« Je ne craignais pas de regarder des choses horribles, mais j’étais épouvanté à l’idée de ne RIEN voir. » disait Edgar Poe. Eh bien, dans mon cas, c’est chose faite. Arte a diffusé un documentaire, le 22 novembre dernier, consacré à Edgar Allan Poe, l’illustre écrivain américain, maître de l’horreur et du fantastique, intitulé : « Edgar Allan Poe, écrivain de l’étrange et icône Pop. » Edgar Poe fut l’objet de relectures diverses et variées, la plus connue étant celle de Baudelaire, qui, par anti-américanisme, l’annexa au domaine français. Un contre-sens, malgré la beauté de la traduction forgée par le poète des Fleurs du Mal. Contre-sens, puisque l’auteur du Corbeau réclamait pour sa nation une déclaration d’indépendance littéraire, en sus de l’indépendance politique, proclamée en 1776. Dans le cas du documentaire auquel nous dédions cette petite analyse, la relecture est tout autre, et d’une autre facture, malgré les qualités techniques indéniables de la réalisation. Arte, après Mallarmé, a composé là un « tombeau pour Edgar Poe », avec d’autres intentions.
M’est revenu à l’esprit ce texte de Maurras sur Dante : « Il ne rêve que d’une perfection intellectuelle d’équité et de courtoisie, de paix et d’amour ; ainsi l’exige la politesse de son esprit, mais son cœur, hérissé de nobles scrupules, ouvert aux belles voluptés, respire une âpre haine dès qu’on fait offense à ses dieux. » Poe est pour moi un de ces dieux, figurant dans le panthéon onirique de mon esprit. Poe, s’il ne peut être annexé, est tout de même une passion française. Baudelaire, Mallarmé, Claudel, Barbey d’Aurevilly, Valéry se sont réclamés de lui, le traduisant, le commentant, le pastichant. Bachelard l’a abondamment commenté. Baudelaire reconnaît sa dette : « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner». Bref, il existe déjà une littérature très abondante qui porte sur l’écrivain américain. Je ne vais pas m’appesantir là-dessus. Je me bornerai à évoquer ces relectures idéologiques que l’époque fournit avec une sorte de fringale démoniaque et dont Arte s’est fait le relais.
Il suffit d’attendre 1min42 pour comprendre que le documentaire sera une énième occasion pour distiller une propagande politique, bien étrangère à ce génie de la littérature. La caméra nous montre le drapeau honni des sudistes et la voix off commente : « Poe est un écrivain de l’épouvante qui fascine les américains. Nous partons sur ses traces, dans un pays profondément divisé, rongé par la peu de l’immigration, de l’avenir et du déclin. » Une telle impatience pour évoquer la « peur de l’immigration » dans un documentaire portant sur l’un des plus grands poètes que la terre ait porté, c’est caractéristique de notre temps.
Le procès des bourgeois blancs et bigots
La voix off nous rappelle que le poète est né à Richmond, la capitale de la Virginie, dont une partie a été détruite lors de la guerre de sécession. C’est l’occasion d’une offensive : « John et Frances Allan [les parents adoptifs du poète] fréquentent cette église, construite l’année où ils recueillent Edgar en 1814 . Aujourd’hui, une plaque indique la place qu’ils occupaient. La bonne société de Richmond qui s’y rassemble tous les dimanches est composée de bourgeois blancs et bigots insensibles aux drames de l’esclavage qui se déroulent sous leurs yeux. » Dans un documentaire qui porte sur l’un des plus grands seigneurs de l’esprit, poète gothique et conteur horrifique, il était urgent – ceci intervient à la treizième minute du documentaire – d’intenter le procès des « bourgeois blancs et bigots ». Un hors-sujet pur et simple mais indispensable quand on veut instiller l’idéologie gauchiste dans les moindres recoins de la culture.
Un des intervenants, Scott Peeples, biographe de Poe de son état, déclare : « Poe a grandi à Richmond à l’âge d’or de la traite des esclaves, donc il a certainement [c’est nous qui soulignons] été témoin des mauvais traitements infligés à ces personnes. La violence ordinaire et institutionnelle de l’esclavagisme a pénétré dans sa conscience et elle s’est exprimée plus tard dans les nombreuses histoires de meurtres et de mauvais traitements dont il a fait le récit. »
Voilà, Poe revisité à l’ère du wokisme, se serait fait l’écho du racisme systémique en écrivant ses contes horrifiques. Poe, finalement, c’est un militant des droits civiques, c’est bien connu. Sur quels textes s’appuie cette interprétation ? Aucun, et alors, c’est un détail ! Entre asséner un discours idéologique vague fait d’insinuations et de supputations et fournir des éléments de preuve, il faut choisir…
Nous ne savons pas grand-chose de ce que pensait Poe de l’esclavage, ce qui est certain, c’est que sa vision du monde ne corroborait pas l’égalitarisme. Si Arte ne peut s’empêcher de mentionner – cracher sur – les « bourgeois blancs et bigots » dans un documentaire sur ce maître du fantastique, l’impasse est faite sur la critique radicale que Poe a élevée contre la démocratie, l’égalitarisme et l’universalisme. Citons le sieur Poe qui écrit dans Le colloque entre Monos et Una : « Entre autres idées bizarres, celle de l’égalité universelle avait gagné du terrain ; et, à la face de l’Analogie et de Dieu, — en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, — des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. »
Et toujours l’ombre du racisme…
Mais, malgré cette source d’inspiration – les horreurs de la société sudiste et esclavagiste – qui lui est prêtée, le discours s’inverse au cours du documentaire. À partir de la vingt-et-unième minute, Poe est dépeint comme un raciste. La voix du narrateur énonce : « Le racisme omniprésent déteint sur le jeune poète. » S’ensuit le jugement expéditif de l’intervenante Kelly Roos, professeur de littérature : « Poe avait très peur des noirs. Ce qui est fascinant chez lui c’est qu’il nous aide à voir ce que les blancs pensaient à l’époque. » Et ce jugement est suivi d’une lecture du Scarabée d’or, qui n’est pas un bijou d’herméneutique, tant s’en faut, mais plutôt une charge mesquine à des fins de propagande. Je croyais, candide, que ce qui était fascinant chez Poe c’était son œuvre. J’ai dû me tromper.
Malgré la qualité technique du documentaire, des passages passionnants, notamment sur les enterrés vivants au XIXè siècle, l’original du célèbre portrait du poète dévoilé, un daguerréotype intitulé « Ultima Thulé ou l’Île des confins » que la traductrice prononce Thule, sans accent, le documentaire passe à côté de la figure authentique de Poe. En effet, Poe était formel : la poésie morale, utilitaire, didactique, est un contre-sens. Ce documentaire sur Poe est donc un contre-sens.
La source de l’horreur est d’un autre ordre. On a parlé du « génie panique de Poe ». Expression très juste puisque le poète répond à une angoisse métaphysique, existentielle, irréductible à toute autre considération, d’ordre social ou politique. Comme l’écrit Lovecraft, l’un de ses plus illustres continuateurs : « L’émotion la plus ancienne et la plus forte chez l’homme est la peur et la peur la plus ancienne et la plus forte est la peur de l’inconnu. » Et l’inconnu, ce n’est pas toujours Big Other…