs, de juger un livre selon les engagements politiques d’un écrivain. Qu’un lecteur n’aime pas les idées d’un romancier et qu’il les lui reproche, je ne vois rien là à redire. En revanche, que ce lecteur dise que le roman est littérairement mauvais au motif que les idées politiques lui déplaisent, voilà ce qui me révolte. Il y a un autre point : aujourd’hui, le champ culturel est dominé par le progressisme. Si l’on considère qu’un écrivain doit prendre des risques et contester son époque, alors, l’écrivain progressiste est dans une position difficile. Pour s’en sortir, il prétend qu’il vit sous la domination de la droite et qu’il lutte contre le retour de la peste brune. D’accord, ai-je envie de lui répondre, mais en attendant, tout le monde t’applaudit et tu ne cours aucun risque. Il me semble qu’il faut rappeler cette contradiction. Enfin, et ce sera mon dernier point, un roman est une enquête existentielle qui transcende les prises de position politique, c’est pourquoi, par exemple, on peut aimer Steinbeck ou Céline, un romancier de gauche et un romancier de droite (car ils sont, par leur art, au-delà de la politique, tout en étant, secondairement, politiques).

ÉLÉMENTS : Vous évoquez les pétitionnaires et indignés professionnels leveurs de boucliers ; c’est d’actualité avec la pétition qui a réunie des artistes et personnes issues de la culture (essentiellement des poètes autoproclamés que personne ne lit) contre la nomination de Sylvain Tesson en tant que parrain du Printemps des poètes. Le réel vous donne raison, démontrant, s’il le fallait, la domination d’un certain progressisme dans la littérature.

PATRICE JEAN : Le progressisme domine totalement la littérature. Toutes les consciences sont hypnotisées par l’idée du bien, par le souhait de soulager la vie des hommes, par les catastrophes qui menacent l’humanité. Du moins, c’est ce que disent ces consciences. Je suis persuadé que le jour où il sera bien vu d’être du côté de la réaction, tout le monde, comme un seul homme, deviendra réactionnaire (si jamais un tel jour arrivait, ce dont je doute). En réalité, ce que révèle cette addiction au « Bien » est l’impossibilité, pour ces écrivains, de résister à l’air du temps. Je suppose que la plupart de ceux qui ont signé contre Sylvain Tesson ne l’avaient pas lu. Peu leur importait, ils avaient envie de jeter une pierre sur l’écrivain. Ils se croient le Bien, alors qu’ils sont le Mal. Je pense écrire, un jour, un roman sur ce phénomène. Le dernier roman de Vassili Grossman (Tout passe) a cependant décrit, avec beaucoup d’émotion, les liens démoniaques entre le bien et le mal.

ÉLÉMENTS : La littérature est méprisée, attaquée – même dans des émissions télévisées prétendument littéraires – par la prétention de la sociologie à déterminer ce qui est, par l’abandon de la fiction romanesque au profit d’autres formes, comment inverser la tendance ? Quelle vision à long terme avez-vous de la littérature ?

PATRICE JEAN : Attaquer la littérature, c’est attaquer l’humanisme. Tant que l’homme n’aura pas abdiqué, la littérature existera. Il est possible qu’un jour la vie intérieure n’intéresse plus personne. On se contentera des plaisirs des sens, et d’une vie, en somme, animale et végétative. Une vie où des milliards de clones joueront toute la journée, écouteront de la musique de divertissement et baiseront entre deux repas. Alors, qu’on puisse s’interroger sur le sens de la vie déclenchera les rires de cette humanité hilare. Néanmoins, je pense que notre condition est si difficile, et tellement atroce, que le besoin de méditer et d’exprimer l’angoisse de vivre ne disparaîtra pas. En ce sens, je ne désespère pas du désespoir, donc de la littérature et de l’art.

© Photo : Benjamin de Diesbach

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